Je suis entré au SAMU social en 2002 en tant qu’éducateur vacataire. J’intervenais dans les maraudes avec un chauffeur, un infirmier et parfois un bénévole. Parallèlement, j’avais repris des études d’anthropologie et j’avais besoin d’un terrain de recherche. Je ne suis donc pas allé le chercher très loin. Ma représentation des sans-abri était alors assez caricaturale et je n’ai cessé ensuite de la déconstruire, tout au long de mes recherches. Je pensais, comme beaucoup de gens, que les sans-abri formaient un groupe homogène avec une culture spécifique. Ils m’apparaissaient un peu comme des « sauvages locaux ». Je me rappelle aussi les formules utilisées par le SAMU social à l’époque : « ceux qui ne demandent plus rien », « les exclus des exclus »… On laissait ainsi entendre que le groupe des sans-abri était à côté des normes, à l’écart de la société, alors qu’ils sont en réalité en plein milieu.
Pas du tout, et c’est ce qui est étonnant. Ils ont été construits de manière totalement autonome. Pourtant, de façon implicite, ils fonctionnent en interaction. Je m’en suis rendu compte a posteriori. D’où l’idée de les publier ensemble, afin de mettre en évidence cette articulation implicite et aussi de les mettre en perspective dix ans après le début de ces travaux.
Il s’agissait d’une observation participante. Je tenais un journal de bord et réalisais des entretiens informels au gré des maraudes, mais en général sans dispositif de recherche spécifique. A l’époque, le slogan qui fondait l’intervention des maraudes du SAMU social était qu’il fallait aller vers ceux qui ne demandaient plus rien. On pensait les sans-abri trop déstructurés pour pouvoir même demander de l’aide. Or ce qui m’a très vite sauté aux yeux, c’est que nous passions en réalité notre temps à dire non à des gens qui, au contraire, demandaient de l’aide. Ce constat initial a fondé toute ma démarche. Comment peut-on bâtir un dispositif sur une prémisse aussi fausse ? Je souhaitais comprendre ce hiatus fondamental.
Il faut se rappeler que ce n’est qu’en 1992 que les délits de vagabondage et de mendicité ont été abrogés. La police et la justice ne pouvant plus intervenir pour réguler ce qui était considéré comme une déviance, on a confié le problème au travail social. Avec la création du SAMU social en 1993, celui-ci a hérité d’une mission que je qualifie de « punitivo-assistancielle », en totale contradiction avec ce qui le fonde. Bien sûr, sa création a représenté une avancée institutionnelle, mais il n’y a pas eu de rupture avec le fait que les sans-abri restent considérés comme une population déviante. La politique à leur égard a évolué, mais pas la place qu’ils occupent dans la société.
Lorsque je lui ai remis mon travail en lui expliquant que je souhaitais poursuivre mes recherches au sein du SAMU social, il m’a répondu que ce n’était pas possible car, selon lui, je n’aimais pas les SDF. Il était fondamentalement en désaccord avec ma démarche d’objectivation, étant quant à lui dans une démarche d’idéologisation. Finalement, j’ai été mis à la porte. D’une façon générale, ce premier travail a été reçu très violemment au sein du SAMU social de Paris. On l’a vu comme une sorte de trahison, même si, dans les camions, il se disait des choses beaucoup plus dures que ce que j’écrivais.
J’ai travaillé une année durant auprès de sans-abri dans la rue, dans le XIVe arrondissement de Paris, près de la porte de Montrouge, où se trouve un centre d’hébergement d’urgence. On affirmait que les SDF étaient dans une forme d’anomie sociale. J’ai voulu voir s’ils n’avaient pas, au contraire, une vie à eux avec des interactions et une culture spécifique. Je me suis intéressé à leur stratégie de résidentialisation de l’espace public. Ils occupent un coin de trottoir, un porche, un banc, et ces quelques mètres carrés deviennent leur résidence de manière plus ou moins permanente. Et, contrairement à ce que l’on pense, ils créent beaucoup d’interactions avec leur environnement car ils en sont extrêmement dépendants pour survivre.
Ils en sont membres à part entière, même s’ils sont très pauvres. En utilisant des termes tels que « SDF », « exclus » ou « sans-abri », on ne nomme pas cette réalité, ce qui fait que l’on n’est pas obligé de traiter convenablement leur problématique sociale. S’il fallait utiliser une expression, ce serait celle de « très grands pauvres ». Il s’agit en effet de personnes extrêmement démunies d’un point de vue socio-économique, mais pas au plan relationnel, au contraire. Elles sont tout à fait capables de développer des stratégies de communication en fonction de leurs interlocuteurs. Un sans-abri peut se mettre en scène, parce que c’est le meilleur moyen pour lui d’obtenir de quoi survivre. Tout comme nous.
Si l’on s’en tient aux textes, tout a changé. On a assisté à l’émergence du secteur accueil, hébergement, insertion, avec un SIAO [service intégré d’accueil et d’orientation] devenu sa cheville ouvrière. En outre, de nouveaux droits ont été institués. Mais si l’on observe les faits, le dysfonctionnement de fond n’a pas changé et continue à être le ressort de la maltraitance faite aux sans-abri. C’est le 115 qui ne répond pas ou n’a pas de solution à proposer. C’est le DALO [droit au logement opposable] qui ne débouche sur aucun relogement effectif. C’est le droit à l’hébergement inconditionnel qui n’est pas mis en œuvre. C’est aussi le SIAO qui centralise tout mais ne fonctionne pas techniquement. On a remplacé un système inégalitaire mais qui fonctionnait par un dysfonctionnement égalitaire pour tous. C’est terrible, et ce n’est pas seulement une question de moyens. Je suis convaincu que cela s’explique d’abord par notre relation aux sans-abri, que l’on considère toujours comme des déviants, des errants sans maison, ni méritants ni productifs. Cette vision persistante, même de manière inconsciente, fait que l’on insère des dysfonctionnements dans tout ce que l’on crée pour les prendre en charge. Les décors changent, mais la structure reste la même.
Malheureusement, le travail social est assez démuni. Avec 14 métiers, ce n’est pas une profession. Il ne repose pas sur une discipline universitaire et reste tellement éclaté dans ses références et ses outils que les travailleurs sociaux ne sont pas en mesure d’être un contre-pouvoir. C’est pour cela que j’essaie de comprendre comment renforcer la posture politique du travail social, notamment par la création d’un corpus professionnel commun. C’est un long processus, mais je suis convaincu que chaque jour qui passe nous éloigne de cette culture punitivo-assistancielle.
Fondamentalement, il faut travailler sur la représentation que nous avons des sans-abri, de ceux qui ne travaillent pas… Mais la crise ne fait que compliquer les choses. On cherche à faire des économies en désignant des coupables, en particulier les SDF. Il est également urgent de prendre conscience des limites d’une démarche uniquement critique en sciences sociales et humaines, afin de travailler sur des enjeux pragmatiques, notamment au travers de recherches-actions collaboratives avec des travailleurs sociaux. Il faut tenter d’améliorer les choses concrètement, avec ceux qui prennent en charge les sans-abri. La recherche doit être intégrée au cœur du dispositif. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’occupe une fonction de responsable de la recherche au sein d’un IRTS, et pas à l’université.
Anthropologue et éducateur spécialisé, Stéphane Rullac est directeur de la recherche et directeur scientifique à l’IRTS de Paris Ile-de-France.
Il est également membre du Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations de l’université de Reims.
Il publie SDF, une trilogie (Ed. L’Harmattan, 2015).