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La force du groupe

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A Dole, dans le Jura, des mères de famille ou, depuis peu, des adolescents suivis dans le cadre d’une mesure éducative en milieu ouvert sont invités à participer à des ateliers collectifs. Une action encadrée par trois éducatrices spécialisées, qui aide les personnes à évoluer dans un contexte plus ludique.

En cet après-midi d’avril, Clara, Charline, Fabrice, Franck et Théo sont venus, bon gré mal gré, à la « maison Plumont », à Dole (Jura), pour l’atelier collectif En aparté auquel les ont conviés les éducatrices spécialisées qui suivent leur famille dans le cadre d’une action éducative en milieu ouvert (AEMO). Les adolescents ont tous pris connaissance du courrier que leur ont adressé Céline Karas, Frédérique Simon et Valérie Therriot. Ils n’ont pas oublié d’apporter un objet représentant leur famille, certains ont même pensé à dessiner leur arbre généalogique, comme les y invitaient les trois professionnelles de l’Association de sauvegarde de l’enfant à l’adulte du Jura (ASEAJ)(1). Fabrice, 13 ans et demi, est venu avec une canne à pêche, Charline et Clara, deux sœurs de 16 et 14 ans, ont apporté une mystérieuse petite boîte rouge, tandis que les frères Franck et Théo, 12 et 13 ans, se sont encombrés d’une multitude de petits objets, dont des voitures miniatures. En attendant le début de l’atelier, les trois garçons se défoulent dans le grand jardin en jouant au football. Plus calmes, les deux jeunes filles sont déjà assises dans le salon.

UNE PARTICIPATION SANS OBLIGATION

Les trois éducatrices ont bien cadré la demi-journée. Ensemble, comme à chaque session d’En aparté qu’elles organisent, elles ont défini un thème de discussion et décidé que les jeunes se détendraient ensuite en cuisinant des cookies. Néanmoins, après six années d’expérience, elles savent que peu d’ateliers se passent comme prévu et qu’elles doivent faire preuve de souplesse. Elles avaient, par exemple, envisagé l’absence de trois adolescents… Céline Karas est allée elle-même chercher B. à son domicile, mais elle n’a pas su le convaincre de se joindre au groupe, tandis que A. et M., pourtant présents à la précédente session, n’ont pas donné de nouvelles. « Il y a eu des ateliers, notamment au début, où il n’y avait qu’un seul participant. On les a maintenus quand même. La défaillance à la régularité dans le groupe est complètement intégrée dans la dynamique. On sait qu’adhérer à une mesure éducative est déjà compliqué, En aparté n’est qu’un outil complémentaire, non obligatoire », fait valoir Céline Karas.

Si elles sont rompues à l’exercice, en cette année 2015, les professionnelles innovent : jusqu’ici, les rencontres concernaient des mères accompagnées de leurs enfants d’âge primaire. « Une réalité est apparue dans nos effectifs respectifs (de 30 suivis chacune) : les petits que nous avions en référence ont grandi, et les nouvelles mesures éducatives concernent plutôt des familles avec des adolescents. C’était le moment de faire évoluer la formule », explique Valérie Therriot. « Sans révolutionner un système bien rodé ! », nuance Frédérique Simon.

L’INTÉRÊT D’UN REGARD CROISÉ SUR LES USAGERS

Exerçant depuis de nombreuses années au sein du même service d’AEMO, les trois collègues sillonnent les alentours de Dole à la rencontre de familles qui, à la suite d’une décision du juge des enfants, nécessitent un accompagnement pour améliorer leurs compétences parentales. Chacune d’elles dispose de son bureau dans les locaux de l’association, situés dans une résidence HLM de la commune, mais, de temps en temps, toutes trois organisent des sorties à la journée avec des petits groupes de personnes suivies. « C’est en travaillant ensemble que l’on s’est rendu compte de l’intérêt de poser un double, voire un triple regard sur les usagers, raconte Frédérique Simon. Petit à petit, on a souhaité organiser des activités sur de plus longues durées. » Parallèlement, les travailleuses sociales ont constaté que les aides au départ en vacances distribuées aux familles en difficulté par la caisse d’allocations familiales (CAF) n’étaient pas utilisées de façon optimale par les personnes accompagnées. « On travaillait pourtant ce départ avec elles sur différents points : se projeter, économiser, organiser, etc., pointe Frédérique Simon. Au dernier moment, elles ne partaient pas, non pas pour des questions d’argent mais par peur de l’inconnu. Nous avons donc imaginé utiliser le financement de la CAF pour faire partir plusieurs familles dans un même lieu et les y accompagner, afin d’assurer la logistique et travailler la réassurance sur le site. »

Ce premier projet, à l’été 2009, concernait cinq mères accompagnées de leur « enfant choisi » – « c’est-à-dire l’enfant avec lequel elles étaient le plus en difficulté à ce moment-là », précise Valérie Therriot. Ces vacances se déroulaient dans un département limitrophe. Des activités partagées parents-enfants étaient organisées, mais les éducatrices proposaient également de garder les petits pour que les mères prennent du temps pour elles. « Pour certaines, c’était une nouveauté, commente Alain Girardet, chef de service de l’antenne de Dole de l’ASEAJ. Nous travaillons auprès de femmes qui ont une image très dévalorisée d’elles-mêmes, qui ne s’autorisent pas à prendre du bon temps sans leurs enfants. En organisant ces séjours, on espérait que le groupe puisse créer quelque chose de soutenant. Et cela a fonctionné. Toutes ces mères savaient qu’elles bénéficiaient d’une mesure éducative. Se rendre compte qu’elles n’étaient pas seules à traverser des difficultés a créé une dynamique, si bien que le groupe est devenu ressource pour lui-même. Il y a eu des échanges de compétences, des appuis techniques. Pour les éducatrices, cela a permis de se décaler de la situation et d’observer la façon dont les usagers se mettaient en mouvement en dehors du domicile. »

Au retour, les travailleuses sociales proposent aux familles de donner une suite à ce séjour en participant à un atelier, vite baptisé En aparté. « La plupart des mamans parties en groupe ont dit oui », se souvient Alain Girardet, pour qui cette activité s’inscrit dans la droite ligne des exigences de la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance, « qui encourage à rendre les parents davantage acteurs des dispositifs qui les concernent et les professionnels à penser de nouvelles modalités d’intervention ».

INCITER LES PARENTS À S’IMPLIQUER DAVANTAGE

Depuis lors, ces parenthèses se déroulent deux fois par mois : un mercredi après-midi, consacré aux mères accompagnées de leurs enfants, puis le jeudi après-midi de la semaine suivante, dédié aux mères seules. « Différencier ces deux temps était incontournable », insistent les éducatrices. Les activités que les participants partagent à En aparté sont particulièrement variées : cuisine, jeux de société, ateliers manuels, promenades, découverte de la ferme, pique-nique, jardinage, etc. Avec toujours un temps de discussion. « Chaque année, on suit un fil conducteur (la transmission, la nature…), explique Frédérique Simon. Puis on incite les participantes à s’impliquer dans le choix des activités, en essayant de toujours les associer à leur organisation, entre autres en leur demandant de faire les courses pour les plats à cuisiner. Au début, nous étions actrices pour elles puis, au fil du temps, ce sont elles qui s’animent. C’est flagrant à l’approche des fêtes de Noël, quand elles s’investissent pour créer des décorations. » Les travailleuses sociales font en sorte de lier les ateliers du mercredi et du jeudi en huit, « au moyen, par exemple, de quelque chose entrepris avec les enfants que l’on termine avec les mamans, pour garantir que ce qui a été démarré puisse être finalisé et que les membres du groupe aient une motivation pour venir. »

Qui sont les participantes ? « Les mères concernées par En aparté sont fortement précarisées et cumulent de multiples difficultés fragilisant l’exercice de leur parentalité – enfance carencée, vécu du placement, ruptures familiales, parcours de vie chaotique, précarité financière, isolement social, souffrance psychique, difficultés éducatives…, décrit Alain Girardet. Elles manquent globalement d’autonomie, et le simple fait de prendre le bus seules pour venir aux ateliers peut être une épreuve. » Parmi elles, Sophie Davis, 31 ans, mère de quatre enfants, et Christelle Chal, 40 ans, deux enfants, ont apprécié participer à En aparté pendant l’année où un ou plusieurs de leurs enfants ont bénéficié de la mesure d’AEMO. « Pour ne pas faire de jaloux, je suis venue à tour de rôle avec chacun de mes garçons, raconte la première. C’est l’organisation qui était compliquée – je devais faire garder mes autres enfants –, mais j’ai toujours réussi à m’arranger. J’ai participé à la préparation de Noël, les garçons ont monté un petit spectacle. C’était un moment privilégié avec un de mes fils car à la maison ce n’est pas évident de se partager ! Les éducatrices m’ont donné des conseils pour lâcher du lest, ça m’a bien aidée. Et alors que l’AEMO est une obligation imposée par le juge, on vient à la maison Plumont par plaisir. » Christelle Chal était plus réticente à participer : « Je suis très réservée, et cela me gênait de me retrouver avec d’autres personnes. Mais à force d’en entendre parler par Madame Simon, je suis venue et je m’y suis sentie bien, tout comme ma fille de 10 ans. Je préfère passer les mercredis avec les enfants plutôt que de retrouver d’autres mamans, car je n’ai pas l’habitude. Mais c’est un moment calme, rien que pour nous, on le savoure quand même. »

Et les pères, dans tout cela ? « Seules les mamans sont conviées à En aparté, mais les papas y sont également associés, différemment, fait valoir Valérie Therriot. Ainsi, lorsqu’on fabrique des choses à l’atelier, c’est pour leur offrir, lorsqu’on cuisine, on fait toujours des Tupperware pour que toute la famille en profite. Cela permet de faire le lien. Ensuite, on a souvent sollicité les pères autour de la transmission des savoirs. Un monsieur, pizzaïolo de profession, est venu préparer des pizzas avec le groupe, et son enfant était ravi qu’il soit ainsi valorisé. Une famille nous a accueillis dans son verger pour presser du jus de pomme… »

UN OUTIL QUI FAVORISE UNE ÉVOLUTION FAMILIALE

L’atelier est devenu un outil de travail important auprès des familles, en complémentarité du travail personnalisé pour chaque situation. Si En aparté donne l’occasion aux femmes de sortir de leur foyer, dans un temps d’émancipation, l’atelier a surtout montré que les mères y développent des compétences, des savoirs, une meilleure estime d’elles-mêmes, et parviennent par la suite à adopter une posture différente dans leur fonctionnement familial. Auprès de l’enfant mais aussi dans le couple. Du côté des éducatrices d’AEMO, plus habituées à rencontrer les usagers à leur domicile dans une forme d’autorité, de confrontation, retrouver ces usagers dans un contexte ludique change la donne. « Contre toute attente, quand nous redevenons fermes, ils nous disent : “Ça, je peux l’entendre de vous”, car ils réalisent que dans d’autres moments nous avons pu être aidantes et soutenantes, capables de reconnaître quand ils faisaient les choses bien », se félicite Valérie Therriot.

« Ce qui a été observé par les professionnelles dans le cadre de l’atelier est inscrit dans le rapport de fin de mesure, pointe Alain Girardet. Et cela intéresse de plus en plus les magistrats. D’autant que j’ai fait une évaluation sur les années passées, afin de mesurer le temps de la mesure éducative. Le résultat est assez flagrant : pour les participantes d’En aparté, la durée moyenne de prise en charge est de 1,7 an, tandis que celles qui ne participent pas sont suivies pendant 2,75 années. Ce qui ne veut pas dire que cela résout tout. Mais en tout cas, c’est “rentable” ! Imaginez ce que l’on pourrait faire si l’on nous donnait les moyens de développer plus d’ateliers comme ceux-là… »

Pour l’instant, En aparté fonctionne sans moyens propres. Les ateliers sont intégrés dans le temps de travail des éducatrices, qui n’ont pas de budget spécifique pour animer les sessions, en dehors des rares aides obtenues auprès des associations locales. Mais la chance de l’ASEAJ est d’avoir, depuis dix-huit mois, un lieu dédié. « Au début, on a improvisé dans nos bureaux, on poussait les meubles ! On a collé des photos aux murs, les locaux sont devenus moins solennels et on a constaté que les usagers y venaient avec moins d’appréhension, se souvient Frédérique Simon. Puis on a contacté d’autres associations pour se servir de leurs espaces, mais ce n’était pas pratique de déménager toutes nos affaires à chaque fois. On savait que l’on voulait un lieu identifié pour se retrouver et d’où partir pour aller à l’extérieur. On voulait un endroit avec une cuisine, on voulait une maison. » Une belle opportunité s’est présentée à la faveur d’un projet de l’Education nationale financé par le conseil départemental du Jura et la ville de Dole : le collège de l’Arc a obtenu la location d’une maison avec un grand jardin au cœur de la ville, afin d’héberger deux soirs par semaine des jeunes de sa classe relais. « Par le biais d’une convention, nous utilisons cet espace mutualisé les mercredis et jeudis, et parfois aussi sur les temps de vacances, s’enthousiasme Céline Karas. Il y a un verger, avec des cerises, des pommes et des prunes. C’est en pleine ville, très accessible par les transports en commun. »« Cela change tout d’avoir cet endroit, ajoute Alain Girardet. Que ce soit au bureau ou à leur domicile, il y a des blocages dans les interactions. Dans ce nouvel espace qu’ils s’approprient, d’autres choses se passent, les postures parentales sont complètement différentes, il y a une forme de lâcher prise. » Et Valérie Therriot précise : « Au domicile, il y a les difficultés financières, le désordre, les papiers qui s’entassent, des choses qui font qu’on a du mal à être concentrés. Le fait de sortir vers ce lieu qui n’est la maison de personne mais presque une maison de campagne fait beaucoup de bien aux personnes suivies. Elles ont du mal à en repartir. »

Est-ce qu’il en sera de même avec les adolescents ? Les trois éducatrices ont décidé pour ce nouveau cycle d’associer les parents différemment. Les mères ne viendront plus seules, ce sont les jeunes qui participent individuellement le mercredi et le couple parent-adolescent se retrouve le jeudi suivant. « Il y a quinze jours, on a cuisiné de la soupe et des pizzas avec six jeunes, rapporte Céline Karas. Ce n’est pas rien de faire de la soupe avec des ados ! On a parlé des légumes, du discours familial autour de la soupe, des différentes façons de faire. Surtout, ils avaient les mains occupées, et cela permettait d’aborder des discussions sur le thème “C’est quoi, être ado aujourd’hui ?” »

DÉPASSER LA RÉSERVE DES ADOLESCENTS

Pour cette deuxième session entre jeunes, Charline, Clara, Fabrice, Franck et Théo ne sont pas particulièrement détendus. Assis dans de larges canapés, ils ont d’abord du mal à répondre aux questions des éducatrices. « Nous savions que cela ne se passerait pas comme avec les enfants, analyse Frédérique Simon. Les adolescents n’ont pas la même capacité d’attention, pas la même façon de verbaliser et sont moins spontanés. » Les professionnelles, sur une même longueur d’onde, relancent à tour de rôle le débat, chacune avec ses mots et sa sensibilité. Quand elles demandent aux cinq jeunes de raconter un souvenir familial, les langues se délient enfin. Fabrice évoque la première fois qu’il est parti pêcher avec sa sœur. Théo parle des sorties qu’il fait sur le marché avec ses parents. Clara explique, non sans trouble, que la boîte rouge qu’elle tient entre les mains a contenu l’alliance de sa mère. Valérie Therriot la rassure : « Un événement, c’est un moment fort, un beau souvenir ou pas, mais c’est normal que tu sois émue. » Puis elle relance : « On va prendre les objets en photo. L’objectif est de vous faire parler des valeurs, de la transmission, l’idée serait de concevoir un recueil de vie. » Si la session commence à être longue pour Franck, qui gigote parce qu’il a « envie de faire des gâteaux », les jeunes restent attentifs jusqu’au terme des deux heures de discussion, sans jamais jeter un œil sur leur portable ! Quand, après la dégustation de cookies, la mère de Clara et Charline vient les chercher, elles leur disent en souriant comme l’atelier leur a plu. « Elles sont surtout contentes de passer du temps avec de nouveaux copains », résume Blandine Bagnolet, qui, elle, devrait venir le mercredi suivant pour un En aparté spécial : mères et ados sont invités à une projection-débat, animée par une psychologue, du film Billy Elliot – « support de nombreuses réflexions autour de la famille », décode Valérie Therriot.

Après le départ des jeunes, l’heure est au rangement de la maison, et au débriefing. « C’était riche, presque au-delà de ce que j’imaginais, se félicite Frédérique Simon. Je suis surprise de la façon dont les uns ont entendu et respecté la parole des autres, avec une forme d’empathie. » « Quand on prend les ados en face-à-face, l’échange est parfois compliqué. Je m’étais dit qu’ensemble ils auraient une réserve à échanger, mais je me rends compte qu’en fait ils sont plutôt demandeurs », renchérit Valérie Therriot. Alain Girardet, lui-même ancien éducateur, décrypte : « Souvent, on est surpris car on se fait une idée de la capacité des gens à se raconter et à parler de leur histoire. Même si l’on essaie de prendre du recul face au système familial tel qu’il nous apparaît, on n’est pas toujours objectifs. Le but de l’atelier est de nous décaler d’une pratique ordinaire pour regarder sous un autre angle, une autre fenêtre, la dynamique familiale. Cela donne du tonus à l’intervention. »

Notes

(1) ASEAJ Dole : 188, rue Pablo-Picasso – 39100 Dole – Tél.03 84 79 12 44 – www.aseaj.fr.

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