« Il n’est de jour qui passe sans que, dans les publications spécialisées, mais également dans les publications généralistes, on vante les mérites de la “silver économie”. Comme si on recyclait l’idée que la lutte contre la dépendance et le maintien de l’autonomie allaient se transformer en une richesse pour notre pays, comme on avait, dès 2007, décrété que des gisements d’emplois, non “délocalisables”, étaient en devenir au sein du secteur de l’aide à la personne… On a vu depuis les piètres résultats. C’est à cette époque que l’on avait laissé croire qu’un “gisement” – terme consacré – de travail existait et qu’il n’y avait qu’à le faire éclore doucement à coup d’incitations fiscales pour qu’une part significative des chô meurs disparaisse.
Pour en revenir à la “silver économie”, dont la définition demeure à ce jour assez mal cernée, elle semble reposer sur la base d’un calcul arithmétique simple basé sur le vieillissement des “baby-boomers” autant que sur un développement exponentiel des nouvelles technologies censées nous simplifier la vie. Cette nouvelle source de richesse en est-elle une ? La question se pose tant et si bien qu’il se pourrait que son financement constitue une charge bien plus qu’une ressource.
Même Arnaud Montebourg, ancien ministre du “Redressement productif”, s’était laissé aller à vanter le potentiel technologique important des entreprises “hexagonales” en rapport avec la mise sur le marché de projets à l’utilité contestable. Or, si les besoins sont réels et si le nombre des personnes dépendantes va croître indéniablement ces prochaines années, la question de l’accession à ces technologies va se poser avec d’autant plus d’acuité que le financement n’en est pas abordé précisément. Il y a fort à parier que les 300 000 emplois – 1/10 des chômeurs – espérés ne verront jamais le jour tant notre pays demeure empêtré dans les problèmes de financement, non seulement de l’assurance maladie et de la dépendance, mais aussi de l’action sociale et des retraites.
Cette “silver économie” pourrait donc n’être que de la poudre aux yeux lancée aux électeurs comme une piste inexplorée favorisant le retour à l’emploi. En termes de prise en charge financière, il n’y a en effet que deux solutions : soit un financement direct par l’utilisateur, soit une prise en charge totale ou partielle par les opérateurs tutélaires institutionnels de la santé ou de l’action sociale.
Concernant la première option, les débouchés seront largement en dessous des prévisions de croissance du secteur, surtout si on met en perspective la solvabilité des usagers retraités avec l’avenir de la retraite par répartition telle que nous la connaissons à ce jour. Seule une petite partie des usagers aura la possibilité de s’équiper, et on risque de ne favoriser au mieux qu’une niche restreinte reposant sur un faible nombre de consommateurs. Ainsi, comme le décrivait récemment une directrice d’établissement de luxe, “s’il y a des personnes qui se satisfont du camping, il y a également des retraités habitués aux hôtels de standing et c’est vers ceux-là que nous dirigeons notre offre de services”. La structuration espérée de cette filière ne reposera au mieux que sur un très faible pourcentage d’usagers et les amortissements de son développement resteront une vaine espérance.
Si l’on retient la deuxième option, on ne voit pas trop, à ce jour, comment les prescripteurs du milieu sanitaire et social peuvent raisonnablement entretenir la perspective crédible d’une forte augmentation des coûts des activités qu’ils financent. Il n’y a qu’à constater les difficultés des SSIAD (services de soins infirmiers à domicile) et surtout des SAAD (services d’aide et d’accompagnement à domicile) à remplir leur mission pour comprendre que la priorité à ce jour, et pour longtemps sans doute, est de maintenir le niveau actuel des services en comprimant les dépenses. Cette tendance n’étant pas prête à s’inverser, on voit mal comment seront prises en charge les nouvelles technologies, et ce n’est pas en bâtissant pompeusement une loi dite “d’adaptation de la société au vieillissement”(1) que les objectifs seront atteints. Rappelons à ce sujet que le coût de ces enjeux, estimé aux alentours de 3 milliards d’euros, ne serait couvert qu’à hauteur d’environ 400 millions.
Si l’on regarde de près, cette “silver économie”, vocable d’inspiration anglo-saxonne, repose sur l’idée assez saugrenue que l’humain sera remplacé par la technique. Il s’agit là d’un vieux fantasme, aussi ancien sans doute que l’est la révolution industrielle. On a ainsi lentement construit l’idée que la technique se superposerait au travail humain, puis avec la “silver économie”, qu’elle remplacerait la relation d’accompagnement.
Car la vraie question est celle de la place de l’humain et de la rencontre dans l’intervention sociale. Depuis une quinzaine d’années, l’action sociale et la santé ont connu une “révolution culturelle” avec l’intrusion d’une pensée économique et industrielle dans leurs modes de fonctionnement : c’est ainsi que les normalisations, la traçabilité, la construction de l’offre de services, ont désormais la part belle. Entendons-nous bien, il ne s’agit en aucun cas de rejeter en bloc les efforts de la loi 2002-2, mais il convient de veiller à ce que certaines dérives actuelles ne viennent pas entacher durablement ce qui ne peut se réduire à une équation de rentabilité, à savoir la substance même de la relation de soin ou de prise en charge : l’interaction d’un professionnel avec un usager. Il convient de ne pas réduire cette rencontre à un geste technique du côté de l’opérateur et à une pathologie physique ou sociale du côté de l’aidé. Ce n’est pas pour rien si, actuellement, tant de voix s’élèvent pour dénoncer la dépersonnalisation des prises en charge et le glissement vers une marchandisation désincarnée.
La “silver économie” s’apparente, par certains côtés, à cette ultime dérive en admettant implicitement que le maillon faible dans le travail social est finalement constitué par le professionnel et que le remplacer devient une avancée significative. A l’heure des voitures sans conducteur, des avions sans pilote, connaîtra-t-on le suivi sans professionnel ? Le bonheur et la sécurité sont-ils superposables à une technicité croissante ? Les robots de toutes natures peuvent-ils efficacement remplacer une aide à domicile, une infirmière ou un éducateur, voire un médecin ? La réponse nous appartient et ren voie chacun à la place que nous réservons à notre “intimité empathique”. Sachant que les réflexions actuelles abordent insuffisamment les questions éthiques.
On répondra que cette filière recouvre d’autres réalités que sont les transports, le logement… Mais, si certains besoins sont légitimes, on véhicule en arrière-plan l’idée que les nécessaires surveillance et sécurité des usagers dépendants pourraient être assurées par de la télétransmission ou de la télésurveillance. La richesse de la rencontre, la créativité, l’anticipation, la solidarité sont des notions absentes de la cybersécurité. Il appartient donc aux professionnels d’affirmer qu’en aucun cas ne se substituera à la relation l’automatisation d’une réponse binaire de type danger/non-danger. C’est faire bien peu de cas de ce qui fonde notre humanité que de vouloir la remplacer par une réponse technologique !
La première souffrance de la dépendance, qu’elle soit liée à la maladie ou à l’âge, demeure l’isolement, l’isolement de la personne dépendante, mais également l’isolement de l’entourage. La réponse du tout sécuritaire ne semble être qu’une piètre solution bien réductrice.
La construction théorique d’un pan de l’économie de notre pays sur ce seul aspect de la prise en charge semble hasardeuse. Elle repose sur un consumérisme mal étayé et l’affirmation d’un progrès qui n’en est pas un. Développer des adaptations concrètes, des ajustements quotidiens n’est certes pas vain, mais vouloir en faire une filière à part entière est au mieux un leurre et au pire un non-sens tant industriel qu’humain. Les problèmes ne sont pas là et les réponses principales devraient passer par la valorisation et la qualification des personnels d’accompagnement, voire par un véritable décloisonnement des filières, des fonctions et des financements des métiers de l’aide et du soin. La naïveté de croire que, là encore, se cachent des métiers à haute valeur ajoutée relève tout au plus d’une dérive intellectuelle, voire du mensonge pur et simple. Il y a fort à parier que cette bulle se dégonflera aussi vite que d’autres ont disparu. Espérons que ce sera au profit de la prise en compte des réels besoins. »
Contact :
(1) Adopté en première lecture le 9 mars au Sénat, le projet de loi devrait être examiné cet été en deuxième lecture à l’Assemblée nationale.