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« Un alignement absolu du travail en prison sur le milieu ordinaire pourrait être contre-productif »

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Institué en 1791, le travail en prison est longtemps resté obligatoire en France. Ce n’est plus le cas, mais un tiers des détenus exercent toujours une activité rémunérée, sous un régime dérogatoire au droit commun, ce qui pose un certain nombre de questions. L’universitaire Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu a codirigé un ouvrage somme sur le sujet.
A quelle période la question du travail en prison émerge-t-elle ?

Au XVIIIe siècle, à la fin de l’Ancien Régime. Se développe alors l’idée selon laquelle l’oisiveté est une source de désordres considérables, et il est établi que le travail doit réguler la vie sociale de sorte que l’on puisse remédier à l’indigence et à la mendicité. Le législateur révolutionnaire va consacrer cette approche en rendant le travail en prison obligatoire, l’incarcération étant considérée comme la peine par excellence des pays civilisés. Le code pénal de 1791 va lier de manière presque consubstantielle travail et incarcération, notamment sous l’impulsion de Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau. Pour ce dernier, il faut astreindre le détenu à une « honnête industrie » pour qu’il soit acteur de sa propre rédemption. Au XIXe siècle, pour les « pénitentiaristes », qui pensent le domaine pénitentiaire en autonomie vis-à-vis du droit pénal, le système pénitentiaire doit même améliorer la condition des détenus. C’est précisément le rôle que le travail doit jouer, selon eux. En mettant les hommes en relation les uns avec les autres, il permet de développer leur sociabilité. Il apparaît comme une reproduction de la vie sociale en milieu clos et le moyen de préparer les détenus à reprendre place dans la société.

Quels types de travaux confiait-on alors aux détenus, et sous quel statut ?

Au XIXe siècle, le travail en prison est organisé par un système d’adjudications, avec des marchés passés pour trois, six ou neuf ans. Ceux-ci fixent un certain nombre de droits et d’obligations à l’entrepreneur qui emploie les détenus. Les dépenses d’entretien et les rétributions de ces derniers sont à sa charge, en contrepartie de quoi il reçoit un prix de journée fixé par l’adjudication. L’activité des détenus est, à cette époque, tributaire de la réalité économique du territoire sur lequel est situé le centre de détention. Par exemple, en Alsace, où l’industrie textile était remarquablement développée, les détenus travaillaient le coton, la laine, le lin… A Nice, on favorisait la vannerie, en raison d’une matière première abondante dans cette région. Il n’existait pas à proprement parler de statut des détenus au travail, dans la mesure où, par définition, tous étaient appelés à travailler. En matière de rémunération, les détenus touchaient un pécule identique à celui qui était versé aux ouvriers dans le monde libre, avec une retenue de 20 à 25 % correspondant aux coûts supplémentaires supportés par l’entrepreneur en raison des spécificités du monde carcéral. La concurrence que représentait la main-d’œuvre des détenus sur le marché du travail n’était pas régulée par la législation mais par la concurrence industrielle, grâce à une vigilance entre entrepreneurs.

Pour quelle raison la loi du 22 juin 1987 sur le service public pénitentiaire a-t-elle aboli le caractère obligatoire du travail en prison ?

Il faut d’abord citer le tournant de 1945, à partir duquel la fonction de réhabilitation par le travail va devenir centrale. L’objectif prioritaire devient alors d’apprendre un métier aux détenus ne disposant d’aucune formation. Mais en 1987, en effet, la loi va redéfinir l’objectif même du travail en prison en abrogeant l’obligation faite aux détenus de s’y soumettre. Désormais, seuls les volontaires travaillent. Cette évolution répondait à la nécessité de mettre la loi en conformité avec la situation économique, en particulier avec la montée du chômage. Dans les années 1980, les possibilités du marché du travail ne permettaient plus de répondre aux besoins d’emploi de tous les détenus. S’est greffé, en outre, un élément de droit international. On a considéré que le travail obligatoire en prison pouvait être contraire à la convention numéro 29 de l’Organisation internationale du travail sur le travail forcé, datant de 1930, bien que celle-ci exclue de cette catégorie le travail de service effectué sous le contrôle direct de l’autorité publique.

Sait-on combien de détenus travaillent aujourd’hui dans les prisons françaises ?

On estime qu’un peu plus d’un tiers de la population carcérale travaille, selon plusieurs modalités. Il existe d’abord le service général, qui désigne l’ensemble des emplois occupés dans des fonctions de maintenance, de service et d’entretien des locaux, comme la blanchisserie ou la cuisine. On trouve ensuite la Régie industrielle des établissements pénitentiaires, créée en 1951. Elle est gérée depuis 1998 par le service de l’emploi pénitentiaire et couvre de nombreux secteurs d’activité, comme l’informatique, l’imprimerie, la confection, la métallurgie ou encore la menuiserie. Elle organise elle-même le travail au sein des établissements pénitentiaires. Enfin, il existe le travail en concession. Les détenus travaillent alors pour le compte d’entreprises privées au sein d’ateliers installés par celles-ci. L’administration pénitentiaire y affecte les détenus selon des critères formulés par l’entreprise.

Comment se situe la France par rapport aux autres pays européens ?

Le travail en prison reste obligatoire en Allemagne et en Italie. A l’inverse, ce n’est pas le cas en Espagne, au Danemark et en France. Mais quel que soit le système retenu, le régime juridique demeure « exorbitant du droit commun », c’est-à-dire qu’il est dérogatoire. En France, des dispositions relativement récentes, fruits de la loi du 24 novembre 2009 ou encore du décret du 23 décembre 2010, précisent les conditions d’emploi en termes de couverture sociale, de rémunération et de durée du travail. Ainsi, sur de nombreux points, le travail en prison se distingue nettement du travail libre, comme le mentionne Philippe Auvergnon dans sa contribution à l’ouvrage, notamment en matière de droits collectifs. Concernant la durée du travail, explique-t-il, il est rare que des détenus travaillent 35 heures ou plus par semaine et plus de 6 heures par jour. Quant à leur rémunération, quatre planchers horaires ont été fixés par décret : 45 % du SMIC pour les activités de production et 33 %, 25 % ou 20 % du SMIC pour le service général, selon trois classes d’emplois correspondant à des niveaux de qualification.

Des tentatives ont été faites pour aligner le droit des détenus au travail sur le droit commun, sans succès. Pourquoi ce blocage ?

Je distingue trois éléments de réponse possibles, d’ordre juridique. Le premier concerne les obligations nées de l’état de détention, qui priment sur toutes les autres, en particulier sur la relation de travail en milieu pénitentiaire. Les transferts entre établissements et les décisions judiciaires sont toujours susceptibles de mettre un terme à cette relation. Le deuxième point concerne l’application des règles de droit commun en matière de contrat de travail et ses conséquences, telles que le bénéfice de congés payés, la rémunération égale au SMIC, des droits à indemnisation… Tout cela risquerait de rendre le système dissuasif pour les entreprises concernées, qui cumuleraient alors ces charges financières avec celles qui sont induites par la complexité d’organisation du travail carcéral. Un alignement absolu de la prison sur le milieu ordinaire me paraît, de ce point de vue, compliqué et, au bout du compte, peut-être contre-productif. Enfin, il ne faut pas perdre de vue qu’il existe partout en Europe un régime dérogatoire pour le travail en prison. Ce qui ne signifie pas que ce soit forcément une bonne chose, mais cela tend à prouver que ce système est sans doute nécessaire. A condition de savoir en définir les principes…

Dans un contexte de fort chômage, peut-on envisager une amélioration du statut des détenus au travail ?

Un travail de pédagogie reste à faire pour que l’opinion publique accepte cette idée. Au cours du XIXe siècle, et au moins jusqu’en 1860, le travail en prison était assez peu différent du travail libre, mais les deux se sont trouvés progressivement séparés. Aujourd’hui, le budget de l’administration pénitentiaire représente une part assez lourde de celui du ministère de la Justice. Il existe, en outre, un caractère spécifique de l’organisation du travail en centre de détention, et pourtant le travail carcéral jouit d’une valeur marchande équivalente à celle du travail réalisé au dehors. Compte tenu de tout cela, pour envisager une amélioration du statut des détenus au travail, il faudrait sans doute approfondir la réflexion sur la prise en compte des intérêts de la société, de ceux des victimes – en termes de paiement des dommages et intérêts – et de ceux des détenus.

Repères

Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu est professeure à l’université de Strasbourg, où elle dirige l’équipe de droit social (UMR DRES 7354). Avec Raphaël Eckert, elle publie Le travail en prison (Ed.Presses universitaires de Strasbourg, 2015). Elle a également codirigé La codification du travail sous la IIIe République (Ed.PUR, 2011).

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