Ce matin, à 9 heures, c’est le rush des arrivées à la crèche halte-garderie Les Pitchounes, à Cambrai. Dans le couloir, il faut enlever les chaussures et les remplacer par des chaussons, pour éviter les cailloux qui blessent les mains des petits habitués à se déplacer à quatre pattes. Au milieu de cette agitation, Charlotte(1), 3 ans, passe inaperçue. Il faut regarder avec attention pour déceler un léger défaut d’équilibre quand elle marche, et remarquer l’équipement auditif sous ses cheveux bouclés, à cause d’une surdité profonde récemment détectée.
Installée dans les locaux du centre social Martin-Martine et Guise, l’équipe éducative des Pitchounes, accueille régulièrement des enfants handicapés. Elle s’appuie pour ce faire sur le réseau Handimômes(2), une initiative municipale portée par le centre communal d’action sociale (CCAS) de Cambrai. « Il y a quatre ou cinq ans, le maire et son adjointe aux affaires sociales recevaient régulièrement des parents d’enfants en situation de handicap qui connaissaient des difficultés de garde, raconte Delphine Ponthieux, coordinatrice du réseau, assistante sociale titulaire d’un master en politique locale de santé. Au même moment, la municipalité souhaitait porter un dispositif innovant dans le domaine social, avec un budget propre. » Les difficultés rencontrées par les familles et cette volonté politique ont alors convergé, et un groupe de travail sur l’accessibilité des services pour les handicapés a été créé, dans le cadre d’un projet de reconstruction des outils du CCAS. Handimômes a vu le jour en juillet 2012 avec un budget de fonctionnement de 50 000 €, financé par la mairie et la caisse d’allocations familiales (CAF). « Plutôt que de créer une crèche spécialisée avec des places dédiées aux enfants handicapés, il a été préféré de travailler avec les sept crèches existantes sur Cambrai et ses environs », explique Delphine Ponthieux.
Les parents des enfants concernés ont l’habitude d’affronter les obstacles. Sauf pour obtenir une place en crèche : là, les choses se déroulent en toute simplicité. « Nous avons été orientés vers Handimômes par l’orthophoniste de Charlotte, raconte sa mère. Delphine Ponthieux nous a reçus, puis nous a transmis une liste d’adresses de crèches prêtes à accueillir ma fille. Nous avons choisi la plus proche de notre domicile. » Un itinéraire classique grâce à un réseau désormais bien implanté sur le territoire. Les services de protection maternelle et infantile, les services sociaux, les structures spécialisées dans le handicap ont repéré le service et n’hésitent pas à le conseiller aux parents. C’est ainsi que Charlotte a quitté sa nourrice en novembre dernier pour intégrer les Pitchounes, avant son entrée en maternelle prévue en septembre prochain. Une première étape avant le saut dans le grand bain de l’école. Sa mère vante l’efficacité du dispositif : « Nous avons eu cinq propositions d’accueil, bien plus que ce que les parents trouvent normalement pour leur enfant ! »
Yvonne Machin, directrice de la crèche et éducatrice de jeunes enfants, apprécie elle aussi la simplicité du dispositif : de même que les six autres directrices présentes dans le réseau, elle reçoit un courriel de Delphine Ponthieux qui l’avertit de la demande. Il lui appartient ensuite de répondre, selon les places disponibles et en fonction du nombre d’enfants déjà accueillis. Car il ne s’agit pas d’aller au-delà des capacités de l’équipe au risque de mettre celle-ci en difficulté. En plus d’Yvonne Machin, les Pitchounes comptent Virginie Petit, directrice adjointe et puéricultrice diplômée, trois auxiliaires de puériculture et sept auxiliaires de vie.
Les réponses positives ne sont pas rares de la part des responsables de crèches. D’autant que les parents d’enfants handicapés ne demandent généralement pas un temps plein. Souvent, pour faire face aux soins que demande le handicap, l’un des deux conjoints a arrêté son travail ou est passé à temps partiel. Le temps de garde n’est donc pas dicté par un impératif professionnel, comme pour d’autres enfants, qui peuvent passer dix heures par jour à la crèche. « Quand Charlotte vient, c’est de l’occasionnel, confirme sa mère. Chaque semaine, on voit le planning avec la directrice et je la mets quand il y a de la place. Pas le lundi, car c’est souvent complet. » La durée aussi est limitée : de 9 heures à 14 heures, juste avant l’heure de la sieste, que Charlotte effectue chez elle. La mère de famille a apprécié ces moments de garde en fin de grossesse de son second enfant, lorsqu’elle avait besoin de se reposer. Et il s’agit aussi de faire gagner Charlotte en autonomie. « Elle a un comportement normal, insiste-t-elle. Il faut juste lui parler lentement, en face d’elle, à cause de sa surdité. » Seule difficulté, note-t-elle : « On ne sait pas vraiment ce qu’elle comprend, parce qu’il n’y a pas les mots. » C’est d’ailleurs parce qu’ils s’inquiétaient de son retard en expression verbale que les parents de Charlotte ont fait tester son audition, cet automne. La découverte de ce handicap sensoriel est donc récente. « Elle commence à vocaliser », rassure Bénédicte Danjou, auxiliaire de puériculture, persuadée que les premiers mots intelligibles ne vont pas tarder. L’équipe éducative se comporte avec Charlotte comme avec les autres enfants, avec, peut-être, une observation plus soutenue pour noter les progrès de la fillette ainsi que ses limites.
Bénédicte Danjou lance un CD de ballades enfantines. L’ambiance se calme, garçons et filles se laissent aller à la musique, on se balance en rythme…Charlotte paraît plus indifférente, taquine une de ses amies, extérieure à l’activité. L’auxiliaire en puériculture sollicite son attention en lui montrant, plus qu’aux autres, le livre d’illustrations qui accompagne les comptines. Il s’agit de ne pas la laisser en dehors du groupe, tout en lui laissant le choix de participer ou pas. « J’adapte mon attitude face à elle, je suis à l’écoute », explique la professionnelle. Une mise en pratique de la pédagogie inclusive, qui est l’une des bases de l’accueil des enfants porteurs de handicap.
A cet effet, tous les salariés permanents des Pitchounes ont suivi une formation de trois jours délivrée par le Centre régional de formation des professionnels de l’enfance (CRFPE) de Lille, comme tous les membres des multiaccueils du réseau Handimômes qui finance la formation avec la CAF. « Les deux premiers jours étaient interstructures, et le dernier jour se passait dans une équipe, sur place », détaille Delphine Ponthieux. Avec un objectif : lever les appréhensions des professionnels de la petite enfance afin de favoriser l’insertion en milieu ordinaire des enfants handicapés. Des sessions se sont tenues également cette année, en piqûre de rappel.
« La porte d’entrée de cette formation, c’est de se demander ce qu’est un enfant, explique Virginie Carlier, cadre pédagogique au CRFPE, elle-même éducatrice de jeunes enfants (EJE) et titulaire d’un diplôme d’Etat d’ingénierie sociale. Je demande aux professionnels de se séparer en deux groupes, avec chacun une consigne différente : l’un doit se demander quels sont les besoins d’un enfant dans une structure de la petite enfance ; l’autre réfléchit aux besoins, dans ce même cadre, d’un enfant en situation de handicap. Ensuite, nous comparons les réponses et les professionnels eux-mêmes se rendent compte qu’il s’agit en fait de la même chose. » Une prise de conscience qui sert d’appui pour lever les freins traditionnels : « Certains personnels ne voient que le handicap, pas l’enfant, et se disent qu’ils ne peuvent pas apporter la rééducation dont l’enfant a besoin, argumente Virginie Carlier. En fait, le handicap ne change rien. Le travail des EJE, c’est d’accompagner l’enfant dans son rythme, qu’il marche à 18 mois, à 3 ans, ou qu’il ne marche pas du tout. On peut tout de même lui apporter du plaisir, du vivre ensemble, une sociabilité. » En ce qui concerne la rééducation, elle conseille de s’adresser aux partenaires présents sur le territoire, le service d’éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) ou le centre d’action médico-sociale précoce (CAMSP).
C’est d’ailleurs tout l’intérêt de Handimômes : Delphine Ponthieux, présente à mi-temps, travaille en liaison avec tous les acteurs du secteur spécialisé et fait fonction d’interface pour les professionnels des multiaccueils. De plus, à la demande des équipes, Handimômes peut faire intervenir un ergothérapeute ou une psychomotricienne dans les structures de la petite enfance. « Ces personnes ressources peuvent donner des conseils, note Delphine Ponthieux, par exemple sur la manière d’intégrer un enfant à une activité ou comment penser les espaces de vie ou de repas. » Un point important pour gérer au mieux les conséquences d’un handicap. Virginie Carlier se souvient ainsi de cette petite fille dont le handicap s’était révélé pendant ses accueils en crèche. « Elle faisait des crises d’épilepsie, et avait de gros besoins en sommeil, en dehors des heures de sieste habituelles. L’équipe lui a aménagé un coin dans la salle de jeux, et elle a appris à dormir au milieu du bruit, explique-t-elle. Les pratiques ont ainsi été adaptées à l’enfant. Mais les professionnels se sont demandé ce qu’ils auraient fait s’ils avaient connu d’emblée le handicap. L’auraient-ils refusée ? »
Aux Pitchounes, la pédagogie de l’inclusion est une évidence : Yvonne Machin, la directrice, qui a toujours travaillé dans cette structure, s’est sentie confortée dans ses choix après la formation, elle qui a toujours accueilli les enfants handicapés, bien avant que le décret de 2 000 en fasse une obligation. « Nous avons intégré Charlotte comme un autre enfant, sans lui montrer sa différence et sans dispositif particulier autour d’elle », explique-t-elle. Ce que confirme Géraldine Hautcoeur, auxiliaire de vie : « Elle est accueillie comme un enfant lambda, même si c’est vrai que nous sommes plus attentifs à son évolution. Quand elle fait des progrès, c’est à chaque fois une petite victoire. »
La crèche a connu d’autres cas plus complexes, comme ce petit garçon trisomique qui avait tendance à bousculer les autres et à envoyer promener les objets. Ce qui devenait difficile à gérer pour protéger les autres petits du groupe. La directrice avait alors choisi de passer la main pour une intégration en milieu spécialisé. L’enfant est désormais suivi en hôpital de jour. Delphine Ponthieux opine : « Il y a des troubles du comportement qui peuvent mettre en danger les autres enfants. C’est une limite que peut repérer le médecin de la crèche, lors de la visite d’admission. » S’il y a refus de prise en charge, Delphine Ponthieux vient en relais pour accompagner les parents et les diriger vers le milieu spécialisé. Un cas qu’elle n’a connu qu’une seule fois depuis la création de Handimômes.
Même si la pédagogie de l’inclusion respecte la différence, accueillir un enfant handicapé en multiaccueil exige en amont une préparation soigneuse. A Cambrai, la réunion pour établir le projet d’accueil individualisé (PAI) met autour de la table les parents, les professionnels de la petite enfance concernés et Delphine Ponthieux, qui aide à la rédaction du document. Cette étape de l’écrit, pas toujours usuelle chez les EJE, est importante car elle passe en revue les attentes des parents, de la structure d’accueil, les antécédents médicaux, la manière d’agir en cas d’urgence et, face à certains symptômes, les façons d’installer l’enfant lors de la sieste ou des repas, ses rythmes de veille… Pour Charlotte, les points d’attention étaient peu nombreux : elle a surtout tendance à enlever ses appareils auditifs quand ils la gênent – l’équipe les a déjà retrouvés au fond de la piscine à balles – et il faut donc savoir les lui remettre. La directrice des Pitchounes reconnaît que le PAI est peu consulté : les informations passent surtout de manière informelle, au fil des discussions dans cette petite équipe soudée, même si une réunion de service se tient une fois par trimestre. Mais c’est surtout l’occasion d’un point sur le planning à venir. Néanmoins, il existe un cahier de transmission pour le passage de relais entre salariés, ainsi qu’une feuille de transmission avec prise en note du détail de la journée de l’enfant, pour pouvoir la raconter à ses parents.
Le dialogue avec les parents est, en effet, un point essentiel du travail du personnel de la petite enfance. Yvonne Machin y est attentive. Elle évoque ainsi avec la mère de Charlotte les difficultés qu’éprouve sa fille à entendre un fond sonore ou un appel qui vient de derrière elle. Mais en face à face, elle comprend ce qu’on lui dit : « Elle sourit dès qu’on lui parle de sa sœur », note avec satisfaction la directrice. La parentalité et la façon d’accompagner les parents est l’autre axe important de la formation dispensée par le CRFPE. « Il faut respecter leur cheminement, insiste Virginie Carlier. Ils connaissent différentes phases lors du deuil de l’enfant rêvé. Le déni, la révolte, l’activisme dans la rééducation, jusqu’à la réorganisation des énergies vers l’avenir. Ce sont les étapes normales, pour qu’enfin ils arrivent à dire : “C’est comme ça, et on peut quand même être heureux.” » La posture des professionnels, face à ces parents « extra-ordinaires », passe par l’écoute et surtout la bienveillance. Car ce sont souvent dans les structures d’accueil de la petite enfance que le handicap est décelé pour la première fois, et les équipes ont la lourde charge de signaler les comportements qui leur semblent anormaux. Yvonne Machin se souvient, entre autres, d’un petit garçon qui par la suite s’est révélé atteint d’autisme.
« Handimômes est un projet intéressant et complet », analyse pour sa part Cécile Wojciechowski, conseillère en économie sociale et familiale (CESF), chargée de conseil et développement en action sociale sur le territoire du Cambraisis pour la CAF du Nord. Il a d’ailleurs décroché le prix du meilleur projet innovant 2013, décerné par la CAF. « Ce qui nous a paru intéressant, c’est qu’il part de la demande des parents, qui ont été consultés lors du montage du projet, explique la responsable. Handimômes travaille sur la problématique des modes de garde, mais pas seulement. Il répond aussi à un besoin d’information, d’orientation et de discussion des parents, avec des permanences pour les aider et la création d’un groupe de parole. Et pour les plus fragiles, il y a une possibilité de guidance parentale, avec des entretiens individuels avec un psychologue. » Elle rappelle en outre que le dispositif ne travaille pas qu’avec les multiaccueils mais aussi avec les centres de loisirs, et propose un service de garde à domicile de l’enfant handicapé pour offrir un temps de répit aux familles.
L’an dernier, le réseau Handimômes a accompagné 15 enfants dans leur intégration au sein d’un multiaccueil. Un nombre certes peu important, mais une approche qui vise la meilleure qualité de prise en charge possible. Avec une fierté : « Toutes les demandes ont été satisfaites, se félicite Delphine Ponthieux. Aucun enfant n’est resté sans place d’accueil. »
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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