La solidarité est, il est vrai, mise à toutes les sauces et invoquée à tout propos. La première question abordée par ce livre est de savoir si elle a un sens juridique précis, et lequel. La seconde est de savoir si cette notion d’origine européenne pourrait acquérir la valeur d’un principe juridique reconnu à l’échelle internationale.
La solidarité a d’abord désigné une technique du droit de la responsabilité, destinée à régler les cas de pluralité de créanciers – ce que l’on appelle la « solidarité active » – ou de débiteurs – la « solidarité passive » – d’une même obligation. Le mot lui-même émerge dans le vocabulaire juridique au XVIIIe siècle, comme un synonyme de « solidité ». C’est sous ce sens qu’il figure encore dans le code civil. Alors que le droit civil ne reconnaît en principe d’obligations qu’entre individus, la solidarité permettait de les penser sur un plan collectif, en l’absence de tout lien communautaire et de tout consentement individuel, ce qui a permis à la solidarité sociale de s’émanciper du contrat d’assurance.
La solidarité recouvre en effet dans son usage courant bien des sens différents, quoique complémentaires. Dans sa belle contribution à ce livre, le grand indianiste Charles Malamoud distingue ainsi la solidarité au sens de la compassion, de l’abnégation, de la mutualité, de la coopération et, enfin, de l’interdépendance. Hormis peut-être le cas de la solidarité conjugale, la notion juridique de solidarité réunit rarement ces cinq sens, mais elle combine toujours quelques-uns d’entre eux, prenant à chaque fois un visage différent.
A la différence de la charité ou de l’assistance, la solidarité ne divise pas le monde entre ceux qui donnent sans recevoir et ceux qui reçoivent sans rien donner. Tous ceux qui sont unis par des liens de solidarité ont également vocation à donner selon leurs capacités et à recevoir selon leurs besoins. Expression de l’égale dignité des êtres humains, l’organisation de la solidarité est un frein à l’extension de la logique marchande à toutes les activités humaines. C’est pourquoi elle est une cible privilégiée de l’ultralibéralisme.
C’est seulement en 1978 que ce principe a été affirmé par le législateur. Mais il était à l’œuvre dès la Libération. La création des grands régimes d’assurance maladie, de vieillesse et d’allocations familiales visait, à l’instar du plan Beveridge en 1945 au Royaume-Uni, à couvrir toute la population. Le libéralisme politique et économique, reposant sur l’individualisme, sape, partout où il s’installe, les solidarités familiales, professionnelles, territoriales ou religieuses. La solidarité nationale, là où elle fonctionne, est destinée à prendre le relais de ces solidarités traditionnelles, fondant ainsi une citoyenneté sociale qui s’ajoute à la citoyenneté civile et politique. Celle-ci implique à la fois le devoir de payer des cotisations et le droit de recevoir des prestations. Couvrant toute la population, la solidarité nationale draine des moyens considérables et permet des économies d’échelle. Mais cette puissance financière a son revers : l’anonymat, qui attise à son tour l’individualisme et conduit à voir dans ces régimes des vaches à lait aux ressources inépuisables.
Cette question est très pertinente car le droit européen est précisément le lieu où ces deux principes de solidarité et de libre concurrence sont entrés en collision. A l’origine, on pensait que la Communauté européenne ne s’occuperait que de questions économiques, tandis que les questions sociales resteraient de la compétence exclusive des Etats. Mais cette distinction de l’économique et du social n’a en réalité aucun sens. En effet, il n’est pas de lien économique qui n’ait une dimension sociale, et réciproquement. La dynamique du marché unique a donc incité certains à revendiquer le droit de s’émanciper des régimes de solidarité établis à l’échelle nationale. Pour reprendre le slogan récent d’un assureur privé, ils se sont dit : « Pourquoi payer comme un malade si je ne suis pas malade ? » C’est ce qui a conduit la Cour de justice européenne à qualifier la solidarité d’exception à la règle, la règle étant la libre concurrence sur le marché de l’assurance.
Il l’a été de deux façons. La première, évoquée à l’instant, consiste à faire des solidarités – qu’elles soient nationales ou professionnelles – des dérogations aux libertés économiques, qui doivent dès lors s’interpréter restrictivement. On a ainsi ouvert la porte au law shopping, c’est-à-dire à la possibilité pour les grandes entreprises de faire jouer la concurrence sociale et fiscale entre les Etats membres, tout en demeurant libres d’accéder à leurs marchés. On sape ainsi les bases financières des solidarités nationales sans construire pour autant de solidarités européennes. La seconde méthode, beaucoup plus brutale, se trouve dans les plans d’ajustement imposés par la Troïka(1) aux pays les plus endettés de la zone euro. On leur impose la privatisation et le démantèlement de l’Etat social, non seulement au mépris des compétences reconnues aux Etats par les traités, mais encore en violation des droits fondamentaux garantis par le droit international.
Partout où l’Etat se révèle incapable de garantir le respect des droits sociaux fondamentaux, on voit ressurgir des solidarités communautaires, de type ethnique ou religieux. Et, avec elles, des liens d’allégeance par lesquels les faibles essaient de s’assurer la protection des forts. Là même où l’Etat social continue de fonctionner, il ne peut prétendre au monopole de la solidarité. Faute d’une vision de l’avenir de notre « modèle social », il recentre son action au gré des contraintes financières. Par exemple, en se dégageant du « petit risque » maladie. L’un des enjeux pour l’avenir est de savoir si ce désengagement laissera libre cours au marché de l’assurance ou bien à des formes renouvelées de solidarité civile, reposant sur l’adhésion volontaire à des organismes à but non lucratif. La partie semble mal engagée pour cette dernière en France, si l’on considère les surenchères libérales du Conseil constitutionnel ou l’oubli par la Mutualité de la tradition dont elle est issue. La mission de l’Etat demeure en tout cas essentielle. Il n’est pas nécessairement le gérant de la solidarité nationale, mais il en est le garant, ce qui le situe sur une ligne de crête. L’Etat ne doit ni chercher à absorber toutes les formes de solidarité, ni démissionner de ce rôle de garant en laissant le champ libre au marché ou aux égoïsmes catégoriels.
Comme le montre toute la première partie de notre livre, cette notion, au sens moderne, doit beaucoup plus aux sciences sociales et à la pensée politique qu’au droit. Depuis le XIXe siècle, elle est devenue un concept clé de l’intelligibilité des sociétés. Nous montrons aussi qu’elle trouve assez aisément ses équivalents dans les systèmes de pensée des pays non occidentaux. Elle conserve une grande force tout en étant d’un maniement délicat. Elle peut servir aussi bien à comprendre les repliements communautaires qu’à les dépasser. Mais je ne crois pas qu’elle puisse s’effacer de sitôt.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Le juriste Alain Supiot est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Etat social et mondialisation : analyse juridique des solidarités ». Il a dirigé l’ouvrage La solidarité. Enquête sur un principe juridique (Ed. Odile Jacob, 2015). Il est également l’auteur de Grandeur et misère de l’Etat social (Fayard, 2013).
(1) Au niveau de l’Union européenne, la Troïka désigne l’alliance de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne et du Fonds monétaire international pour superviser les plans de sauvetage et ses implications dans les Etats membres.