Un peu avant 9 heures, dans les mobile homes des familles rom du 86, rue de la Loire, on s’agite. Beaucoup de parents sont déjà partis travailler dans les entreprises de maraîchage environnantes. Philippe Barbo, animateur de l’association Soleil Rom, qui accompagne les dix familles du terrain vers l’insertion, et Adèle Straub, en service civique, rassemblent les enfants de maternelle. Des petits, cartable sur le dos, répètent en souriant « scoala » (« école », en roumain). D’autres sont encore en pyjama. Depuis février, les deux membres de l’association conduisent eux-mêmes les enfants à l’école, pour encourager leur scolarisation dès la petite section.
Sur le terrain de Sainte-Luce-sur-Loire, commune limitrophe de Nantes, dix mobile homes abritent chacun une famille. Un autre sert de bureau à l’équipe de Soleil Rom : un animateur-coordinateur et une conseillère en économie sociale et familiale (CESF) – chacun à 0,75 équivalent temps plein –, une volontaire en service civique faisant fonction d’auxiliaire de vie scolaire et deux stagiaires en master FLE (français langue étrangère) qui dispensent des cours de français sur le terrain. Dans un dernier bungalow, des bénévoles de l’association viennent chaque soir aider les enfants à faire leurs devoirs.
L’association Soleil Rom(1) naît en 2009, constituée tout d’abord de bénévoles habitant Sainte-Luce. Une dizaine de familles rom expulsées d’un grand terrain de Nantes viennent de s’installer illégalement sur leur commune. Ils souhaitent les aider, de concert avec la mairie, qui met à disposition du groupe un terrain communal aménagé disposant d’un accès à l’eau et à l’électricité. Depuis 2004, l’intercommunalité nantaise a préféré démanteler les grands campements rom, sortes de bidonvilles aux conditions de vie inacceptables, pour créer quelques terrains conventionnés. La gestion matérielle du terrain de Sainte-Luce et l’accompagnement des familles sont confiés à Soleil Rom, financée au tiers par la municipalité et aux deux tiers par des fondations d’entreprises et d’autres collectivités. Peu à peu, l’association, qui compte aujourd’hui une trentaine de bénévoles actifs, s’est professionnalisée. « Nous avons acheté des mobile homes d’occasion pour loger les familles, détaille Philippe Barbo, qui a travaillé auparavant en chantiers d’insertion et dans la formation continue. Puis une démarche d’accompagnement a été bâtie autour de quatre axes : l’habitat, l’éducation, la santé et le travail. Notre convention avec la mairie vise l’entrée en logement des dix familles. En 2016, le terrain fermera. »
Les 15 adultes du terrain en mesure de travailler ont actuellement un emploi. L’horizon, il est vrai, s’est éclairci depuis 2014 et la fin des mesures transitoires. Celles-ci obligeaient les Roms, en tant que ressortissants des derniers pays entrés dans l’Union européenne, à obtenir une autorisation de travail ainsi qu’un titre de séjour. « Ils peuvent désormais s’inscrire à Pôle emploi », se réjouit Maëlle Bourreau, CESF à Soleil Rom depuis 2012. Elle seconde les familles, qui n’ont pas du tout la culture du papier et pas toujours la maîtrise du français, dans les démarches administratives et l’accès aux droits. « Les employeurs apprécient la souplesse. Ils n’ont plus besoin de cinq tampons pour prolonger un contrat d’une journée », ajoute Philippe Barbo. Hommes et femmes travaillent dans le maraîchage, car l’animateur connaissait bien le secteur et y a démarché des employeurs. « On avait pensé diversifier l’activité des hommes vers la mécanique ou le bâtiment, mais cela nécessite des formations », explique-t-il. « Les femmes sont intéressées par des postes d’agent d’entretien, mais il faut pouvoir être libre tôt le matin et avoir un véhicule, poursuit Maëlle Bourreau. Or, culturellement, elles s’occupent des enfants et n’ont pas le permis. » Philippe Barbo a formé chacun d’eux, plutôt habitués en Roumanie au système D, à la relation française employé-employeur : « Au départ, certains travaillaient un mois et repartaient en Roumanie sans prévenir leur patron, estimant qu’ils avaient suffisamment gagné pour quelques temps. » Il a fallu expliquer ce qu’est un salaire, l’ouverture des droits, les notions d’engagement et de travail d’équipe.
Depuis 2014, si les habitants du terrain ont encore besoin de l’aide de l’association pour rédiger leurs curriculum vitæ, ils contactent les employeurs en direct. « On craignait un peu qu’ils entrent, dès qu’ils en auraient la possibilité, dans une logique de consommation de leurs 300 jours d’allocation chômage, reconnaît Philippe Barbo. Mais globalement, ce n’est pas le cas. Ils préfèrent l’emploi régulier et la stabilité financière, qui leur ouvrira les portes d’un logement. » L’emploi permet aux familles de passer de l’aide médicale de l’Etat (AME) à la sécurité sociale. Ce qui aide l’équipe à travailler sur l’accès aux soins pour éviter que les familles recourent systématiquement aux urgences. « Au départ, on a fait beaucoup d’accompagnement aux rendez-vous médicaux pour expliquer le fonctionnement et les prescriptions et pour rassurer, raconte Maëlle Bourreau. Nous continuons à prendre quelques rendez-vous téléphoniques pour eux, car ils ont du mal. » Toutes les femmes ont fait un bilan de santé complet. Un partenariat avec le planning familial sur le thème de la contraception a été mis en place à leur demande. Les grossesses et les enfants sont des sujets qui motivent les familles à se projeter davantage dans un suivi de santé régulier.
Surtout, le contact établi par Philippe Barbo avec un cabinet médical de Sainte-Luce-sur-Loire qui accepte de suivre toutes les familles du terrain a permis de fonder cette éducation à la santé sur un lien de confiance. « Je me demandais s’ils ne surconsommaient pas des consultations, raconte-t-il. Mais les médecins m’ont mis à l’aise en m’expliquant que c’était normal pour des populations longtemps privées de soins. » Pour Antoine Robine, médecin généraliste du cabinet, la médiation opérée par Soleil Rom porte ses fruits : « Avant, les familles débarquaient en nombre et sans prévenir dans la salle d’attente. Désormais, elles comprennent comment fonctionne le système libéral. Ceux qui parlent mal français viennent avec un interprète. Ils reviennent nous voir après un passage aux urgences pour se faire expliquer ce qui s’est passé, et on sait où les joindre, via Soleil Rom, étant donné qu’ils changent sans cesse de numéro de portable. » Il reste deux axes à travailler : le suivi des hommes qui travaillent beaucoup et ne prennent pas le temps de consulter ainsi que la prévention – entre autres, sur la vaccination, le tabagisme ou l’alimentation équilibrée.
11 h 45. Adèle Straub sort de l’école avec les enfants. Une convention entre l’inspection académique et Soleil Rom permet à un ou deux volontaires du service civique de prendre en charge le suivi scolaire des élèves. Adèle Straub apporte ainsi une aide individualisée à deux enfants différents chaque matin. « Je répète les consignes, je travaille la langue et l’orthographe avec eux, je consolide les nouveaux apprentissages », décrit la jeune femme. Pour Sabine Martin, enseignante à la maternelle de Sainte-Luce, la présence de la volontaire favorise une meilleure intégration des enfants aux activités : « Certains arrivent en cours d’année, d’autres n’ont jamais été scolarisés. Ils sont un peu perdus dans les règles de classe. Adèle est un repère et rattrape avec eux les compétences non encore acquises. Soleil Rom permet aussi d’établir un lien avec les familles et pousse à la présence régulière des enfants, véritable atout pour l’acquisition de la langue française. »
Depuis deux ans, l’association s’est attaquée aux réticences des familles à scolariser les enfants dès la maternelle. En 2014, comme première étape, Soleil Rom a installé un jardin d’enfants, La Gradinita, dans l’un des mobile homes du terrain. « On y proposait des comptines, du collage de gommettes, des puzzles, du découpage ou des sorties à la médiathèque : autant d’activités inconnues des petits », relate Maëlle Bourreau. L’équipe espérait que l’enthousiasme éveillé chez les petits contaminerait les parents, mais à la rentrée suivante, ceux-ci n’ont pas davantage amené les enfants à l’école. « Ils ont intégré l’obligation scolaire dès le CP, mais dans leur culture, on ne lâche pas un enfant trop jeune, décrypte Philippe Barbo. De plus, les parents préfèrent travailler tôt car les heures de nuit sont payées double, et beaucoup d’entre eux gardent de l’école roumaine le souvenir d’un lieu où ils ont été stigmatisés et humiliés. » Mais les enfants, ne commençant qu’au CP, doivent non seulement s’adapter à un milieu scolaire qu’ils découvrent, mais aussi affronter un retard scolaire et langagier qui les met souvent en échec. Depuis février, Soleil Rom s’occupe donc des conduites quotidiennes des enfants à la maternelle, en espérant passer le relais rapidement aux parents.
Autre difficulté, le midi, les enfants ne restent pas à la cantine car ils n’y mangent rien. « On a du mal à aider les familles à modifier leurs habitudes alimentaires, regrette Philippe Barbo. Ils mangent beaucoup, très gras et très carné, peu de légumes et peu équilibré, comme beaucoup de gens précaires, ce qui crée des problèmes de santé. » L’association a bien organisé une formation d’éducation à l’alimentation pour les femmes rom, qui ont l’exclusivité des fourneaux. « Elles comprennent, mais il faudra plus de temps pour changer des habitudes culturelles. »
Cet après-midi, Audrey Boissé, l’une des deux stagiaires en master FLE, vient donner un cours de français à une femme du terrain. « J’enseigne à partir de cas pratiques et de situations du quotidien, détaille-t-elle. On apprend d’abord du vocabulaire, puis on simule la situation sous forme de jeu de rôles et on fait une séance d’immersion où j’accompagne l’apprenante sur le terrain, pour mettre en pratique. » Ces cours sont aussi l’occasion pour les jeunes Roms de se confier, de sortir du quotidien de mère au foyer. Les adultes qui travaillent beaucoup sont malheureusement peu disponibles pour ces cours de français et la vie en groupe sur le terrain, où l’on parle en roumain, ne leur permet pas de progresser. Une vraie limite à leur autonomie. Avec un autre stagiaire, Audrey Boissé intervient aussi chaque semaine auprès des enfants pour un apprentissage de la langue fondé sur des jeux.
Adèle Staub sort des tables pour que les enfants goûtent dehors. Elle montre à une mère le cahier de vie de son enfant, où la volontaire a collé des photos du garçon en classe : « C’est plus parlant qu’expliquer les activités. » Des voitures entrent sur le terrain. Ce sont des bénévoles de la commune qui se relaient pour aider chaque soir les enfants à faire leurs devoirs. Pendant les vacances, l’association organise des loisirs sur place ou à l’extérieur, « pour que les enfants ne s’ennuient pas pendant que leurs parents travaillent ».
Malgré un changement politique aux dernières élections, la nouvelle équipe municipale a renouvelé la convention signée avec Soleil Rom. Le projet va ainsi pouvoir entrer dans sa dernière phase : trouver un logement aux dix familles dans un délai de un an. « La mairie a mis en place une commission “logement” à laquelle nous participons, avec le centre communal d’action sociale et six bailleurs sociaux », précise Philippe Barbo. Ces derniers attendent des garanties financières des familles. Or, même si leurs emplois sont saisonniers, celles-ci ont toutes des ressources et des droits ouverts. Surtout, les bailleurs ont besoin d’être rassurés quant à la capacité des habitants du 86, rue de la Loire à s’adapter à la vie en logements sociaux. « Le travail de Soleil Rom est très intéressant car il a abordé l’intégration par différentes entrées, comme la santé ou l’école, estime Marie-Chantal Pichon, adjointe aux solidarités et à la petite enfance à Sainte-Luce. On arrive maintenant à l’étape de la sédentarisation, difficile car, d’un côté, les familles, qui ont été cocoonées et suppléées, n’ont pas envie de perdre cela. De l’autre, les habitants des immeubles ne voient pas d’un bon œil l’arrivée d’une famille rom. Il faudra les inciter à la bienveillance. Et même si ces gens ont été déracinés ou ont connu un passé difficile, leur intégration se devra d’être exemplaire. »
Toute la difficulté est de jongler avec cette attente exigeante de l’« extérieur » et des logements sociaux « qui ne correspondent pas forcément au mode de vie très communautaire des familles », explique Maëlle Bourreau. « Idéalement, il leur faudrait des pavillons ou de grands logements semi-collectifs en milieu rural. » Car les familles pallient leurs fragilités en jouant sur le collectif : elles covoiturent pour travailler, s’entraident pour garder les enfants ou pour l’interprétariat en français. Habiter un petit appartement en immeuble est peu compatible avec ce type de fonctionnement et pose la question de la gestion d’une migration de clans familiaux au complet. Sans compter qu’il est difficile pour l’association de présager des familles qui ne seront finalement pas intégrables, car le logement ne convient pas à tous. « Nous rédigeons actuellement pour les bailleurs une fiche par famille qui récapitule sa situation financière précise, mais surtout ses besoins et souhaits réels », explique l’animateur.
Il va s’agir ensuite pour Soleil Rom de travailler l’autonomie dans le logement : « Le paiement des loyers et des charges alors qu’ils ont des revenus irréguliers, la budgétisation, la propreté, les économies d’énergie, l’intégration dans le quartier et le respect du voisinage », énumère Maëlle Bourreau. L’association imagine aussi un système de parrainage d’une famille par un voisin accueillant repéré par les bailleurs.
Soleil Rom ne sait pas encore quel sera son avenir après la fermeture du terrain, mais l’équipe a constaté combien l’ancrage local du dispositif a favorisé l’intégration des familles. Le fait de travailler avec des employeurs, des soignants, des enseignants et des bénévoles connus et de proximité a tout facilité. « Les familles du terrain sont des habitants de Sainte-Luce-sur-Loire : ils ont voté aux élections municipales, les enfants reconnaissent les autres élèves dans la rue », souligne Maëlle Bourreau, qui espère que les logements proposés aux familles le seront sur la commune ou à proximité de leurs connaissances déjà installées. Philippe Barbo imagine l’accompagnement social des Roms sous cette forme : la responsabilisation de communes accueillant des familles sur des terrains conventionnés. « Si chaque commune de l’agglomération nantaise hébergeait dix familles, ce serait la fin des terrains sauvages. Il faut bien comprendre, poursuit-il, que la migration des Roms n’est pas ethnique et de moins en moins pendulaire. Elle est économique : ces personnes ont l’intention de rester et de travailler ici pour vivre mieux. » Or, estime-t-il, le travail social sur des terrains sauvages est quasi impossible. « Les circulaires conditionnent l’intégration des familles à leur maîtrise du français, à l’obtention d’un travail et à la scolarisation des enfants. Mais c’est irréalisable pour des gens qui n’ont ni eau, ni électricité, ni nourriture. » Pourtant, le fondateur de Soleil Rom sait aussi que les terrains conventionnés sont de plus en plus rares, fermant au gré de changements politiques ou à cause de la précarité des financements privés des associations qui les gèrent.
Maintenant que les mesures transitoires concernant les Roms en France sont levées, on pourrait s’interroger sur la pertinence d’un accompagnement social spécial pour ces familles. L’ethnicisation de l’action pourrait renforcer l’idée qu’il s’agit d’un public particulier et problématique et traiterait un stéréotype du Rom sans s’intéresser aux parcours individuels. « J’ai regretté d’avoir appelé l’association Soleil Rom, je préfère dire que je m’occupe de travailleurs étrangers. Des étrangers comme les autres qui viennent d’un pays de l’Union européenne. » A ceci près qu’il s’agit de travailler l’intégration, dans une culture différente, de gens qui ont toujours vécu rejetés dans leur pays d’origine.
(1) Soleil Rom : tél. 02 40 25 63 88 –