« Le travail social a créé son propre appareil de formation professionnelle – avec des écoles du travail social, des diplômes ou certifications d’Etat qui forment à 14 métiers –, afin d’être autonome et d’éviter une “universitarisation”(1) des formations. Cela n’a pas empêché les universités de créer progressivement des licences et des masters spécialisés dans ce secteur, et d’instaurer une concurrence sur le marché du travail. Si les employeurs préfèrent toujours recruter des professionnels formés par les écoles, cette dualité française a entraîné le décrochage de ces établissements par rapport aux normes académiques : les diplômes en travail social ne s’intègrent que partiellement au cursus LMD (licence-master-doctorat) et aux ECTS (European Credits Transfer System) et la recherche est insuffisamment développée. Les établissements de formation restent des “petites écoles”, qui tournent le dos aux exigences académiques au nom d’une revendication professionnelle corporatiste, qui s’est progressivement transformée en assignation à une praticité.
Depuis 2008, un mouvement de “scientifisation” du travail social, qui vise à terme la reconnaissance de celui-ci comme savoir scientifique, a été initié dans les écoles et a entraîné le développement d’une réflexion épistémologique et d’activités de recherche. Cependant, deux écueils menacent aujourd’hui ce processus d’adaptation : le retour de l’appareil de formation professionnelle au statu quo d’avant 2008 (offre de formation dispersée dans un cadre ignorant les références académiques) ou son “universitarisation” de fait, qui tournerait le dos à sa culture et à son histoire. Le chemin qui doit conduire à une “académisation” des écoles professionnelles selon les normes scientifiques de l’enseignement supérieur tout en s’inscrivant dans une culture des “grandes écoles” est donc étroit. C’est celui qu’emprunte le projet des hautes écoles professionnelles en action sociale (HEPAS) porté par l’Unaforis (Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale), mais rien n’indique qu’il sera validé par l’Etat(2). Or, si cette proposition ne reçoit pas de traduction réglementaire – sur le modèle du décret fondateur des instituts régionaux du travail social du 22 août 1986 –, l’appareil de formation n’échappera pas, un jour ou l’autre, à son “universitarisation”. S’il n’a pas la capacité de négocier des liens équilibrés avec les universités, cet appareil de formation professionnelle ne disposera pas de la légitimité scientifique suffisante pour faire valoir ses spécificités. Et, à terme, les écoles seront absorbées par la logique universitaire, alors même que celle-ci peine à s’adapter à ce que font les premières depuis toujours : préparer à une professionnalisation et à une utilité sociale reconnues par les acteurs sociaux. La reconnaissance réglementaire des HEPAS permettrait aux écoles de s’adapter en répondant aux critères académiques de l’université pour lutter contre le décrochage scientifique français du travail social.
En effet, le travail social n’est toujours pas une discipline en France. Malgré ses 1,2 million de professionnels, ce secteur ne bénéficie toujours pas de l’appui scientifique adéquat pour se développer, et notre pays fait figure d’exception. La création de la spécialité “travail social” aux doctorats de sociologie et de sciences de l’éducation du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) est un premier pas. Néanmoins, cette initiative demeure une exception et, surtout, les recherches effectuées dans ce cadre sont orientées par les finalités des disciplines d’accueil, qui ne sont pas celles du travail social. Le handicap que constitue l’absence de chercheurs en travail social financés par les pouvoirs publics et de doctorats susceptibles de soutenir cette profession ne peut plus durer. Sachant que, même dans le cas où une discipline universitaire “travail social” serait créée aujourd’hui, 90 % des formateurs et des écoles seraient disqualifiés. Ni les uns ni les autres ne peuvent satisfaire aux critères scientifiques de l’université, et une telle option reviendrait à sonner le glas des formations professionnelles du travail social relevant du modèle des écoles en France. Dans une telle perspective, l’université pourrait-elle mener à bien le nécessaire projet de “scientifisation” du travail social visant à développer à terme une science professionnelle ? Il semble difficile pour les universitaires, qui contestent encore la légitimité d’une science sociale assujettie à une utilité sociale, de développer une telle approche.
On observe à l’échelle mondiale tout un mouvement tendant à développer une science de travail social et l’émergence d’une communauté scientifique plus ou moins forte selon les pays(3). La France fait, quant à elle, figure de mauvaise élève : ses universitaires ne reconnaissent pas la légitimité d’un tel projet et les formateurs des écoles ne disposent pas de la légitimité pour y participer pleinement.
Pour sortir de cette ornière, la première étape est de créer un cursus LMD dans les formations sociales et de développer des recherches consacrées au travail social, sous la responsabilité d’un corps professoral, qui formerait progressivement une communauté scientifique. Si l’instauration d’une discipline universitaire “travail social” risquerait de disqualifier dans l’immédiat les écoles du travail social, une autre option serait de créer, sur le modèle des sections proposées par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), une discipline professionnelle du travail social. Mais cela suppose que l’Etat reconnaisse préalablement les HEPAS comme des grandes écoles.
La création d’une discipline professionnelle – issue de la collaboration entre les hautes écoles et les universités – serait une avancée pour le travail social, mais aussi pour les autres professions complexes qui réclament leur reconnaissance dans la communauté scientifique alors que leurs appareils de formation se sont construits en dehors des universités. Mais il faudrait alors que le label “HEPAS” soit soumis à un cahier des charges qui, fixé par décret, autoriserait à délivrer les nouvelles qualifications issues de la réingénierie des formations et positionnées aux niveaux de la licence et du master. Ce document devrait également prévoir non seulement les qualifications des professeurs, les activités indispensables que les hautes écoles devraient développer (sur la base du projet de l’Unaforis), leurs modalités de gouvernance et leur taille critique, mais aussi les liens tissés avec l’université pour mettre en œuvre le doctorat en travail social. Il faudrait également définir un régulateur de cette nouvelle discipline professionnelle, qui pourrait être une instance hybride où siégeraient des représentants de l’Unaforis, des universités, du CNRS, des employeurs, etc. L’enjeu est de créer un cadre institutionnel légal – avec des HEPAS reconnues comme académies professionnelles – qui garantisse le développement d’une discipline professionnelle et, à terme, d’une science du travail social. »
(1) Fait d’intégrer totalement ou partiellement un enseignement préexistant, le plus souvent professionnel, dans le cadre institutionnel de l’université.
(2) La proposition d’élaborer un cahier des charges Etat-régions incitant à des coopérations sous la responsabilité des régions à partir d’exigences de qualité qu’a formulée le groupe de travail des « états généraux du travail social » portant sur la « formation initiale et continue » est insuffisante. Elle ne permettra pas aux nouveaux établissements d’être dotés de prérogatives académiques, que seul l’Etat peut accorder par décret.
(3) Voir la précédente tribune de Stéphane Rullac, intitulée « Sortir du village gaulois ! », dans les ASH n° 2883 du 14-11-14, p. 28.