Un tiers de la population inscrite sur les listes électorales est en situation de précarité – soit 17 millions de personnes, selon notre enquête quantitative. Il s’agit d’une population dont les trajectoires sont très diverses. Un ouvrier sur deux est en situation de précarité, plus du tiers des employés, des agriculteurs, des petits artisans et commerçants. Toutes ces personnes ne font plus entendre leur voix car l’un des effets marquants de la précarité, c’est le retrait de la vie de la cité, qui se traduit notamment par une moindre inscription sur les listes électorales. Les populations en situation de précarité sont en effet quatre fois moins inscrites que les autres. La précarité change la vie des gens qui la subissent et, par rebond, celle de la cité.
Il existe des travaux très intéressants sur la précarité qui permettent de comprendre finement ces situations, mais ils ne prennent pas en compte le champ politique. Parallèlement, on trouve de belles enquêtes politiques qui ne permettent pas de saisir les populations précaires. Celles-ci n’apparaissent pas dans les sondages et sont difficiles à approcher. Nous avons donc eu envie de relier les deux pour interroger les effets politiques de la précarité.
Cette élection, par son intensité, parvient à mobiliser une grande majorité de citoyens, y compris des gens qui au quotidien ne s’intéressent pas forcément à la politique parce qu’ils sont préoccupés par la survie : trouver à manger, payer les factures… Pour l’enquête qualitative, nous avons interrogé un total de 114 personnes, une semaine avant le premier tour et pendant l’entre-deux-tours. Nous étions donc très proches du moment électoral lui-même. Nous avons travaillé à Paris, à Grenoble et à Bordeaux en nous appuyant sur le réseau des écoles de Sciences Po. Quant à l’enquête quantitative, elle a été réalisée quelques semaines après la présidentielle dans le cadre de l’enquête post-électorale coordonnée par Nicolas Sauger à Sciences Po Paris, en introduisant un module permettant de mesurer le niveau de précarité grâce au score EPICES [évaluation de la précarité et des inégalités de santé dans les centres d’examens de santé], utilisé par les centres de sécurité sociale pour détecter les populations en situation de fragilité. Celui-ci a l’avantage de ne pas prendre seulement en compte la précarité monétaire, mais aussi des indicateurs d’isolement et de privation de biens non matériels.
Notre livre rejoint en cela une démonstration déjà faite par d’autres. Je pense en particulier au très beau film Se battre, de Jean-Pierre Duret. La vie des populations précaires renvoie à un combat au quotidien pour obtenir les ressources permettant de survivre. C’est une lutte perpétuellement renouvelée avec les administrations, mais aussi avec les associations car il faut en permanence prouver que l’on fait des efforts pour s’en sortir. Nous avons rencontré des populations très fragiles mais encore mobilisées, en tout cas suffisamment pour faire appel aux associations caritatives et avoir accès à certaines ressources.
C’est grâce à ces petits plaisirs que ces populations restent en vie et trouvent la force de combattre, par exemple de continuer à s’acheter un paquet de cigarettes alors qu’objectivement c’est déraisonnable, compte tenu de son prix. Ce peut être aussi d’économiser pour pouvoir partir en vacances. Des gens parviennent également à garder espoir parce qu’ils sont capables de continuer à faire attention à leur apparence. Comme ces dames très coquettes et bien maquillées qui viennent chercher leur colis alimentaire. Cela leur permet de ne pas s’écrouler. Les personnes qui vont le plus mal sont celles qui ne parviennent plus à préserver ces petits plaisirs. Je pense à une dame qui expliquait qu’elle n’avait pas pu faire de repas de Noël pour ses enfants. Ce sont ces choses symboliques qui marquent vraiment les gens.
Si elle incite au combat pour obtenir des ressources, la précarité met en revanche en concurrence entre elles les personnes précaires pour l’obtention de ces ressources rares. Du coup, elle conduit à percevoir l’autre comme un concurrent potentiel. Ce qui explique que les populations en situation de fragilité soient sensibles à la logique du bouc émissaire et aux accusations d’assistanat brandies par certaines formations politiques. Les gens ont le sentiment qu’il y a des vrais pauvres qui ne s’en sortent pas et des fraudeurs qui captent les ressources. On impute ainsi les difficultés que l’on subit à d’autres précaires, et non au chômage, à la crise financière ou à l’insuffisance des politiques. Chaque personne aidée a son bouc émissaire. Pour ceux qui se disent Français de souche, ce seront les immigrés. Pour ces derniers, ce seront les immigrés plus récemment arrivés, ou encore les Roms. Cela explique le sentiment de sympathie pour la candidature de Marine Le Pen que l’on observe chez les personnes en situation de fragilité, même si toutes, loin de là, ne se disent pas prêtes à voter pour elle.
Elles votent quatre fois moins que le reste de la population, trois fois moins à la présidentielle. La précarité tient les personnes en retrait du vote, mais lorsqu’elles votent, elles le font plutôt pour le candidat de gauche. C’était vrai en tout cas lors de l’élection présidentielle de 2012, avec un fort rejet de la candidature de Nicolas Sarkozy, considéré comme le candidat des riches. On observait aussi une attirance pour Marine Le Pen, en particulier pour ses propositions concernant l’immigration. La précarité augmente le fait d’être d’accord avec l’idée selon laquelle il y aurait trop d’immigrés en France. Toutefois, seules quatre personnes sur les 114 interrogées nous ont indiqué qu’elles comptaient voter pour le Front national. Il existe donc un net décalage entre la sympathie affichée pour certaines thèses du Front national et le passage au vote frontiste. En revanche, si un certain nombre des personnes enquêtées ont un passé de militant de gauche, Jean-Luc Mélenchon n’apparaît pas comme le candidat des précaires. D’ailleurs, d’une façon générale, il n’existe pas de candidat des précaires. La précarité accentue les clivages tout en recouvrant une grande diversité de positionnements politiques.
Il ne faut pas parler à leur place, mais mettre en place des dispositifs leur permettant d’être actifs dans la vie de la cité. Lors de l’élection présidentielle de 2012, nous avons constaté qu’ils suivaient la campagne en dépit des efforts que cela leur demandait pour accéder à l’information. Il existe un intérêt chez eux pour la politique, même s’il ne se traduit pas en termes de participation électorale. Cela s’explique notamment par des problèmes d’inscription sur les listes électorales et par un isolement social qui fait qu’ils ne sont pas incités à aller voter. Les populations précaires cumulent les difficultés, et il y a sans doute des choses à imaginer pour leur redonner l’envie d’aller voter. La première serait de faciliter leur inscription. Encore aujourd’hui, il faut s’inscrire plusieurs mois avant le scrutin et renouveler cette inscription à chaque déménagement. Mais les gens qui ne savent pas ce qu’ils mangeront le soir ne pensent pas à s’inscrire avant le 31 décembre de l’année en cours. Et au moment où ils commencent à s’intéresser à la campagne, il est trop tard. Il ne serait pourtant pas très compliqué de simplifier la procédure. Il est essentiel de faciliter la participation électorale car, lorsqu’elle est acquise, elle peut entraîner d’autres formes de participation citoyenne. C’est un préalable et pas un substitut. Bien sûr, ce qui pourrait ramener les gens vers les urnes serait d’abord d’avoir du travail. Mais en attendant, il est nécessaire de faciliter le vote des populations précaires. Il faut les inciter à prendre la parole et leur montrer qu’on les écoute.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Céline Braconnier est professeure de sciences politiques et directrice de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye. Elle publie avec Nonna Mayer Les inaudibles. Sociologie politique des précaires (Ed.Presses de Sciences Po, 2015).