Le centre d’hébergement d’urgence (CHU) Romain-Rolland de Montrouge (Hauts-de-Seine)(1), c’est un peu l’auberge espagnole. Sur les 93 personnes accueillies, on trouve des hommes et des femmes, âgés de 18 à 85 ans, dont 60 % sont d’origine étrangère. Ils viennent des quatre coins du monde – États-Unis, Nigéria, Guinée, Pakistan, Inde, etc. – et parlent autant de langues différentes. Ils ont des parcours très divers. Certains vivent à la rue depuis des années, d’autres depuis quelques semaines seulement. Il y a des personnes sans papiers et des étudiants sans ressources. Des résidents qui font du bénévolat ou ont un emploi, d’autres qui en sont très éloignés. Beaucoup de personnes qui ont des problèmes de santé. Des personnes sans domicile fixe qui vivent avec leur chien, lequel a également le droit de dormir au CHU. Puis, dans les couloirs, on croise ces animateurs qui se distinguent des résidents avec leur gilet estampillé « SAMU social de Paris ». Et enfin, dans leurs bureaux, des travailleuses sociales, un médecin, une psychologue… Mais la particularité de Romain-Rolland est que s’y mélangent deux publics qui n’ont pas l’habitude de cohabiter dans un CHU : des personnes hébergées à la nuitée (49 places) et des résidents qui vivent là en continu (44 places).
Le bâtiment a été conçu spécifiquement en fonction de cette mixité. Voilà quatre ans, afin de satisfaire les objectifs de continuité fixés par la loi « DALO » tout en continuant à répondre à l’urgence, le SAMU social a décidé de fermer le vieux CHU de Montrouge (ouvert en 1998, il voyait passer quelque 600 sans-abri par an dans de grandes chambrées) et d’inaugurer un nouveau lieu à quelques pâtés de maisons de là. C’est une ancienne caserne de gendarmerie qui a été totalement restructurée pour héberger cette double population, et dont seule la façade classée a été conservée. Il a fallu diviser le lieu horizontalement – l’urgence du 1er au 3e étages, les personnes en stabilisation du 4e au 6e étages –, mais aussi verticalement – la partie gauche réservée aux femmes, celle de droite aux hommes, avec accès par deux ascenseurs distincts. Tous peuvent se retrouver dans les espaces communs : le réfectoire, la salle de télé et le grand jardin de 800 m2 que les personnes hébergées ont elles-mêmes aménagé.
C’est donc un lieu flambant neuf de 3 000 m2 que professionnels et hébergés ont intégré en juin dernier. Mais le bâtiment souffre encore de quelques imperfections. « Entre la théorie et la pratique, il y a forcément des ajustements à faire », admet Quentin Le Maguer, directeur adjoint du CHU, évoquant notamment la baie vitrée qui donne sur la rue – « inadaptée, quand on reçoit un public qui peut avoir des accès de violence » – ou les chambres qui ne ferment pas à clé – « alors que notre public a besoin de mettre ses affaires en sécurité ». Toutes les salles ne sont pas non plus entièrement équipées : il manque des ordinateurs en salle informatique ainsi que des machines dans la salle de sports, mais des appels au mécénat ont été lancés et le matériel ne saurait tarder à arriver.
L’accueil d’urgence fonctionne comme auparavant. Les sans-abri sont accueillis de 19 h 45 jusqu’à 5 heures du matin. « La moitié des gens viennent par eux-mêmes, dirigés par le 115, les autres arrivent avec les maraudes du SAMU social, précise Quentin Le Maguer. Avec une évolution des profils au fil des heures : en début de soirée, des personnes qui sont capables de marcher et de se repérer dans Paris et, vers 4 heures du matin, des hommes et des femmes plus alcoolisés, perdus, en situation d’exclusion extrême. » L’équipe de professionnels leur propose une mise à l’abri dans une chambre individuelle, un repas chaud (jusqu’à 4 h 30 du matin), fournit des kits d’hygiène, donne accès aux machines à laver le linge et propose quelques animations. « Pas dans une logique éducative, davantage dans celle de leur changer les idées, explique Stéphane Tutiau, animateur. Hier, c’était une soirée poker, la semaine dernière, un tournoi de baby-foot, et on prévoit des matchs d’improvisation. »
Le matin, le petit déjeuner est servi jusqu’à 10 h 30, souvent enchaîné par des rendez-vous avec les référentes sociales ou le médecin. Les derniers départs sont imposés pour 11 h 30. « Il arrive que certains se cachent dans les toilettes pour ne pas partir dans le froid, pointe Quentin Le Maguer, mais la plupart des personnes jouent le jeu, et notamment celles qui souffrent d’addiction à l’alcool, qui quittent le centre tôt pour boire. » Toute la difficulté étant de faire comprendre aux personnes accueillies en urgence qu’elles doivent quitter les lieux alors que les « permanents » restent… « Pour éviter les conflits, nous demandons aux personnes “en continuité” de rester dans leur chambre entre 11 heures et midi », précise le directeur adjoint.
Ces « internes » sont presque tous passés par l’urgence. « Tous les jeudis, nous nous réunissons en commission pour décider à quelles personnes accueillies pour la nuit nous pouvons proposer de passer en stabilisation, explique Pierre Joubert, directeur de la structure. Il n’y a pas de tirage au sort ou de passe-droit. Ce sont les personnes pour qui nous pensons qu’un hébergement en continu peut être un moteur vers la réinsertion. L’équipe pluridisciplinaire évalue leur capacité à se construire un parcours vers l’autonomie. L’idée est qu’il y ait du travail social à mener et un minimum d’envie ! Nous cherchons à avoir un public hétérogène au niveau des prises en charge pour donner sa chance à tout le monde. » Sur les 44 places de stabilisation, le SAMU social de Paris dispose de 28 places dédiées à ses hébergés d’urgence, les 16 autres places étant réservées aux personnes orientées par des services intégrés d’accueil et d’orientation (dix par le SIAO 75 et six par le SIAO 92). « Mais seules deux à trois places s’ouvrent par mois, étant donné que 80 % des hébergés entrés à l’ouverture il y a dix mois sont toujours là », reconnaît Pierre Joubert. En effet, même si, pour éviter l’engorgement, la sortie doit être envisagée, aucun délai n’est fixé et l’équipe laisse aux personnes en stabilisation le temps de se poser, de retrouver des repères et de reprendre confiance en elles avant de leur proposer un logement autonome.
Toutes ces personnes signent un contrat de séjour et s’engagent sur des objectifs avec les référentes sociales. Elles doivent aussi suivre le règlement, et notamment rentrer au centre de Mont rouge tous les soirs pour 23 heures. « Nous restons souples, concède Quentin Le Maguer. Nous acceptons les retards ou les absences du moment que nous sommes prévenus. » L’intérêt de cette démarche est de responsabiliser les résidents. « Ils se rendent compte, pour la plupart, que les places sont rares et que d’autres personnes attendent pour avoir une chambre, donc ils font attention. » Globalement, les hébergés ont bien investi leur lieu de vie. « Certains n’ont pas eu de lieu privé depuis très longtemps, et c’est important qu’ils aient leur propre chambre. Alors, quand ils demandent à partir pendant une semaine l’été, cela pose problème en termes de taux de remplissage mais, pour moi, il est impensable de proposer cette chambre temporairement inoccupée à une personne en urgence, fait valoir Pierre Joubert. D’autant que nous essayons d’éviter de mélanger, dans les étages, “grands” et “moyens exclus”. Bien sûr, il y a toujours des personnes qui disparaissent du jour au lendemain, sans doute parce qu’au final elles n’étaient pas vraiment prêtes à adhérer à une stabilisation. Nous attendons en général quatre ou cinq jours avant de proposer leur place à quelqu’un d’autre. »
La responsabilisation s’étend au ménage dans les chambres. « Une fois par semaine, nous faisons des visites en chambre pour vérifier qu’ils ne stockent pas de l’alcool ou de la nourriture, mais pour le reste nous fonctionnons sur la confiance », précise Quentin Le Maguer.
Cette confiance, les professionnels l’ont accordée à Samuels K. D’origine nigériane, ce quinquagénaire vit au CHU depuis août dernier, après avoir été orienté par le 115. Il maîtrise encore mal le français mais se dit très motivé pour trouver un travail – « enseigner l’anglais, faire le taxi, des animations ». « J’ai dormi à la rue car je n’avais plus d’argent en arrivant en France, raconte-t-il dans la langue de Shakespeare. Quand j’ai rencontré les travailleurs sociaux de Romain-Rolland, je leur ai parlé de mes problèmes de santé. Etre en prise en charge prolongée m’a apaisé, en m’enlevant notamment l’angoisse de savoir quand je mangerais mon prochain repas chaud. » Inscrit à Pôle emploi, Samuels K. fait du bénévolat aux Restos du cœur et attend un logement autonome. Au CHU, il croise souvent d’anciennes connaissances hébergées, elles, dans le cadre de l’urgence et qu’il a rencontrées dans d’autres centres durant son parcours à la rue. « Je ne pense pas que ces personnes sont envieuses de ma place en stabilisation. Elles savent que ce n’est qu’une transition pour moi et qu’un jour ce sera leur tour. »
Philippe D., 50 ans, est arrivé quant à lui au centre de Montrouge il y a trois mois. « On m’a proposé de venir ici pour réintégrer doucement la vie au quotidien, retrouver du travail… Pendant trois ans, j’ai fait le 115 tous les jours. Dans ma précédente vie, j’étais kiné. Suite à un grave accident, j’ai perdu la mémoire. Puis j’ai perdu mes papiers… Ici, je me refais doucement une santé et m’habitue de nouveau à avoir un emploi du temps régulier, une discipline de vie. » Depuis peu, Philippe D. touche le revenu de solidarité active « socle » et l’allocation aux adultes handicapés, ce qui lui permet de nouveau « de consommer, d’exister ». Il est en attente d’un logement HLM. « Ce résident avait surtout besoin de se remettre en confiance. Il participe à tous les ateliers possibles et imaginables sur le centre. Il va faire un chantier d’insertion, et c’est parti ! se réjouit Quentin Le Maguer. Certains ont de longues périodes d’errance derrière eux et mettront plus de temps à se réacclimater à tout ce qui est vie quotidienne, quitte à rester plusieurs années dans nos murs. »
Un hébergement en continu implique de revoir l’organisation de l’établissement et de proposer des activités en journée. Il a fallu pour cela étoffer l’équipe du CHU. Si Pierre Joubert, le directeur de l’établissement, regrette qu’aucun moniteur-éducateur n’ait pu être embauché « faute de budget », les animateurs en poste ont pu suivre des formations. Aujourd’hui, Romain-Rolland compte 30 équivalents temps plein et 20 vacataires. Avec une structure ouverte 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, les postes d’animation ont été redéployés afin de couvrir les tranches horaires complémentaires, de jour et de nuit. Et au cours de ces temps de travail, les animateurs s’occupent des consignes, des vestiaires, des lessives, ou encore d’orienter les hébergés. Quant aux ateliers (soins du corps, dessin, journal, jardinage), ils sont répartis selon les affinités des personnels. La veille, le plus souvent, ceux-ci font part aux résidents en long séjour du programme du lendemain, afin de les motiver. « Certaines personnes hébergées préfèrent simplement se poser dans le salon, nous ne forçons rien. Il ne faut pas faire de l’occupationnel, mais il ne faut pas non plus aller contre l’occupationnel, explique Stéphane Tutiau, animateur, qui propose entre autres un atelier d’écriture spontanée. Tous les quinze jours, pendant deux heures, un petit groupe se réunit pour s’exprimer sur un sujet que je lance. Ils écrivent puis lisent à voix haute leur texte et débattent. L’objectif est de prendre du plaisir. On ne leur demande pas d’engagement dans les ateliers. Ils viennent quand ils n’ont pas de démarches à faire à l’extérieur car c’est un moment où ils oublient leurs soucis et reprennent confiance en eux. Et puis ils ont beau se croiser dans les couloirs du CHU, ils apprennent à se connaître surtout lors des animations, qui véhiculent des valeurs de solidarité et de vie en société. »
Pour le moment, quatre ex-hébergés sont partis vers l’« autonomie » – notamment en centres d’hébergement et de réinsertion sociale éclatés. Et cinq des personnes accueillies en continuité travaillent actuellement sur un chantier d’insertion. Elodie Durrieu et Pascale Daguin, conseillères sociales au centre et conseillères en économie sociale et familiale (CESF) de formation, les reçoivent tous pour les aiguiller dans les différentes étapes de cette réinsertion. Ces professionnelles ont la particularité de travailler avec deux publics aux parcours et aux besoins très différents. La tâche est étendue – du droit de l’étranger au droit commun ou du droit commun à l’insertion –, avec des objectifs qui divergent entre, le matin, les personnes hébergées à la nuitée et, l’après-midi, les stabilisés. « En matinée, ce sont des sans-abri qu’on ne reverra peut-être pas. Pendant l’entretien, j’essaie de faire le tour de leurs problématiques (les papiers, la santé…) afin de les orienter vers les dispositifs de droit commun, peut-être de donner une carte de repas ou des adresses où se rendre en journée », explique Pascale Daguin, qui a précédemment travaillé dans une mission locale puis dans un centre pour les femmes victimes de violences. « Aujourd’hui, j’ai reçu un monsieur qui vit dehors depuis huit mois et dort la plupart des nuits dans des lieux de culte. Il avait un passeport et des ressources, mais plus de domiciliation administrative. Nous avons regardé les droits auxquels il pouvait prétendre auprès de la caisse d’allocations familiales et je l’ai orienté vers un restaurant social. » L’après-midi, avec les hébergés dont elle est référente, la conseillère sociale est moins pressée par le temps. « Avec les personnes en continuité, nous construisons de vrais projets et travaillons, par exemple, sur le budget, l’insertion professionnelle, une recherche d’hébergement plus pérenne, etc. »
Sa collègue Elodie Durrieu a ainsi reçu Akif M., qu’elle suit depuis son entrée au centre il y a neuf mois. Passé par l’urgence, il était malade et avait perdu ses papiers quand il a été admis en continuité. Au fil des mois, la professionnelle l’a accompagné dans sa demande de couverture maladie universelle, lui a permis d’obtenir une carte de transport gratuite et l’a inscrit au chantier d’insertion en espaces verts, sur lequel elle a fait le point cet après-midi. Par la même occasion, elle lui a proposé de participer à une activité « cours de français oral » qu’elle a décidé de lancer. « Avec mes collègues, nous nous sommes rendu compte que des personnes hébergées ne s’exprimaient pas très bien en français. Dans les cours qu’ils suivent à l’extérieur, ils travaillent plutôt l’écrit. J’ai proposé d’animer un petit groupe pour échanger à l’oral, ce qui facilitera leurs démarches, par exemple à la préfecture. »
Avec cette double casquette, la plus grande difficulté pour les conseillères sociales du CHU est de « dire aux personnes reçues le matin que l’on n’a pas de solution d’hébergement à proposer quand ils partent ». « Les personnes en urgence demandent parfois à être admises en continuité, mais cela ne se passe pas comme ça », regrette Pascale Daguin. Il faut alors pouvoir gérer les réactions… Pour autant, la conseillère sociale, qui a connu l’ancien CHU de Montrouge, ne regrette pas l’actuel mélange des genres. « C’est une bonne solution d’offrir un lieu commun pour ces deux publics. La continuité permet aux hébergés de se reposer au chaud la journée et de se remettre d’aplomb. Mais l’urgence est nécessaire aussi, car il y a des personnes qui ne souhaitent pas la stabilité ou pour lesquelles ce serait compliqué de respecter un règlement en raison de leurs problématiques psychologiques ou de leurs addictions. » « J’avais une appréhension à mélanger personnes stabilisées et “urgences”, renchérit Quentin Le Maguer. Demander à des gens de partir alors qu’il y en a d’autres qui restent, ce n’était pas évident. Mais si nos 93 places n’étaient que des places de continuité, cela ne conviendrait pas non plus, car les grands exclus n’y trouveraient pas leur compte – je pense à Madame A., qui n’a pas le sens de l’orientation et ne sait pas retrouver le centre. »
Selon le directeur adjoint, « continuer à faire de l’urgence, c’est continuer à faire une veille sanitaire et sociale auprès de ces grands exclus. C’est important quand on sait que les autres centres parisiens du SAMU social sont passés totalement en continuité et qu’il y a donc moins de places d’urgence dans la capitale ». Pierre Joubert, qui avoue avoir été frileux quand la direction du SAMU social de Paris lui a soumis le projet, poursuit : « Les tensions que nous avons pu avoir entre hébergés se sont apaisées au fil des mois. La plupart des usagers sont des gens qui acceptent beaucoup de choses, et je constate que très peu sont en colère. Je suis agréablement surpris car tout se passe bien à présent, en partie grâce à la pédagogie dont les équipes font preuve. »
Les deux publics se croisent finalement peu, selon le directeur, puisque le soir, la majeure partie de ceux qui sont accueillis en continuité rejoignent leur chambre avant 22 heures. « La restauration commençant à 19 heures, ils se rendent tôt à la cafétéria, sans doute pour éviter d’être confrontés à ceux qui arrivent pour la nuit, qui les renvoient à leur passé, à ce qu’ils ont traversé. Pour eux qui sont passés de l’urgence (les étages du bas de notre immeuble) à la continuité (les étages du haut), la chute serait trop dure… »
(1) CHU Romain-Rolland : 47, boulevard Romain-Rolland, 92120 Montrouge –