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Reconnaître les « paradoxes » des situations pour mieux intervenir

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Les travailleurs sociaux peuvent se sentir piégés par certaines situations qui leur apparaissent insolubles. Prendre conscience des « paradoxes » auxquels ils sont confrontés peut les aider à trouver la bonne stratégie, explique Laurent Sautereau, coordinateur pédagogique de formation au travail social dans les Pays de la Loire. Une conviction tirée de son immersion pendant plusieurs mois dans un dispositif d’analyse des pratiques au sein d’une maison d’enfants à caractère social.

« Dans le cadre d’une thèse de doctorat(1), j’ai observé en direct le contenu et le dérou lement d’un dispositif d’analyse des pratiques pendant un an dans une maison d’enfants à caractère social (MECS). J’y ai rencontré des professionnels, parfois torturés, mis à mal, blessés mais toujours impliqués. Durant cette année, au cœur de la vie institutionnelle rapportée dans les situations abordées en analyse de la pratique, j’ai pu prendre la mesure de ce que Bertrand Ravon appelle les “épreuves de professionnalités”(2). Il s’agit pour lui de ces situations révélatrices “des cadres d’actions contradictoires et tout parti culièrement de cette tension très forte entre exigence de rationalisation de travail et surcroît d’investissement personnel”.

Dans ce dispositif d’analyse des pratiques, les travailleurs sociaux ont évoqué leurs difficultés face aux événements de leur quotidien, bien connus par ailleurs, comme les fugues récurrentes, la régulation des comportements violents ou socialement inadaptés aux plans individuel ou collectif, le travail de collaboration avec les parents et les autres services sociaux, la rationalisation de la gestion des places. Mais j’ai vu aussi dans ces situations et dans ce qu’elles produisaient sur la pratique des travailleurs sociaux des paradoxes et des stratégies paradoxales tels qu’Yves Barel les décrit(3).

Certains de ces paradoxes sont liés aux caractéristiques de l’activité : comment être à la fois un soutien psycho-affectif au quotidien pour l’enfant sans pour autant ne pas occuper la “place parentale” ? Ou encore comment trouver la bonne place dans la relation entre un investissement personnel authentique et une mise à distance ?

D’autres sont liés à l’évolution des dispositifs de l’action sociale : vouloir rompre avec l’isolement et la stigmatisation des publics de l’action sociale amène les établissements spécialisés à développer des solutions de logement autonome. Mais comment garantir un accompagnement éducatif de qualité quand cette transposition du lieu de vie implique une réduction du nombre d’intervenants éducatifs ? Comment ne pas demander le plus (être autonome dans la gestion de son logement, de ses repas, dans sa vie affective et sociale) à ceux qui ont le moins (en termes de sécurité affective ou d’apprentissage des règles de vie sociale), sans pour autant empêcher toute expérience d’autonomie ?

Enfin, d’autres paradoxes sont liés aux évolutions sociétales. Dans une société ou la défiance face aux institutions collectives est généralisée et où l’autorité attribuée à leurs représentants est en crise, comment faire valoir une confiance partagée et respectueuse du cadre sans tomber dans l’escalade entre transgressions et sanctions ? Dans une société où la prescription du modèle social se traduit par une injonction d’autonomie faite aux individus et où la performance deviendrait une valeur en soi, comment donner à voir les résultats de l’action sociale qui s’incarne plus dans un processus d’accompagnement au développement des individus et à leur émancipation vis-à-vis de leur condition sociale que dans une visée normative ?

Injonctions contradictoires

Ces paradoxes ont pour caractéristiques communes de produire des injonctions contradictoires, issues, selon Barel, de systèmes différents, mais que l’acteur accepte comme ayant une valeur égale. J’ai par exemple identifié trois “dimensions” (elles-mêmes composées de plusieurs dimensions) – professionnelle, institutionnelle, institutionnelle – qui s’enchevêtrent dans la pratique quotidienne du travail social. Dans une situation paradoxale, l’acteur ne distingue plus les différentes dimensions de la situation car celles-ci semblent se confondre et donnent l’illusion d’une cohérence entre les finalités, les moyens et les valeurs. Ces paradoxes se manifestent sous la forme d’un dilemme qui tourne en boucle et rend la situation insoluble. Le choix d’une injonction entraîne l’amélioration d’une de ses dimensions tout en aggravant une autre. Plus on agit dans une direction, plus le problème s’alourdit, mais ne pas agir ne fait que le renforcer (on retrouve ici les caractéristiques des situations schizophréniques telles que Bateson les a décrites). L’acteur perd alors la capacité de donner du sens à son action parce qu’elle devient illisible. Ce sont en partie ces situations “sans sens” qui émergent dans les dispositifs d’analyse des pratiques.

Même si les travailleurs sociaux ont un certain niveau de connaissance ou de conscience “théorique” de ces paradoxes, cela ne les empêche pas de s’y trouver parfois piégés. Identifier les contradictions du système ou les risques du métier est une chose, s’y trouver intimement confronté dans le vif de la relation à l’usager en est une autre. Rentre alors en ligne de compte le “réel” de la dimension subjective de la relation produite par les transferts et contre-transferts potentiels ou le surinvestissement psychique en lien avec un surmenage toujours possible.

Face à ces paradoxes, les conduites des acteurs pourraient être classées selon quatre catégories d’après Barel : 1) la stratégie simple qui consiste à ne prendre en compte qu’un aspect du dilemme ; 2) l ’oscillation qui alterne sporadiquement le choix entre les alternatives ; 3) le compartimentage qui consiste à réaliser chaque alternative dans des espaces ou des temps différents ; 4) le compromis qui prend en compte les alternatives au même moment et dans le même espace, mais en abaissant l’intensité des injonctions.

Ces conduites sont plus ou moins efficaces ou inefficaces en fonction des moments, des acteurs et des situations. Utiliser la bonne stratégie ne fait pas disparaître le paradoxe, mais permet juste de vivre avec, c’est-à-dire d’en limiter le risque (celui de la confusion) et d’en maximiser le potentiel (la capacité d’adaptation à de possibles modifications de situation). Trouver la bonne stratégie permet de tenir le “et” plutôt que le “ou” et de ga rantir la réversibilité des décisions. Cependant, cette stratégie reste efficace tant qu’il n’y a pas de modifications substantielles de la situation ou de son environnement.

A chaque fois que le travail réflexif conduit en analyse des pratiques a permis aux professionnels de prendre conscience des différentes injonctions contradictoires qu’ils subissaient dans une situation paradoxale (toutes les situations abordées ne sont pas forcément paradoxales), ils ont pu remettre en cause leur conduite et, sans les nommer explicitement, reconstruire des stratégies paradoxales plus adaptées, notamment celle du compartimentage ou du compromis.

Cet éclairage de la pratique des travailleurs sociaux par la théorie des paradoxes de Barel permet un nouveau regard sur le travail conduit dans un dispositif d’analyse des pratiques – et en explique aussi en partie le succès quelles que soient les références théoriques ou méthodologiques utilisées (sans pour autant complètement effacer leurs spécificités)(4). Cette approche a, en outre, l’intérêt de relier les évolutions de l’action sociale et sociétale au travail social quotidien ainsi que leurs répercussions sur la perception qu’ont les professionnels de leur action.

Inventer de nouvelles stratégies

Enfin, elle offre une perspective optimiste dans un contexte de crise. Si les paradoxes de l’action sociale ont toujours existé, les travailleurs sociaux avaient pu trouver ici ou là des stratégies adap tées pour les supporter et en tirer le meilleur parti. Par exemple, selon Dubet(5), le contexte sociétal antérieur (celui des Trente Glorieuses) avait per mis d’entretenir l’illusion paradoxale, relayée par les travailleurs sociaux, que la société pouvait socialiser l’individu en même temps qu’elle le “subjectivait”(6), autrement dit qu’elle pouvait le normali ser tout en lui laissant croire qu’il se construisait lui-même.

Il nous faut donc trouver de nouvelles stratégies face à de nouveaux contextes. Ce travail d’adaptation, même s’il est exigeant, reste possible sans pour autant trahir ses idéaux ou ceux de la profession (ce qui distingue le compromis de la compromission) tout en en répondant à la commande sociale du moment. » ?

laurent.sautereau.pro@gmail.com

Notes

(1) Thèse en sciences de l’éducation intitulée « Les dispositifs d’analyse des pratiques dans le travail social et les stratégies paradoxales » – Soutenue le 31 octobre 2014 à l’université de Nantes, sous la direction de Bertrand Bergier de l’Université catholique de l’Ouest.

(2) Usure des travailleurs sociaux et épreuves de professionnalité – Rapport final pour l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale – Voir ASH n° 2562 du 13-06-08, p. 37.

(3) Le paradoxe et le système – Presses universitaires de Grenoble, 1989.

(4) Propos que j’ai développé dans l’article : « Y aurait-il une fonction transversale à tout dispositif d’analyse des pratiques dans le travail social ? », in Supervision et analyse des pratiques professionnelles dans le champ des institutions sociales et éducatives – Sous la direction de Dominique Fablet – Ed. L’Harmattan, 2012.

(5) Le déclin de l’institution – Ed. du Seuil, 2003.

(6) Ce terme renvoit au processus psychique de subjectivation qui permet à l’individu de se constituer un moi autonome.

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