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« Il faut aborder la question de la précarité énergétique sous un angle politique »

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Depuis une dizaine d’années, le thème de la précarité énergétique a émergé. De plus en plus de ménages peinent à payer leurs factures, souffrant de coupures de courant et du froid. Mais cette question ne se résume pas à un problème de surconsommation, prévient dans sa thèse la socio-anthropologue Johanna Lees. Pour elle, la pauvreté et le mal-logement sont d’abord en cause.
Quel était l’objectif de votre thèse?

Ma question centrale était de savoir ce que signifiait l’émergence de la notion de « précarité énergétique » du point de vue du traitement de la question sociale. En effet, lorsque j’ai démarré ma recherche, en 2008, cette catégorie était encore très peu connue. J’ai ainsi pu bénéficier pour cette thèse d’un financement dans le cadre d’un appel d’offres du programme de recherche et d’expérimentation sur l’énergie dans le bâtiment (Prebat) cofinancé en 2007 par le plan urbanisme construction et architecture (PUCA), l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) et l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME).

Qu’est-ce que la précarité énergétique?

Selon la définition officielle, inscrite dans la loi du Grenelle de l’environnement 2 du 12 juillet 2010, elle désigne la situation de « toute personne qui éprouve dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins ». Pour ma part, je pense qu’elle renvoie d’abord à un ensemble de difficultés structurelles, parmi lesquels les difficultés d’accès à l’énergie mais aussi l’impossibilité de payer ses factures et le problème du mal-logement. Dans la vie quotidienne, il est rare que les gens n’aient que des difficultés d’accès à l’énergie. Ils peuvent aussi avoir des problèmes pour se nourrir, se déplacer, travailler, se soigner… La précarité énergétique me semble donc être une nouvelle figure, très contemporaine, de la relégation sociale qui touche les personnes n’ayant pas accès aux standards modernes de confort.

Sait-on combien de personnes en France sont concernées ?

La grande question a longtemps été de savoir comment déterminer qui était en situation de précarité énergétique ou pas. Selon un premier indicateur, venu du Royaume-Uni, on est en situation de précarité énergétique lorsqu’on consacre plus de 10 % de ses revenus à sa consommation d’énergie. Selon un autre indicateur, est en situation de précarité énergétique toute personne qui a eu froid pendant plus de vingt-quatre heures dans son logement au cours de la dernière année. Il existe aussi la notion de « vulnérabilité énergétique », qui concerne les ménages dont le taux d’effort énergétique est supérieur à un certain seuil. En France métropolitaine, selon une étude de l’INSEE(1), la proportion de ménages vulnérables pour leurs dépenses énergétiques liées au logement est de 14,6 %. Ce taux varie principalement en raison du climat, mais aussi des écarts de revenus et des différences de parcs de logements.

Il y a vingt ans, on ne parlait pas de précarité énergétique. Pour quelle raison cette problématique a-t-elle émergé ?

D’abord, parce que la question environnementale est devenue un enjeu public majeur. On associe souvent la précarité énergétique à un problème de surconsommation d’énergie. En second lieu, cette question est liée à la paupérisation d’une fraction croissante de la société et au fait que le logement est devenu un enjeu de plus en plus crucial. La précarité énergétique permet aux pouvoirs publics de traiter ces questions sans réellement les aborder de front. Enfin, il faut prendre en compte l’évolution des standards de vie. Il y a cinquante ans, ne pas avoir accès à l’énergie n’était pas nécessairement considéré comme une tare. Aujourd’hui, c’est un signe fort de marginalisation. D’ailleurs, ceux qui subissent des coupures d’énergie éprouvent un véritable sentiment de honte.

Comment avez-vous mené votre enquête de terrain ?

Durant deux années et demie, j’ai enquêté à Marseille dans ce qu’on appelle le logement social « de fait », à savoir les grandes copropriétés dégradées des quartiers nord et l’habitat privé du centre-ville ancien dégradé. C’est une ville très inégalitaire, avec un centre qui demeure assez populaire. Marseille ne dispose pas d’assez de logements sociaux, et de nombreuses personnes sont contraintes de se loger dans cet habitat privé social de fait. Ce sont elles qui souffrent le plus de la précarité énergétique. Par l’intermédiaire d’acteurs locaux et d’associations, j’ai pu rencontrer de nombreuses personnes et j’ai visité une trentaine de logements souvent occupés par des familles migrantes originaires des Comores ou de Mayotte, la plupart avec au moins trois enfants.

Quelles difficultés rencontrent ces ménages en matière énergétique?

Il y a d’abord le fait de vivre avec le froid chez soi. Et puis, lorsqu’on est en situation d’impayés d’énergie, le fournisseur peut diminuer le débit électrique avant de couper l’énergie. Le résultat est que le courant saute tout le temps car il n’est pas possible de faire marcher en même temps un réfrigérateur, une télévision et trois ampoules. Cela s’apparente à une coupure déguisée. Une autre difficulté est l’accès à l’eau chaude. En effet, il faut faire chauffer l’eau sur la gazinière et, quand on a plusieurs enfants, on ne peut pas forcément les laver tous les jours. Malheureusement, cela débouche parfois sur des signalements parce que l’hygiène des enfants n’est pas irréprochable. Se pose aussi le problème de la dangerosité des dispositifs électriques de ces logements en mauvais état. Les parents vivent avec l’angoisse du danger et il y a régulièrement des accidents. Evidemment, en hiver le froid est persistant. Pour y faire face, les familles se regroupent pour dormir dans la pièce principale. Enfin, il y a ce que j’appelle les « restes à penser », en référence aux « restes à vivre », manière comptable utilisée dans le travail social pour aider les bénéficiaires à faire leur budget. C’est par exemple la facture à laquelle on pense sans cesse, parce qu’on sait très bien qu’on n’aura pas les moyens de la payer. Elle occupe toute la disponibilité d’esprit.

Vous écrivez que la précarité énergétique est une mise à l’épreuve de « l’habiter ». C’est-à-dire ?

Philosophiquement parlant, habiter est une manière d’être au monde. C’est construire de l’identité en occupant sa maison, en la décorant, en cuisinant…C’est aussi recevoir l’autre, entretenir des liens familiaux ou amicaux. Mais quand on vit dans un logement dégradé, on en a honte et cela a des effets sur sa relation à l’autre et sur l’estime de soi. L’état du logement apparaît alors comme une projection de son propre état. En outre, le logement constitue normalement une protection, une frontière entre le dedans et le dehors. Mais lorsqu’on vit en situation de précarité énergétique, cette protection est fortement amoindrie avec le danger que représentent un système électrique défaillant et l’intrusion du froid extérieur. Tout cela provoque une sorte de désagencement qui a des conséquences négatives sur l’« être au monde » des personnes. Pouvoir habiter, c’est aussi pouvoir participer à la vie sociale. Mais quand on est mal logé, on y pense en permanence et cela altère les capacités à se mobiliser. Etre en attente d’une aide, d’un nouveau chauffe-eau ou d’un relogement empêche de se projeter dans l’avenir.

Un certain nombre de dispositifs visent à aider les habitants à maîtriser leur consommation en énergie. Vous paraissent-ils pertinents ?

Lorsque des travailleurs sociaux expliquent aux gens comment mieux consommer l’énergie, ceux-ci répondent qu’ils le font déjà, qu’ils savent éteindre la lumière, baisser le chauffage, fermer les fenêtres… Leur problème est plutôt d’avoir les moyens de payer les factures ou d’obtenir un logement en meilleur état. Bien sûr, c’est une bonne chose d’économiser 200 ou 300 € sur l’année mais cela ne règle pas les problèmes. Ces dispositifs n’offrent qu’une toute petite marge de manœuvre aux familles au regard de l’ampleur de leurs difficultés. Ils ne constituent pas une solution, d’autant qu’ils s’adressent à ces populations pauvres avec un sous-entendu assez culpabilisant : « Vous ne savez pas vous y prendre, on va vous expliquer. » Que je sache, ce type de démarche moralisatrice ne touche pas les ménages aisés, qui consomment pourtant plus d’énergie que les pauvres.

Quels enseignements les travailleurs sociaux peuvent-ils tirer de cette enquête ?

D’abord, être bien conscient que la précarité énergétique n’est pas forcément liée à une surconsommation énergétique des ménages. Ensuite, mesurer à quel point ne pas pouvoir payer ses factures est anxiogène et ne pas pouvoir habiter pleinement son logement a des conséquences sur le lien social et l’estime de soi. Mais je crois qu’il faut surtout aborder cette problématique sous un angle plus large. Car au final, la question n’est pas vraiment ce que peuvent faire ou non les travailleurs sociaux : elle est politique. Il existe un véritable problème d’accès au logement en France renforcé par la situation de paupérisation d’une partie de la population. Et c’est sur ce problème qu’il faut agir en priorité.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Notes

(1) INSEE Première n° 1530 (janvier 2015).

Repères

La socio-anthropologue Johanna Lees est chercheuse correspondante au centre Norbert-Elias et au Laboratoire de sciences sociales appliquées (LASSA). En 2014, elle a soutenu la thèse de sociologie « Ethnographier la précarité énergétique : Au-delà de l’action publique, des mises à l’épreuve de l’habiter » (EHESS Marseille).

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