« Est-ce que, dans une structure de jour, ils travaillent le week-end ? Comment marche le service des repas ? Est-ce que les animaux sont autorisés ? » Dans son fauteuil roulant électrique, Alexandre tapote sur l’écran de sa tablette tactile pour poser ses questions par le biais d’une synthèse vocale. Ce jeune homme de 19 ans en situation de polyhandicap participe avec sept autres jeunes âgés de 18 à 20 ans à l’atelier « Bonjour la vie d’adulte ». Certains s’expriment avec une relative facilité, d’autres composent leurs phrases sur leur smartphone ou utilisent un cahier de communication pour se faire comprendre. Mis en place depuis plus de trois ans par l’équipe de l’institut d’éducation motrice (IEM) Les Chemins de traverse, à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis(1), cet atelier permet aux jeunes d’échanger avec les professionnels sur ce que sont les structures pour adultes que la plupart d’entre eux s’apprêtent à rejoindre.
Ce mardi matin, ils sont venus avec une série de questions à poser à des personnes qui vivent déjà dans un établissement pour adultes. Arrivé dans cet IEM à l’âge de 11 ans, Alexandre avoue avoir encore un peu peur de devoir le quitter pour entamer une autre partie de sa vie, avec un environnement et des règles qu’il connaît mal. Un sentiment que partage Sarah, qui se prépare à sa future vie d’adulte en allant une fois par semaine dans un établissement et service d’aide par le travail (ESAT). « J’ai encore besoin d’en parler, explique cette jeune fille souriante de 18 ans. C’est toujours compliqué pour moi de sortir seule. Je n’ai pas encore le déclic qui me permettrait de quitter mes parents. »
Comme beaucoup d’établissements médico-sociaux qui accueillent jusqu’à leur majorité des jeunes en situation de handicap moteur ou polyhandicapés, Les Chemins de traverse ont développé depuis plusieurs années des actions destinées à mieux préparer leurs jeunes résidents à ce passage vers le secteur adulte. Outre cet atelier de discussion et d’information sur les modalités de fonctionnement d’une maison d’accueil spécialisée, d’un foyer d’accueil médicalisé ou encore d’un ESAT, l’équipe a créé un groupe pour apprendre aux jeunes à se déplacer à l’extérieur de manière autonome et un autre pour aborder les questions liées à la citoyenneté. Elle s’est également inspirée de ce qui se faisait dans des structures pour adultes pour faciliter les repérages à l’intérieur de l’établissement grâce à des systèmes d’images, de pictogrammes et autres pastilles de couleur. « Il y a une dizaine d’années, j’accompagnais une jeune fille dans un foyer pour adultes. Elle avait du mal à se déplacer, à prendre l’ascenseur toute seule, à porter son linge à la buanderie. A tel point que la directrice s’est tournée vers moi et m’a dit sur le ton de la plaisanterie : “Mais vous ne travaillez pas l’autonomie, chez vous ? Vous faites du nursing ?” Cette confrontation avec les structures pour adultes nous a amenés à mettre sur pied différentes actions pour préparer ces passages », raconte Dominique Cauchie, chef du service éducatif de l’IEM.
Des initiatives utiles mais insuffisantes, estiment certains responsables d’établissement, pour combler le fossé qui sépare aujourd’hui encore les secteurs pédiatrique et adulte. « A l’occasion des stages effectués par les jeunes, on constatait qu’il y avait de la part de certaines structures, pour les jeunes comme pour les adultes en situation de handicap, des difficultés d’approche liées à une mauvaise lecture des pratiques des uns et des autres. A leur retour, nous avions parfois des remarques de la part des établissements “adultes” soulignant l’immaturité d’un jeune, son incapacité à se prendre en charge, à faire des choix, etc. Tout cela nous a un peu bousculés », admet Jean-Philippe Politzer, directeur des Chemins de traverse.
Dans cette transition vers le monde des adultes, les difficultés et les obstacles ne manquent pas, à commencer par le changement radical dans les modes d’accompagnement. Habitués à être très encadrés à travers une prise en charge quotidienne où se succèdent activités scolaires, éducatives et de loisirs, beaucoup de jeunes se sentent perdus lorsqu’ils arrivent dans un établissement où ils doivent faire preuve d’une certaine autonomie pour organiser leur nouvelle vie. « Quand j’étais à l’IEM, ce sont les éducateurs qui me brossaient les dents, raconte Alexandra Bron. Et pour les repas, par exemple, on me disait de demander de l’aide dès que je me sentais fatiguée. » Voici plus de un an, la jeune fille est arrivée au foyer-résidence Sénart, un foyer d’accueil médicalisé de Combs-la-Ville (Seine-et-Marne(2) géré par l’Association des paralysés de France (APF). Si elle dit aujourd’hui avoir beaucoup évolué dans cette structure qui la « considère comme une personne à part entière », il lui a fallu néanmoins du temps pour faire la différence entre demander l’autorisation de sortir le week-end, comme elle le faisait auparavant, et simplement prévenir l’équipe de ses activités et sorties.
Il est également indispensable de mieux accompagner les jeunes et leurs familles dans ce passage extrêmement délicat entre le pôle pédiatrique et un parcours de soins en secteur hospitalier pour adultes. Et que dire du choc que peut constituer pour un jeune l’arrivée dans un établissement où il est amené à côtoyer des usagers ayant l’âge de ses parents ? Ou des difficultés qu’éprouvent certaines familles à trouver leur place auprès d’un enfant devenu majeur et dont les professionnels des structures pour adultes cherchent à développer au maximum l’autonomie ?
Face à ce constat, les responsables des Chemins de traverse ont décidé d’initier en 2011 une action partenariale innovante destinée à faciliter cette transition entre une structure « enfance-jeunesse » et une structure « adultes ». Lauréat des Trophées de l’innovation décernés en 2014 par la FEHAP(3), ce projet regroupe aujourd’hui neuf structures pour enfants et adultes situées en Ile-de-France et gérées par l’APF, la Croix-Rouge et l’association Envoludia. « Avant, chacun faisait des choses de son côté, et nous nous sommes rendu compte qu’il manquait un lien entre toutes ces structures, qu’il fallait essayer de créer ensemble un sas entre les établissements pour les jeunes et ceux qui accueillent des adultes, de construire un pont au-dessus de ce fossé qui nous séparait », explique Dominique Cauchie.
L’engagement dans cette initiative est formalisé par un document-cadre rappelant les objectifs de la démarche et ses modalités de fonctionnement, et par une lettre d’adhésion signée par les directeurs des établissements concernés. Ce matin, Dominique Cauchie pilote un groupe de travail réunissant une douzaine de professionnels – éducateurs spécialisés, aides médico-psychologiques, assistantes sociales, chefs de service – appartenant à des structures partenaires. Les professionnels présents sont chargés de diffuser cette nouvelle démarche au sein de leur établissement et de réfléchir aux évolutions à apporter sur le terrain. Pour éviter le danger consistant à élaborer « hors sol » des pratiques inappropriées, le groupe de professionnels réfléchit aux moyens de développer de la manière la plus pragmatique possible les méthodes permettant d’améliorer l’intégration des jeunes au sein des établissements pour adultes. Il s’agit surtout de mettre en place des pratiques et des outils qui soient diffusés et partagés par l’ensemble des professionnels des établissements partenaires. « L’objectif de ce projet n’est pas de rester en circuit fermé, mais de développer une sorte de modélisation d’un système qui soit exportable, et donc de bien communiquer sur ces outils pour que les professionnels puissent se les approprier », précise Jean-Philippe Politzer.
Durant la réunion, les professionnels engagés dans le projet discutent ainsi du passeport de compétences, un document créé pour faciliter la circulation des informations concernant les jeunes entre les établissements pour enfants et ceux pour adultes. Communication, déplacements, vie quotidienne, compétences sociales et civiques… Actualisé en permanence par les équipes, ce passeport suit chaque jeune dans son évolution et l’accompagne dans son passage vers un établissement pour adultes. Certains professionnels s’interrogent toutefois sur les risques de redondance d’un tel document avec d’autres outils d’évaluation existants. « Ce passeport n’est en aucun cas un bilan, souligne le directeur de Chemins de traverse. Il appartient à l’usager, non à la structure, et est le reflet exact à un instant T de ce qu’il est en capacité de faire. » Attention, avertissent par ailleurs certains responsables d’établissement, à ne pas trop s’immiscer dans les fonctionnements propres à chaque lieu et à laisser le soin aux équipes sur place d’adapter les solutions et outils proposés dans ce cadre.
Peu à peu, la discussion s’anime. Plusieurs professionnels évoquent notamment les questionnements d’équipes du secteur « adultes » démunies face à des jeunes femmes et hommes qui arrivent dans leurs structures en manque d’informations sur les questions touchant à la vie affective et sexuelle. La réunion s’achève sur les moyens à mettre en œuvre pour améliorer, en amont comme en aval, cette carence en informations. Autant d’échanges qui favorisent, à partir des expériences de chacun, une élaboration collective d’outils destinés à organiser et à accompagner la transition vers le monde des adultes.
A Noisy-le-Grand, les professionnels de l’accueil de jour géré par l’association Envoludia(4) se sont inspirés des réflexions de ce groupe de travail pour instaurer en 2013 un système de tutorat au sein de l’établissement. Dans ce petit bâtiment de trois étages, une vingtaine de jeunes de 18 à 25 ans ont cinq ans pour se préparer à l’autonomie et au passage dans la vie adulte. « Ici, voici dix ans, c’était encore un internat. On s’y installait et l’on y restait, explique Gwenaëla Dussolle, chef de service de l’établissement. Il y a deux ans, nous avons décidé de modifier le type d’accueil de l’établissement pour permettre à des jeunes de travailler cette période charnière. » Grâce à un encadrement renforcé (huit professionnels à temps plein), la structure a mis au point un accompagnement spécifique à l’autonomie. Pour ne pas rompre brutalement avec l’emploi du temps et le rythme soutenus des établissements pour enfants, cet accueil de jour a développé de nombreuses activités et ateliers.
Plein d’entrain, Steven Vincent-Manette s’apprête ainsi à grimper avec son fauteuil roulant dans la camionnette qui attend devant la porte. Danse, équitation, ateliers de massage-détente et d’esthétique, groupes de vie… Avec un emploi du temps aujourd’hui bien chargé, ce jeune homme de 19 ans se souvient sans trop de nostalgie de ses années passées aux Chemins de traverse. « Ça me fait bizarre de repenser à l’IEM. Je me dis que si j’étais resté trop longtemps là-bas, je n’aurais pas pu exploiter toutes mes capacités à être autonome. » Il raconte également comment il a appris à gérer un budget, à faire des courses ou à préparer un transfert, et parle du studio dans lequel il va emménager, juste à côté du pavillon de sa sœur. Il est devenu un des tuteurs chargés d’accueillir les nouveaux arrivants. Une mission qui lui tient à cœur. « On prend une claque quand on passe d’un centre pour enfants à un centre pour adultes. Ce ne sont pas les mêmes règles. J’aime bien aider les stagiaires, les rassurer et les mettre en confiance quand ils arrivent », confie le jeune homme.
Dans le cadre du projet, des établissements partenaires ont également réfléchi à des formules d’accueil alternatives, afin que des jeunes puissent se familiariser en douceur avec le fonctionnement des établissements pour adultes. Ainsi, en 2013, le foyer d’accueil médicalisé de l’APF situé à Combs-la-Ville a organisé un système de visites de courte durée pour accueillir certains jeunes d’un IEM voisin. « Intitulé “Immersion”, ce projet a permis à des jeunes de venir passer une journée avec nous. C’est quelque chose de plus léger. Ils ne dorment pas sur place, mais partagent les temps forts du foyer, font connaissance avec des résidents et peuvent commencer à prendre leur place ici », assure Frédéric Cathou, directeur de l’établissement.
Au-delà d’une simple mutualisation de pratiques et d’outils, le projet porté par les trois associations constitue un véritable changement dans les façons de faire des uns et des autres. Mais cela prendra du temps, concèdent les professionnels. « Ces changements ne se décrètent pas ex abrupto. Ce sont des modifications profondes dans le regard porté sur l’usager et sur la place des différentes structures. Il faut du temps pour qu’elles s’inscrivent dans l’ADN d’un établissement », confirme Thierry Vilette, directeur du centre du Jard(5), un institut d’éducation motrice et de formation professionnelle (IEMFP) géré par l’APF.
Quatre ans après le lancement du projet, les directeurs d’établissement réunis au sein d’un comité de pilotage et les professionnels du groupe de travail œuvrent ensemble pour faciliter son appropriation par les équipes sur le terrain et pour l’étendre à d’autres structures. Afin que le projet s’ancre peu à peu dans les habitudes et la culture des établissements, certains d’entre eux ont d’ores et déjà prévu de l’inscrire dans leur projet d’établissement. Pour rendre plus fluide, moins traumatisant, ce passage d’un type d’établissement à un autre, une formation sur les outils et modalités à mettre en place est également en cours d’élaboration par les structures partenaires. « Cette formation a pour objectif de pérenniser le travail réalisé jusqu’ici et d’éviter que le projet ne se dilue au bout de quelques années, précise Jean-Philippe Politzer. Elle doit permettre aux professionnels d’acquérir une bonne connaissance des structures “adultes” et des éléments indispensables pour accompagner le jeune dans cette transition. C’est savoir, par exemple, ce qu’est la majorité dans le secteur médico-social, ce qu’est une allocation aux adultes handicapés, quels outils utiliser pour cette réorientation, etc. »
L’heure est également à la diffusion vers d’autres établissements, pour créer un véritable effet de réseau, et à la recherche d’une reconnaissance sur le plan national. Les responsables du projet se sont ainsi tournés vers l’ANESM(6) pour réfléchir à la possibilité d’élaborer des recommandations de bonnes pratiques, qui seraient communes à l’ensemble des établissements sociaux et médico-sociaux. « L’idée, à plus long terme, est que l’on puisse disposer de pratiques opposables en faisant en sorte que ce principe de “bientraitance” de l’usager que nous développons progressivement au sein des structures partenaires puisse être généralisé », explique Thierry Vilette. Une généralisation des pratiques qui aiderait à ce que ce passage vers une structure pour adultes ne soit plus vécu par beaucoup de jeunes comme une rupture brutale.
Désormais, Alexandra Bron a laissé derrière elle sa vie en IEM où, dit-elle, on la « chouchoutait » et assure avoir beaucoup mûri depuis qu’elle est dans ce foyer pour adultes. « Pour la première fois, je suis actrice de mes projets », confie la jeune femme… qui va enfin essayer de réaliser un de ses rêves d’enfant : aller sur le plateau de The Voice pour y rencontrer Jenifer, sa chanteuse préférée.
(1) IEM Les Chemins de traverse : 23, rue de l’Université – 93160 Noisy-le-Grand – Tél.01 48 15 06 50.
(2) Foyer-résidence Sénart : 1, rue Pablo-Picasso – 77380 Combs-la-Ville – Tél.01 60 34 51 00.
(3) Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs.
(4) Centre de jour Envoludia : 1, rue des Hêtres – 93160 Noisy-le-Grand – Tél.01 43 05 67 00.
(5) IEM et formation professionnelle Centre du Jard : 2, rue des Closeaux – 77950 Voisenon – Tél.01 60 56 52 70.
(6) Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux.