« La protection juridique reste la cible de graves accusations. “Organisés en véritables réseaux mafieux, spoliant les plus faibles, de manière répétée et durable sans être inquiétés par quelque autorité que ce soit…”, tels sont les messages qui façonnent ainsi progressivement une image inacceptable du métier de mandataire. L’immense majorité des professionnels sont blessés au cœur de ce qui fait leur identité professionnelle, à savoir assister et/ou représenter juridiquement des personnes adultes sur fond d’aide aux plus faibles. Au-delà des vives réactions que peuvent susciter ces accusations martelées par les médias, nous proposons une lecture, sans doute moins “vendeuse”, suggérant non seulement de dépasser cette approche tellement réductrice du tuteur qu’elle en est suspecte, mais aussi de proposer une critique des discours des services qui, à notre sens, peuvent alimenter voire générer lesdites accusations.
Toute une profession, tout un secteur sont en quête de reconnaissance et de gratification, via au moins deux axes : le processus de professionnalisation et les “valeurs humaines” des professionnels en tant que protecteurs des plus vulnérables. Le renforcement des compétences des mandataires judiciaires à la protection des majeurs(2), le statut d’auxiliaire de justice et le projet par certains d’un code de déontologie contribuant au processus de professionnalisation constituent une forme de recherche de reconnaissance des mandataires. Bien que ses contours restent très incertains, la protection de la personne et sa consécration législative en 2007 permettraient de rappeler le volet “social” du métier de mandataire. Ce dernier serait plus fidèle à une identité professionnelle qui, pour certains, permettrait peut-être aussi de s’opposer aux messages “tuteurs-voleurs”, “tuteurs-gestionnaires…”.
Tant la revendication d’une professionnalisation que celle d’un volet “humaniste” sont compréhensibles et légitimes. Toutefois, un questionnement ne semble jamais abordé, au moins officiellement, par les acteurs qui se présentent comme ardents défenseurs de la profession : ne participe-t-on pas nous-mêmes à l’accroissement des attentes, de plus en plus larges, voire sans limites pour certains, à l’égard de la protection juridique ?
Comme dans tout processus de professionnalisation, si le renforcement des compétences peut être source de reconnaissance, il s’accompagne aussi d’un renforcement de la responsabilité. La protection juridique semble devenir plus que jamais l’outil d’une gestion publique de toutes les difficultés de certaines personnes adultes, au sens d’outil de direction des personnes vulnérables. Ajoutons la montée en puissance de la notion de “vulnérabilité”, se substituant bien souvent à l’oisiveté et l’intempérance – pourtant exclues de ce dispositif par la réforme de 2007 –, qui permet d’élargir davantage encore le public frappé d’incapacité civile. Cette forme de surenchère (quête de reconnaissance, montée en compétence, responsabilité accrue) alimente une protection juridique sous forme d’“assurance tous risques”.
Sur fond de logique sécuritaire, nous observons deux phénomènes : l’évolution de la norme juridique, dont la lisibilité reste assez aisée et qui est mobilisée en termes de réponse immédiate, mais aussi l’évolution des “normes sociales”, sans doute moins lisibles, et qui nous invitent à une réflexion s’inscrivant dans une temporalité plus longue.
Véritable arlésienne, la responsabilité a toujours été l’objet de débats et d’inquiétudes dans les services juridiques à la protection des majeurs (services de tutelle), et une question la sous-tend : quels sont les contours d’un mandat de protection ?
La première approche permettant d’objectiver ces contours consiste à appréhender la protection juridique de la personne et de ses biens à partir des actes juridiques connus, quitte à dire qu’il y a des actes mixtes ; autrement dit, cela revient à nommer ce qui est déjà balisé (les actes relatifs à la santé, les actes strictement personnels…) et qui ne provoque pas tant d’inquiétude que cela chez les professionnels en activité. Ce “premier versant” de la protection juridique de la personne va conduire les services à appréhender la mise en cause de leur responsabilité sous un angle juridique, à s’entourer des conseils de juristes (conseillers juridiques salariés par l’organisation, avocats-conseils…). Cette voie consiste à constamment prendre acte des mises en cause – ou tentatives – des services par des tiers, tant sur le plan civil que pénal, ce qui implique que ces derniers renforcent leur connaissance de la norme juridique (lois, décrets, tendances jurisprudentielles…). Or nous considérons que, bien qu’il soit nécessaire et incontournable d’appréhender la responsabilité sous cet angle afin de gérer l’“immédiateté” des interpellations, nous perdons de vue l’idée que les normes ne sont pas seulement juridiques.
C’est notre second versant de la protection juridique de la personne. De nombreuses situations ne sont pas prévues par tel ou tel code, par la jurisprudence ou encore par la doctrine juridique. Elles ne mobilisent pas les actes juridiques, le plus souvent énoncés à l’occasion des apports juridiques, et recouvrent une très large part des interpellations des services au nom de la protection de la personne. Elles sont le terreau des plus grandes inquiétudes des professionnels.
En conséquence, il nous semble essentiel de pouvoir envisager la responsabilité également à plus long terme, à partir d’une lecture de certains enjeux sociaux. Ainsi, écrit Marc-Henri Soulet (3): “Une forte convergence des analyses des sociétés contemporaines, malgré leur diversité intrinsèque, est aujourd’hui observable : celle de l’hypothèse d’une modification structurelle de l’être-ensemble et de l’émergence d’un nouveau modèle socioculturel marqué par un individualisme normatif… Il faut ainsi concevoir combien la destruction des institutions intermédiaires (la religion, l’armée, l’école, la justice…) vulnérabilise les individus en les renvoyant à eux seuls pour structurer leur existence.” Face à l’ampleur de ces mutations sociales, il serait vain de penser que la protection juridique doit constituer la réponse satisfaisante aux conséquences parfois dramatiques, pour certains d’entre nous, de cette réalité contemporaine (l’individualisme normatif).
Pourtant, au nom de notre quête de reconnaissance, nous ne cessons de revendiquer notre professionnalisme, notre “volet social” ; nous réclamons – tout en le regrettant – que le tuteur soit “le dernier rempart” ; ou encore que seul un mandataire ait les moyens de “protéger” comme il se doit un certain public. N’alimentons-nous pas l’illusion d’une protection juridique “assurance tous risques”, destinée aussi à sauver la société de ces nouvelles formes d’exclusion que l’on nomme “vulnérabilité”?
Plus largement, à être autocentrés sur la légitimité de notre statut et de notre intervention, n’éludons-nous pas une réflexion sur les mutations sociales et la typologie des réponses qui leur sont apportées via les dispositifs publics ? Des auteurs(4) ont par exemple proposé leurs analyses sur ces sujets. Bien que réunissant des publics très éclectiques, la notion de “vulnérabilité”, tout comme celle de “handicap” précédemment, est étroitement attachée à la gestion des risques que présente une population sur le territoire. Comme les politiques asilaires d’autrefois, pouvons-nous émettre l’hypothèse selon laquelle la protection juridique reste un instrument de gestion des risques socio-économiques ?
Les organisations et les professionnels les plus compétents dotés des moyens les plus considérables ne pourront jamais s’affranchir de la gestion des risques liés à une personne vulnérable : il faut prévenir le risque pour l’organisation de voir à son tour mise en cause sa responsabilité. A titre d’exemple, mourir chez soi seul quand on est “étiqueté” vulnérable constitue un risque qui pèse sur chaque personne placée sous mesure de protection juridique. C’est devenu un risque d’engagement ? systématique de responsabilité pour les services tutélaires – nombreux sont ces derniers à avoir subi des enquêtes de police à ce sujet.
La notion de “vulnérabilité” se substitue progressivement au concept juridique d’“incapacité civile”, certes stigmatisant mais au fondement de la protection juridique. Si l’on peut considérer en effet que toutes les personnes protégées sont vulnérables, toutes les situations de vulnérabilité ne peuvent conduire à une protection juridique.
C’est en nous interrogeant sur notre rôle et en élargissant la réflexion sur la “protection des personnes vulnérables”, qui s’est peu à peu substituée, dans les discours, à la “protection juridique”, que certaines lignes de démarcation de l’action et de la responsabilité tutélaire se feront jour. Cela suppose que les professionnels et les organisations s’interrogent, en tant qu’acteurs sociaux exerçant une activité d’utilité publique, sur leur quête de reconnaissance et sur ce qu’elle produit. Mais au-delà, la professionnalisation ne devrait-elle pas permettre aux mandataires de réfléchir aux contours et limites de l’action tutélaire, et à leur responsabilité ? Ne faut-il pas travailler davantage les questions de ses propres motivations dans sa volonté d’aider l’autre, de ses limites, bref, de sa toute-puissance ? Plus largement, le renforcement des compétences des services et des professionnels ne devrait-elle pas se traduire par une plus grande aptitude à penser le dispositif au-delà des connaissances techniques et à valoriser l’“éthique” ? »
Contact :
(1) Déjà auteur d’une tribune libre intitulée « La protection juridique ne se substitue pas à l’action sociale » dans les ASH n° 2845 du 31-01-14, p. 30.
(2) Par la formation validée par le certificat national de compétence, par la prestation de serment.
(3) « Reconsidérer la vulnérabilité » – Empan n° 2005/4.
(4) Comme Robert Castel, L’ordre psychiatrique – Ed.de Minuit, 1977, La gestion des risques : de l’antipsychiatrie à l’après psychanalyse – Ed.de Minuit, 2011 ; ou Hélène Thomas, Les vulnérables. La démocratie des pauvres – Ed. du Croquant, 2010.