« Alors comment va Lucksonence moment ? », interroge Marie-Laure Manubin, assistante de service social au service social du conseil général de la Guadeloupe. Face à elle, Jeanne-Marie Nolisom, assistante familiale, conte par le menu l’évolution de l’adolescent placé chez elle, les rapports qu’il conserve avec son oncle, chez qui il s’installera probablement à sa majorité, ses résultats au lycée et ses projets professionnels… Dans le petit bureau climatisé de la protection maternelle et infantile (PMI) de Sainte-Rose où Marie-Laure Manubin tient sa permanence, la discussion se déroule sereinement, puis débouche sur l’évocation de la situation d’une jeune fille que l’assistante familiale accueille le samedi, en relais de sa famille de placement habituelle. « Je sais qu’il y a souvent des crises, elle est insolente, elle provoque, mais chez nous cela se passe bien en général. Une fois ou deux, peut-être, je lui ai demandé de faire attention à sa façon de s’habiller, parce que le minishort, quand même… » Il est question que la jeune adolescente change éventuellement de famille d’accueil. Plus tard dans la matinée, Marie-Laure Manubin a rendez-vous avec elle et la psychologue de l’équipe éducative de la PMI, pour évoquer cette idée. Entre-temps, elle accueillera une mère de famille qui se réinstalle dans l’archipel après avoir vécu quelques années en métropole, et qui veut déposer une demande auprès du fonds de solidarité pour le logement (FSL) afin de meubler l’appartement dont elle vient de signer le bail.
Le service social du conseil général de la Guadeloupe présente la particularité de conjuguer deux modes d’organisation de ses services. Six de ses neuf circonscriptions travaillent en polyvalence intégrale, comme celle où intervient Marie-Laure Manubin. « Nous accueil lons directement tous les demandeurs, de la femme enceinte jusqu’à la personne âgée, résume-t-elle. Ils ont des besoins relevant de différentes problématiques, parfois combinées : aide financière ponctuelle, recherche de logement, conseil éducatif ou protection de l’enfance. Il m’arrive aussi régulièrement d’accueillir des personnes qui ont simplement besoin d’écoute. Mais ça, c’est peut-être lié au fait que je suis sur ce secteur de longue date… » Et depuis 2004, les trois autres circonscriptions sont organisées en modules. Les travailleurs sociaux y sont spécialisés sur quatre types d’activité : prévention, protection de l’enfance, insertion et personnes âgées ou handicapées. « Nous avions constaté une montée en charge des différents dispositifs d’aide, et donc une multiplication des tâches, résume Emma Selbonne, responsable de la circonscription de Morne-à-l’Eau, la première à avoir expérimenté ce fonctionnement. Et il nous est apparu que toutes les thématiques d’intervention ne pouvaient pas être investies de manière satisfaisante. »
Ce changement a été également motivé par le fait que le département de la Guadeloupe ne dispose pas d’équipes spécialisées dans la prise en charge des situations relevant de l’aide sociale à l’enfance (mesures éducatives, placements, etc.), ce qui a des conséquences sur le suivi de ces dossiers. « C’est vrai qu’il est parfois difficile de suivre la famille d’origine et le placement, reconnaît Marie-Laure Manubin. Quand les parents se rendent compte que leur enfant va mieux lorsqu’il est placé, tout va bien. Mais ce n’est pas toujours le cas. » Sans compter que les missions d’aide sociale à l’enfance sont souvent prioritaires et extrêmement chronophages. « C’est un secteur d’activité très prenant, confirme Emma Selbonne. Il faut s’occuper de l’accueil de l’enfant, du suivi des assistantes familiales, du lien avec les familles d’origine et des nombreux écrits à produire. » A l’issue d’un état des lieux du service social et après un séminaire, à la fin des années 1990, une expérimentation avec trois modules de spécialisation (prévention, protection de l’enfance et insertion) avait été lancée dans l’une des circonscriptions de Grande-Terre. C’est ce dispositif expérimental qui a été étendu en 2004 à deux autres circonscriptions, une quatrième spécialisation consacrée aux personnes âgées ou handicapées étant ajoutée. Malheureusement, le manque de moyens n’a pas permis au conseil général de créer les postes d’assistantes de service social qui avaient également été planifiés initialement sur l’ensemble des circonscriptions. « Sans ces moyens, le travail en modules n’a pu être développé dans l’ensemble des circonscriptions », regrette Jocelyne Boucard, responsable de la circonscription de Baie-Mahault, dont dépend le secteur de Sainte-Rose. Ce qui explique que, depuis dix ans, l’archipel guadeloupéen conserve ce double fonctionnement.
Concrètement, les circonscriptions qui fonctionnent en modules ont été subdivisées en territoires d’intervention sociale (TIS), correspondant à des bassins de population. Chaque TIS possède une équipe d’assistantes de service social et de conseillères en économie sociale et familiale (CESF), certaines de ces professionnelles intervenant sur plusieurs territoires. C’est le cas d’Emiline Naïnan, chargée du module des personnes âgées ou handicapées pour l’ensemble de la circonscription de Morne-à-l’Eau. Cette assistante de service social assure des permanences sur les trois territoires de sa circonscription, tout en effectuant de nombreux déplacements à domicile sur ce secteur relativement vaste pour rencontrer les personnes âgées qui, bien souvent, ne sont pas à même de se déplacer jusqu’à elle.
Ce mercredi matin, la professionnelle a rendez-vous sur la commune de Petit-Canal avec un couple d’octogénaires dont l’épouse a contacté le service social quelques jours auparavant. Victime d’un accident vasculaire cérébral quelques années auparavant, son conjoint est très dépendant, et elle dit ne plus s’en sortir. Après un moment d’hésitation pour trouver le logement qu’on lui a indiqué se situer « derrière le terrain de foot », Emiline Naïnan se gare devant une jolie maison au jardin bien entretenu. Elle est attendue avec impatience par Augustine P., visiblement à la recherche d’une écoute. « Je fais tout, dans cette maison, le ménage, les courses, la cuisine, confie celle-ci. Je dois m’occuper de changer mon mari, qui est devenu incontinent, je suis vraiment fatiguée. » Comme de nombreux retraités ayant effectué leur carrière professionnelle en France – la vieille dame ne cesse de le rappeler, en sortant une pile de documents administratifs –, le couple a voulu regagner sa Guadeloupe natale il y a quelques années. « Ce sont des situations de plus en plus courantes, observe Emma Selbonne. Il y a un travail assez particulier à réaliser sur le lien avec la famille géographiquement éloignée. Il arrive même que les tuteurs familiaux soient en métropole. Cela impose parfois un travail plus concentré lorsque les enfants viennent en visite. » D’où également un usage intensif du mail, du téléphone ou du courrier pour entrer en contact avec les enfants restés en métropole. Dans la situation présente, le couple semble relativement isolé. Les enfants demeurent en métropole, et Augustine explique qu’elle n’a plus de famille dans les environs. Le décalage induit par les années de vie en métropole fait probablement partie du problème. « Même s’ils ont de la famille par ici, sur qui Augustine pourrait se décharger, je suis persuadée qu’elle renvoie aux gens une image qui fait qu’on ne l’intègre pas du tout, souligne l’assistante sociale. Ce n’est pas facile de se réinstaller dans un pays qu’on a quitté vingt, trente ou quarante ans auparavant. » Une difficulté qu’elle connaît bien, ayant elle-même travaillé pendant près de trente ans en métropole. « Les choses ont changé ici durant toutes ces années, constate d’ailleurs l’assistante sociale. Ma grosse déception a été de constater qu’on ne s’occupait plus des anciens comme avant. Cette solidarité que j’avais laissée quand je suis partie à 19 ans, je ne l’ai pas retrouvée vingt-huit ans après. » En cause : l’évolution des modes de vie, l’augmentation du taux d’activité des femmes et la dispersion des familles sur le territoire.
« Ici aussi, on n’accepte plus les aînés chez soi, déplore pour sa part Marie-Laure Manubin. On recourt de plus en plus aux maisons de retraite. » Du moins, lorsque cela est possible, le taux d’équipement en structures d’hébergement pour personnes âgées se révélant bien moindre dans l’archipel ultramarin qu’en métropole(1). L’assistante de service social observe aussi des changements dans les fonctionnements familiaux. « Sur mon secteur, du côté de Sainte-Rose, il y a beaucoup de parents en difficulté éducative, remarque-t-elle. Parfois, dès 7 ou 8 ans, l’enfant pose problème. Et certains demandent le placement car ils n’arrivent pas à faire face. On ne voyait pas ce genre de problèmes il y a dix ou quinze ans. A l’époque, nous n’étions sollicités que par les familles les plus pauvres. » Aujourd’hui, son activité est fortement marquée par la prévention et la protection de l’enfance. « Mais les secteurs et circonscriptions peuvent avoir des dominantes différentes, précise-t-elle. Lorsque j’étais à Saint-Martin, où vivent beaucoup de migrants, nous gérions beaucoup de problèmes de logement, de titre de séjour, d’aide alimentaire… »
Pendant ce temps, Emiline Naïnan quitte la maison de Petit-Canal après y avoir passé une bonne heure. « Si je n’avais pas interrompu cette dame, j’y aurais probablement passé la matinée », sourit-elle en remontant en voiture. Un long entretien grâce auquel l’assistante sociale dispose déjà de quelques pistes d’action. Elle a ainsi évoqué la possibilité d’un placement du mari d’Augustine en accueil de jour, quelques heures par semaine, mais cette dernière s’est montrée réticente. « La grande majorité des gens ici n’accepte pas facilement le placement de leur conjoint, note l’assistante sociale. Mais quand je la connaîtrai davantage, on pourra peut-être en reparler. Cela lui permettrait d’avoir quelques heures pour souffler et s’occuper d’elle. » Durant la visite, elle a aussi repéré la présence d’une aide ménagère, dont il sera peut-être possible d’augmenter le nombre d’heures prises en charge au titre de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). Et compte tenu de l’état de fatigue d’Augustine, la venue d’une seconde aide ménagère ou la mise en place d’une livraison de repas à domicile ne serait pas inutile.
« Je travaille beaucoup en collaboration avec la direction de l’autonomie, un autre service du conseil général qui s’occupe de l’APA et qui dispose de cinq travailleurs sociaux pour l’ensemble de la Guadeloupe, poursuit Emiline Naïnan. Nous nous sommes organisés pour qu’ils gèrent le placement et l’agrément des familles d’accueil. » L’assistante sociale de circonscription s’occupe de tout l’amont, les signalements étant traités selon les situations. « Si c’est une famille que je connais, je la prends en charge, si la direction de l’autonomie en est plus proche, c’est elle qui s’en occupera. Il est important que nous communiquions beaucoup, afin d’éviter les doublons. Il faut aussi éviter de mettre trop d’intervenants sur une situation, sinon cela crée de la confusion pour les familles. »
Au quotidien, Emiline Naïnan intervient davantage auprès des personnes âgées que des adultes handicapés – qui, pourtant, sont nombreux en Guadeloupe. « Nous ne disposons pas de suffisamment de lieux d’accueil pour les adultes, déplore-t-elle. Du coup, les personnes retournent dans leur famille avec une aide à domicile, mais celle-ci n’est souvent pas suffisante. Heureusement, dans ce secteur, les associations d’insertion ou qui aident à l’aménagement des domiciles, se sont développées. » En sortant de chez Augustine, l’assistante de service social reprend la route de Morne-à-l’Eau. Elle va rencontrer un autre couple dans une situation similaire, réinstallé au pays après une longue vie active en métropole et dont l’époux, atteint de la maladie d’Alzheimer, a perdu beaucoup de ses capacités à la suite d’une infection au chikungunya. Son APA vient d’être diminuée, ce qui le laisse extrêmement dépendant de sa femme, qui va devoir renoncer à toutes ses activités personnelles…
La mise en place du travail en module a exigé des renforts en ressources humaines. Ainsi les effectifs des circonscriptions concernées ont-ils été complétés par des secrétaires d’accueil. Formées spécifiquement à l’accueil du public et à la prévention des conflits, elles reçoivent les demandes, recueillent les premiers éléments des dossiers, gèrent la prise de rendez-vous. « Elles jouent un rôle très important, car elles sont la porte d’entrée de notre service, résume Emiline Naïnan. Elles assistent à certaines de nos réunions de régulation, connaissent les situations et peuvent vraiment organiser notre travail. » Emma Selbonne, la responsable de circonscription, ajoute : « Elles sont également d’un grand apport pour le public car elles permettent de diminuer les files d’attente et de répondre rapidement à certaines demandes qui sont simplement d’ordre administratif ou nécessitent une réorientation vers un autre service. »
Marie-Laure Manubin comme Emiline Naïnan se montrent plutôt satisfaites de leur organisation de travail. La première apprécie la variété des situations qu’elle a en charge, même si, sur sa circonscription, les situations de protection de l’enfance dominent l’activité. « Nous pouvons suivre une même personne dans ses différentes demandes et mettre au jour des demandes sous-jacentes que nous n’aurions peut-être pas perçues si nous étions trop spécialisées », pointe-t-elle. La seconde, qui possédait déjà une expérience en circonscription auprès des personnes âgées lorsqu’elle travaillait en métropole, estime que le travail en modules lui permet d’aller davantage au fond des situations. « On est plus disponible, on maîtrise mieux les situations et, personnellement, je suis plus à l’aise que si je devais naviguer entre des situations de protection de l’enfance, d’insertion et d’accompagnement des personnes âgées. »
Cet équilibre pourrait toutefois changer prochainement. « Une évaluation des deux modes de fonctionnement est prévue, annonce Jocelyne Boucard, car il n’est pas souhaitable de continuer à fonctionner avec ces deux systèmes. » Le conseil général travaille par ailleurs à la mise en place d’équipes spécialisées en protection de l’enfance, comme cela existe en métropole. « Mais pour cela, les ressources humaines nécessaires seront prélevées sur les services existants », précise la responsable de la circonscription de Baie-Mahault. Ce qui obligera sans doute à repenser à nouveau l’organisation des équipes de service social.
Pour l’heure, Emiline Naïnan reprend la route. Direction la circonscription, pour déjeuner. En chemin, elle décide de s’arrêter chez Georges C… qu’elle découvre allongé entre son lit et son fauteuil roulant. Handicapé, il n’a pas pu s’installer correctement pour la sieste. Malgré les nombreux portraits de parents accrochés au mur – « ce sont les mêmes à plusieurs âges différents, précise-t-il, je n’ai pas tant de famille que ça » –, l’homme manque visiblement de soutien. Il demande par ailleurs à l’assistante sociale de vérifier si une lettre de la banque n’est pas arrivée dans son courrier. Il attend le renouvellement de sa carte bancaire qui a… disparu. « Je fais de mon mieux selon les moyens, observe celle-ci, mais aller chercher sa carte c’est une chose que je n’ai pas le droit de faire. Si une solution n’est pas trouvée avec sa famille, il faudra mettre en place une tutelle. »
(1) En 2013, la Guadeloupe comptait 37,5 lits pour 1 000 habitants, contre 124,1 en métropole. L’écart est moindre en ce qui concerne le taux d’équipement en structures d’hébergement pour adultes handicapés : 2,4 lits pour 1 000 habitants en Guadeloupe, contre 4,3 en métropole.