A 30 ans, Guillaume M. est un « punk » qui a derrière lui une vie d’errance et de squat. A présent, il vit avec ses deux chiens dans une chambre aux murs couverts de graffitis citant Nietzsche, au premier étage d’une ancienne maison transformée en lieu autogéré, à Auch, dans le Gers. « Ici, on ne perd pas la philosophie de partage et de vie en communauté du squat, lance-t-il, mais on n’a plus le risque d’expulsion, car on est dans la légalité. »
Presque cinq ans après l’installation des anciens squatteurs dans ce logement – puis après la création, en 2010, de l’association La Barraka pour le gérer, avec le soutien de la mairie d’Auch et de l’association Regar (Réseau expérimental gersois d’aide et de réinsertion)(1) –, une quarantaine de personnes y sont passées. Guillaume est désormais le plus ancien. « On a été jusqu’à huit à vivre ici, raconte ce traveller (“voyageur”) revenu il y a six ans dans sa ville natale. Ça va, ça vient, selon les projets. » Certains sont allés vers un logement autonome, d’autres sont repartis sur la route ou dans la rue. A l’approche de l’hiver, l’humidité excessive de la maison – du fait de l’absence de chauffage et de la présence d’un grand nombre de personnes et de chiens (deux ou trois chacun) – a chassé trois d’entre eux.
Les origines de La Barraka remontent aux années 2000. Auch, cité gersoise de 22 000 habitants, voit alors affluer de plus en plus de jeunes en errance qui ne fréquentent pas les structures d’hébergement. Ils font la manche dans le centre touristique et se retrouvent dans un grand squat sur les berges du Gers, avec leurs chiens et des camions qui diffusent de la musique à très fort volume… Cela commence à déranger la population et à inquiéter les élus. Tout en espérant qu’il s’agisse seulement d’un phénomène de mode, la mairie lance le « réseau errance » avec différents acteurs sociaux (centre communal d’action sociale, conseil général, FNARS, associations, etc.). En 2004, après qu’une étude confirme l’importance du phénomène, le réseau décide de recruter un professionnel afin qu’il assure un travail de rue auprès de ces groupes de personnes sans abri réfractaires au travail social classique.
L’action est cofinancée par l’Etat, le département et la ville, mais c’est Regar qui est choisie pour porter le projet. Cette association s’occupe depuis 1980 des problématiques sociales des SDF en milieu rural, gère le SAIO, le 115, un centre d’hébergement et de réinsertion sociale, des chantiers d’insertion et un pôle santé labellisé en 2006 « Caarud » (centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogues). Regar est connue pour mettre en place des actions répondant à des besoins non couverts pour des publics fragiles.
Le psychologue Vincent Batsère, qui a déjà travaillé à Toulouse avec les sans-abri, est embauché sur un poste rattaché au pôle santé. Il met en place des petits déjeuners itinérants : quelques matins par semaine, il se promène en ville avec des Thermos de café et de soupe fournis par Emmaüs, en allant au-devant des personnes à la rue (en lien avec la Croix-Rouge, qui effectue une maraude le soir). Lors de ce moment convivial, il n’aborde pas de problématiques personnelles, mais invite certains à lui rendre visite au pôle santé, lors de ses permanences de l’après-midi. Petit à petit, il tisse des liens, se fait connaître et accepter… « En 2005, j’ai commencé à être invité dans les squats, très nombreux à Auch en raison du grand nombre de logements vides, explique le psychologue. Au début, nous parlions de tout et de rien, puis j’ai pu placer un peu de prévention. Cela a été fondateur du travail avec ce public, qui se montre d’une grande méfiance à l’égard des travailleurs sociaux et des structures. Il m’a fallu les apprivoiser, comme le Petit Prince avec le renard… » De ce travail mené en 2005-2006 a émergé La Barraka.
Certains pensaient que les problèmes de squats disparaîtraient après l’arrivée de Vincent Batsère… « On a espéré que ça se résoudrait vite avec un psychologue de rue, reconnaît Jean-François Celier, vice-président chargé de la jeunesse puis des affaires sociales à la communauté d’agglomération du Grand Auch. Puis j’ai compris qu’il allait falloir être patient. » D’expulsion en expulsion, les jeunes punks manifestent en effet leur volonté de rester à Auch. « Tu me donnes une maison et je vais te montrer ce que c’est, l’autogestion ! », lance un jour Guillaume, comme un défi, au psychologue de rue lors d’une énième évacuation. L’idée fait lentement son chemin… A la fin 2006, après l’éviction d’une ancienne boîte de nuit, une trentaine de personnes viennent occuper un bâtiment du centre-ville, juste en face du pôle santé de Regar, soupçonné de les avoir aidées à s’installer. Les squatteurs y étendent un drapeau de pirate sur la façade, tandis que des riverains lancent une pétition pour les faire partir. « Plus je leur demandais de l’enlever, plus le drapeau de pirate grandissait », se souvient l’élu.
Lassé des expulsions, Guillaume et ses collègues veulent défendre leurs droits. « On en avait marre, alors on a demandé à Vincent de nous aider à nous défendre, témoigne-t-il. Il nous a présenté un collectif de SDF de Toulouse, nous a conseillé de prendre un avocat, d’étudier les lois et les arrêtés municipaux. » Pour le psychologue, découvrir qu’on a des droits aide aussi à prendre conscience qu’on a des devoirs. L’opération permet aux squatteurs de gagner du temps ainsi qu’une certaine reconnaissance.
Entre 2007 et 2010, les discussions s’intensifient entre les squatteurs et le psychologue. « D’abord, on se retrouvait régulièrement dans les squats à parler de l’autogestion, de ce que cela signifie d’avoir un lieu, se souvient Vincent Batsère. Puis il y a eu un temps de travail plus formalisé au pôle santé, avec les personnes motivées. » D’une vingtaine de personnes, le groupe se réduit à une dizaine. Martine Coulet, la directrice de Regar, et Jean-François Celier, le représentant de la mairie, se joignent bientôt aux rencontres. « J’ai pris conscience qu’il y avait des gens qui voulaient s’intégrer à la cité, assure ce dernier. L’idée a germé de les installer quelque part. » Comme Regar n’est pas familière de ce type d’accompagnement, elle sollicite le Groupe amitié fraternité (GAF) – où Vincent Batsère a été objecteur –, investi à Toulouse dans l’accompagnement de personnes de la rue vers un hébergement différent. Jean-Marc Legagneux, son secrétaire général, ancien SDF, vient rencontrer le conseil d’administration de Regar en 2007. Une rencontre très importante pour le projet. « Jean-Marc Legagneux était reconnu parce qu’il avait vécu les mêmes choses que les squatteurs, avance Martine Coulet, tout en véhiculant des valeurs de respect, de citoyenneté et en leur rappelant qu’ils ont aussi des devoirs. Si nous, travailleurs sociaux, leur avions dit des choses comme ça, ça ne serait jamais passé ! Il a été un super-décodeur, nous expliquant les vies déstructurées de ces personnes, souvent passées par des MECS [maisons d’enfants à caractère social] ou des familles d’accueil. Il a été un trait d’union et un traducteur entre eux et nous. »
Devenu travailleur pair, Jean-Marc Legagneux a conseillé la mairie sur l’aménagement du lieu. « Il nous a dit que ce n’était pas la peine de tout refaire dans la maison, de prévoir une cuisine équipée, deux salles de bains et une salle à manger, indique Jean-François Celier. Mais qu’il fallait impérativement des chambres individuelles fermées, qui sont des repères pour leurs chiens, des prises d’eau et d’électricité à l’extérieur pour les fourgons. Cela nous a permis d’aller vers des choses plus simples et plus adaptées. » Pour que le projet soit tenable, le groupe décide de fixer à huit le nombre maximal de personnes, et définit les critères de choix de la maison recherchée par la mairie : un lieu pas trop grand, avec un terrain pour les chiens et pas trop proche du voisinage. A la fermeture du bâtiment au drapeau pirate, deux squatteurs partent vivre dans un bois à la sortie de la ville. Huit autres acceptent d’aller dans le logement proposé par la mairie, une ancienne maison de garde-barrière non loin de la gare. Après avoir concrétisé un engagement réciproque entre la collectivité et le groupe, ce dernier s’y installe en août 2010. « Au début, ils pensaient faire ce qu’ils voulaient, puis ils ont compris qu’ils allaient devoir faire des efforts », souligne Jean-François Celier. Notamment en arrêtant la manche et les rassemblements avec des canettes de bière. Ils s’attellent alors à la rédaction du règlement de vie et des statuts de leur association, baptisée La Barraka (en arabe, la « bénédiction »). « Nous avons rédigé les statuts ensemble, avec Jean-Marc Legagneux, mais lui et moi n’étions que consultants, pas décideurs, précise Vincent Batsère. Ce sont eux qui sont allés déposer les statuts à la préfecture en mars 2011. » Le GAF insiste, en effet, sur l’importance de laisser les personnes faire par elles-mêmes et de ne pas forcer l’accompagnement.
Alors que, au départ, il n’était pas imaginable pour ces squatteurs de payer un loyer, ils finissent par accepter de monter une colocation. Le bail est rédigé au nom de Regar, à qui les habitants reversent un loyer fixé à 50 € par mois et par locataire. « Jamais on n’aurait imaginé lancer une association, avoir des règlements, des loyers, des énergies à payer… Mais on a voulu faire ça pour qu’on nous respecte un minimum », témoigne Pat, un des anciens squatteurs, dans un documentaire sur La Barraka(2). Contrairement aux craintes initiales et à ce qui se passait dans les squats, aucun problème avec les voisins n’a été signalé. « Tout a été négocié avec eux : les canettes, les crottes de chiens, la consommation illicite, le deal, raconte le psychologue. Nous les avons sensibilisés à l’image qu’ils donnent d’eux, car maintenant ils ne sont plus seulement des individus. Ils représentent une association et ils ont pris conscience de leur rôle social. » La consommation de produits illicites est ainsi interdite dans le salon commun, le deal banni dans la maison, le compteur EDF, un temps trafiqué, régularisé…
A Auch, La Barraka assume aussi une fonction d’accueil d’urgence. La veille de notre visite, un hôte a dormi sur les canapés du salon avec son chien. « Cette personne est arrivée dans la zone où se retrouvent les SDF et a dit qu’elle n’avait nulle part où loger, relate Guillaume. Un ami m’a appelé et on a accepté qu’elle vienne ici. Tous les gens qui traînent là-bas savent qu’ils peuvent venir. Nous hébergeons gratuitement pour trois à quatre jours, puis c’est 15 € la semaine. » Ils ont accueilli des anciens de la rue qui vivaient sous un pont. « Ce lieu est devenu un espace de médiation qui permet à Regar de faire un travail avec des gens avec lesquels personne n’avait réussi à travailler », se félicite Jean-Marc Legagneux, dans le même documentaire. Il arrive que les personnes de passage soient aiguillées vers le service santé de Regar. Puis orientées vers différents partenaires : le service d’alcoologie de l’hôpital, l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA), le centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), les associations et acteurs du médico-social…
Pour accueillir de nouveaux locataires de longue durée, la collégialité de l’association impose l’unanimité, comme pour toute décision concernant le lieu. Et en cas de non-respect du règlement intérieur, on peut se retrouver dehors. « Si quelqu’un vole, dégrade les lieux ou met en péril la maison, on le fout dehors », assène Guillaume. A deux reprises, la caisse a disparu avec l’argent du loyer, mettant l’association en délicatesse envers Regar. En décembre dernier, lors de l’assemblée générale annuelle, le groupe a demandé au psychologue de devenir trésorier de leur association. « Je leur ai dit : “Vous voulez l’autogestion mais vous demandez une tutelle !” Cela dit, en tant que psychologue, je trouve intéressant qu’ils reconnaissent leurs limites. » Guillaume l’admet volontiers : « L’autogestion, c’est l’idéal, mais le fait d’être chapeauté par Regar nous aide à ne pas nous planter. »
Pour Julien V., 30 ans, arrivé voilà cinq mois avec son camion, après six mois passés en Asie, « il y a urgence à trouver assez de personnes sérieuses pour partager les dépenses et rééquilibrer le budget ». L’installation d’ateliers créatifs qu’ils appellent de leurs vœux attendra…« Parmi les gens qui passent ici, il y en a beaucoup en détresse, et c’est difficile pour eux de faire des projets. » Les réunions se poursuivent avec Vincent Batsère une fois par semaine, avec la mairie et Regar une fois par mois. Pour La Barraka, la prochaine étape est le lancement des travaux de réhabilitation, pour laquelle les Toits de l’espoir(3) ont fait un diagnostic thermique au printemps 2014. « Les problèmes d’humidité sont liés au mode d’habiter, déclare Wilfried Barathon, son chargé d’opérations Sud-Ouest. Pour évacuer l’humidité, il faudrait deux VMC [ventilation mécanique côntrôlée] supplémentaires, l’isolation des combles et un système de chauffage performant. » Aujourd’hui, les habitants n’allument pas les radiateurs électriques car cela leur coûterait trop cher, surtout avec les portes qui restent ouvertes pour les chiens.
Malgré ces problèmes, La Barraka a bientôt cinq ans. « Au début, personne ne pensait que ça allait durer », se souvient Vincent Batsère. « C’est un projet négocié, construit ensemble, qui a pris du temps, mais qui tient », se félicite Martine Coulet. La Barraka pourrait-elle essaimer ? « Cela répond à leur besoins spécifiques, répond Jean-François Celier. Je ne pense pas qu’on puisse présenter un modèle transposable à d’autres collectivités. » En revanche, la démarche (« prise en compte des besoins et renforcement du pouvoir d’agir des personnes ») est présentée depuis quatre ans dans une formation (voir encadré page 22) proposée aux étudiants de trois écoles de travail social toulousaines.
Depuis quatre ans, à Toulouse, un module de perfectionnement optionnel interécoles sensibilise les étudiants travailleurs sociaux en dernière année de l’Ifrass, de Saint-Simon et d’Erasme sur la question des lieux autogérés. « Nous avons fait évoluer la formation sur la grande exclusion pour mesurer les limites des dispositifs institutionnels et s’enrichir des expériences innovantes », explique Marie-Noëlle Colcy, cadre pédagogique à l’Ifrass. « Ce module vise à montrer ce qui existe (La Barraka, mais aussi la maison-relais à Auch, la Maison Goudouli, le terrain Saint-Martin ou les Artrokeurs à Toulouse) et à apporter de la théorie sur l’accompagnement favorisant l’empowerment », détaille Vincent Batsère, qui y intervient aux côtés de Jean-Marc Legagneux, l’ancien SDF, porte-parole du GAF, aujourd’hui travailleur pair à Marseille, et de Jean Mantovani, sociologue auteur d’une étude sur « les expérimentations sociales et l’accompagnement collectif d’habitats autogérés ». Les personnes de la rue avec une expérience de ces collectifs y interviennent de façon rémunérée. « Certains étudiants trouvent scandaleux qu’on fasse intervenir des punks avinés ! », s’amuse Vincent Batsère. « On bouscule leurs représentations, alors on a beaucoup de résistances de la part des étudiants, confirme Marie-Noëlle Colcy. Ils expérimentent le fait d’apprendre par les personnes qui ont un savoir vécu. On travaille sur le mode d’être et la posture professionnelle qui peut permettre l’échange. » Une quinzaine d’étudiants suivent ce module de 90 heures sur quatre mois.
(1) Association Regar : 12, rue de Lorraine – 32 000 Auch –
(2) « Du squat à l’habitat alternatif autogéré », de Jean-Luc Prince, visible sur
(3) SCOP du réseau Le Relais, émanation d’Emmaüs France, spécialisée dans la réhabilitation de logements.