« A la création de la chaire de travail social du Conservatoire national des arts et métiers, Brigitte Bouquet a initié ce qui est devenu une tradition : donner à chaque promotion le nom d’une personne qui assure la conférence annuelle d’ouverture du master de recherche en travail social. Robert Castel a été le premier à donner son nom après avoir fait sa conférence en novembre 2002. Il témoignait de son attachement à la valorisation des liens entre les praticiens du travail social et la recherche sociologique, mais ne perdait pas de vue son sens critique. Il l’a d’ailleurs aiguisé d’abord dans le domaine de la psychanalyse et de la psychiatrie, puis dans le travail social.
Robert Castel a marqué un tournant dans la conception du travail social et en a modifié profondément les référents théoriques. Mais il faut souligner l’étendue de ses apports, au-delà de la mise en avant, par exemple, de la notion de désaffiliation qui lui est principalement associée. Tout d’abord, il a joué un rôle majeur dans la diffusion des approches interactionnistes, avec sa présentation en 1968 de la traduction française du livre d’Erving Goffman, Asiles. En fait, le monde de la “psy” au sens large du terme a été le creuset de son parcours. Son premier livre, Le psychanalysme, en 1973, a été une mise en coupe réglée de la psychanalyse “à partir de ce qu’elle récuse : son rapport au pouvoir” ; il écrivait encore “la psychanalyse est l’idéologie par excellence d’aujourd’hui”. François Dosse rapporte dans sa biographie de Castoriadis(3) que Robert Castel avait été recruté comme sociologue par Piera Aulagnier pour la revue de psychanalyse Topique et que la “greffe sociologique” n’avait pas pris. Pas facile en effet de greffer Robert Castel… Ce premier livre, au demeurant assez austère, a provoqué un véritable choc. Il détonait au moment d’un phénomène éditorial exceptionnel dans le domaine des sciences humaines : le tirage digne d’un best-seller des Ecrits de Lacan, publiés en 1966.
Cette entrée fracassante dans la sociologie s’est croisée avec deux autres centres d’intérêt : la psychiatrie, domaine dont il était proche – sa femme Françoise était médecin psychiatre – ; elle a cosigné avec lui et Anne Lovell La société psychiatrique avancée, en 1979, après un séjour aux Etats-Unis. Ce n’est que dans un deuxième temps que Robert Castel s’est intéressé au travail social. Mais son itinéraire montre aussi les apports dont le travail social, champ interdisciplinaire par excellence, peut bénéficier.
Une autre ressource a été la recherche historique. Elle aura été un des points de passage chez Robert Castel de la sociologie de la psychiatrie à la sociologie du travail social. Nous le voyons suivre d’abord les traces de Michel Foucault, pour analyser “l’âge d’or de l’aliénisme” en France, dans L’ordre psychiatrique en 1976, où il posait le cadre des rapports de pouvoir entre la médecine et la justice. Ce sera encore le cas avec son étude des racines de “l’handicapologie” et des politiques sociales actuelles, dans Les métamorphoses de la question sociale en 1995. En même temps, il n’y a aucune raison de céder à l’hagiographie : c’était un esprit libre, dont les conceptions pouvaient elles-mêmes être contestées. Cela a d’ailleurs été fait. Au moment où est paru le livre de Gladys Swain, Le sujet de la folie (1977), puis une mise en question des thèses de Michel Foucault par Marcel Gauchet et Gladys Swain, La pratique de l’esprit humain (1980)(4), il a été reproché à Robert Castel de voir partout des logiques de “contrôle social de la déviance” et de sous-estimer l’impact de la Révolution française et de ses valeurs. Le débat a été vif. Cela n’a pas empêché Marcel Gauchet d’accueillir une série d’articles très toniques de Robert Castel et de Jean-François Le Cerf, dans les trois premiers numéros de la revue Le débat. Ces articles marquent un tournant décisif, car outre le fait que, pour l’anecdote, ils commentaient des petites annonces de Libération et annonçaient la “prolétarisation des psy” en raison de leur multiplication, ils comportaient une analyse extrêmement précise de la situation du travail social qu’il serait bon de redécouvrir(5).
Par ailleurs, un des autres centres d’intérêt de Robert Castel a été la philosophie ; agrégé en 1959, il a fait partie de cette génération de philosophes qui ont contribué à la création de la licence de sociologie en 1967. Là aussi, il inaugurait une connexion entre la philosophie et le travail social, qui aide à se préserver de l’esprit de système.
L’apport de Robert Castel au travail social est triple : historique, théorique et pratique. Du point de vue historique, dans ses différents ouvrages, notamment dans Les métamorphoses de la question sociale, il propose un retour dans le passé afin de mieux appréhender l’objet du champ du social qui est celui de la marginalité, du vagabondage et de la souffrance. En reconstruisant, par exemple, le profil sociologique des vagabonds, il a montré comment l’état du vagabond n’est “que l’aboutissement d’une trajectoire commençant par une rupture par rapport à un premier enracinement territorial et se poursuivant par une série d’errances”. Il nous rappelle en même temps en quoi la crise de la société salariale a structuré un nouveau rapport social à la pauvreté. Le XXe siècle a vu exploser le modèle de la société salariale, impulsé par ce qu’il nomme l’Etat social, préféré au terme de l’Etat providence. L’effritement de la condition salariale, qui a fait apparaître une nouvelle question sociale avec la montée de l’“insécurité sociale”, nous a ramené à la figure du vagabond, qu’il évoque en référence au passé : “il n’appartient qu’à lui-même sans être l’homme de quiconque, ni pouvoir s’inscrire dans aucun collectif. C’est un pur individu, et de ce fait complètement démuni. Il est à ce point individualisé qu’il est surexposé : il se détache sur le tissu serré des rapports de dépendances et d’interdépendances qui structurent alors la société… Les vagabonds sont le poids inutile de la terre.” Robert Castel décrit une crise générale du lien social, se traduisant aujourd’hui par la montée en puissance des intérêts individuels sous la régulation monétaire qu’opère directement ou indirectement le marché. Cette crise du modèle d’intégration se manifeste sous la forme d’une résurgence de la question sociale à travers l’existence d’“inutiles au monde”, de surnuméraires, de désaffiliés, sans oublier la nébuleuse de situations marquées par la précarité et l’incertitude des lendemains.
La question fondamentale qu’il pose dans son dernier ouvrage La montée des incertitudes interroge directement le travail social, puisque les mutations du travail bouleversent l’identité des individus et fragilisent la cohésion. Comment dans ce cas, se demande Robert Castel, “maintenir une conception de la protection sociale à vocation universaliste qui devrait assurer à tous les supports de base de la citoyenneté sociale ?” S’ajoute la question du choix de société dans laquelle nous voulons vivre, du type de protection sociale, au cœur de ses analyses et, concernant le travail social, de celle de l’accompagnement social.
Du point de vue théorique, au lieu d’aborder le concept “fourre-tout d’exclusion sociale”, Robert Castel traduira la situation de ces surnuméraires par le terme “désaffiliation”, qui correspond à un détachement complet de toute forme de solidarité. La société est représentée de part et d’autre d’une fracture sociale séparant ceux qui y ont leur place et ceux qu’il faut insérer. Robert Castel a remis en cause le concept d’exclusion, en analysant la manière dont s’est construite la cohésion sociale à travers l’insertion des individus dans la division du travail : il s’agit moins de placer des individus dans des zones que d’éclairer un processus.
Robert Castel a joué un rôle considérable en invitant l’Etat “protecteur” à repenser la protection sociale et les professionnels à réanalyser leurs pratiques. En effet, si le mandat du travail social est de s’occuper des populations qui sont à la marge d’une société en plein développement, Robert Castel interroge les travailleurs sociaux, qui s’engagent aujourd’hui dans une responsabilisation à outrance des personnes en difficulté et qui cherchent chez les “usagers” eux-mêmes les “raisons qui rendent compte des situations dans lesquelles ils se trouvent”. Or l’objectif de l’intervention sociale est de construire des parcours individuels avec la participation des personnes directement concernées. Pour Robert Castel, “il faut faire preuve d’inventivité et de disponibilité constante pour accompagner un individu dans les méandres de sa trajectoire”. Mais la mobilisation des personnes en difficulté est une entreprise très coûteuse et très aléatoire lorsqu’elles ne peuvent pas s’appuyer sur des supports collectifs. En matière d’accompagnement social, disait Robert Castel, “c’est la réinscription dans les collectifs qui constitue le meilleur remède pour des individus déstabilisés dont le drame est précisément le plus souvent d’avoir décroché de systèmes d’appartenances et de protections collectives, ou de ne pas pouvoir s’y inscrire”(6). C’est un message qu’il ne faut pas perdre. »
(1) « Sur les chemins de Robert Castel : de la sociologie de la psychiatrie à la sociologie du travail social ».
(3) François Dosse, Castoriadis, Histoire d’une vie – Ed. La Découverte, 2014.
(4) Gladys Swain, Le sujet de la folie – Ed. Privat, 1977 ; Marcel Gauchet et Gladys Swain, La pratique de l’esprit humain – Ed. Gallimard, 1980.
(5) Robert Castel et Jean-François Le Cerf, « Le phénomène psy et la société française » – Le débat n° 1 (mai 1980), n° 2 (juin 1980) et n° 30 (juillet-août 1980).
(6) Robert Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections et statut de l’individu – Ed. du Seuil, 2009.