L’interdiction des statistiques ethniques en France fait qu’il est difficile de cerner l’ampleur du phénomène migratoire. L’INSEE et l’INED ont toutefois mené à partir de 2008 une grande étude (« Trajectoires et origines »), grâce à laquelle on cerne un peu mieux les origines et les parcours des descendants d’immigrés, c’est-à-dire des personnes qui ont au moins un parent né à l’étranger. Cette information est en effet renseignée au niveau administratif. On comptabilise ainsi 6,7 millions de descendants d’immigrés en France, soit un peu plus de 10 % de la population française. Et si l’on remonte aux personnes dont au moins un grand-parent est immigré, c’est un Français sur quatre qui est concerné. Il s’agit majoritairement de personnes venues de pays européens. Ce qui va à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle les enfants d’immigrés seraient majoritairement nés dans des familles d’origine maghrébine ou subsaharienne. En effet, la France a longtemps accueilli des populations venues de Pologne, d’Italie, du Portugal ou d’Espagne. Toutefois, aujourd’hui, les flux ne proviennent plus majoritairement d’Europe.
Aucun, car le statut d’immigré n’est pas héréditaire. Un immigré, c’est quelqu’un qui a franchi une frontière. Son enfant né en France est, par définition, français. Il n’y a donc pas lieu de parler de « génération » d’immigrés. Ces appellations traduisent surtout le malaise ou l’inconfort que l’on éprouve à parler de ces questions en France, et le fait que l’on est constamment en train de renvoyer les gens à cette altérité, du moins à ce que l’on perçoit comme étranger. Aujourd’hui, l’appellation de deuxième ou troisième génération s’applique surtout aux enfants dont les parents sont venus du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne, mais il a existé des phénomènes de stigmatisation similaires concernant les enfants d’immigrés italiens ou portugais. C’est le jeu du « dernier arrivé ferme la porte ». On pointe davantage du doigt les immigrants les plus récemment arrivés en France.
Les enseignants ou les travailleurs sociaux craignent souvent que les enfants nés de parents immigrés soient écartelés entre deux cultures. Cette crainte s’enracine dans la nature très monolithique du récit national français. Nous avons du mal à concevoir que l’identité puisse être plurielle et que l’appartenance à un pays puisse se conjuguer avec d’autres référents culturels. Or une identité est aujourd’hui forcément mouvante, plurielle et évolutive. Elle se construit sur la base de référents comme le sexe, l’âge, la profession et les cultures d’appartenance. L’enquête « Trajectoires et origines » l’a bien montré(1) : on peut être très attaché au territoire d’origine de ses parents tout en manifestant un fort sentiment d’appartenance à la France. On croit que les deux sont incompatibles ou susceptibles de provoquer un conflit de loyauté, mais l’un n’empêche pas l’autre, même en cas de binationalité. Des études ont montré que les binationaux manifestent à peu de choses près le même sentiment d’appartenance à la France que les descendants d’immigrés non binationaux.
Les mariages mixtes sont traditionnellement très nombreux en France, notamment parce que l’histoire de l’immigration y est ancienne. Toutefois, faire du nombre de ces mariages mixtes le point d’ancrage de l’intégration me semble être une fausse lecture. Un mariage mixte implique que l’un des deux conjoints ne soit pas de nationalité française. Ainsi, lorsqu’une jeune femme de nationalité française et née de parents camerounais se marie avec une personne de nationalité camerounaise, le mariage sera considéré comme mixte, alors que culturellement, ce n’est pas le cas. Le critère de la nationalité pour définir ce qu’est un mariage mixte n’est donc pas très opérant.
Cette assertion, brandie par certains responsables politiques comme étant la preuve d’un prétendu échec de l’intégration des populations immigrées, ne se vérifie absolument pas. Bien sûr, les enquêtes PISA montrent que les enfants issus de l’immigration ont des taux de réussite un peu inférieurs aux autres, notamment en mathématiques. Mais lorsque l’on compare les populations, toutes choses étant égales par ailleurs (c’est-à-dire à catégorie socioprofessionnelle et niveau de diplôme équivalents), les enfants d’immigrés réussissent aussi bien que les autres, voire mieux. Ce qui est déterminant, c’est le niveau socio-économique de la famille ainsi que la taille de la fratrie, mais pas la nationalité. D’autant que, pour les parents ayant connu l’émigration, l’école républicaine est bien souvent la voie par excellence de l’ascension sociale et le moteur de leur projet migratoire.
Là aussi, toutes choses égales par ailleurs, les enfants nés de parents immigrés ne sont pas plus délinquants que les autres. C’est la situation socio-économique des parents qui joue en priorité. Le sociologue Laurent Muchielli, qui a beaucoup travaillé sur ces questions, a bien montré que le bon critère n’est pas celui du pays d’origine des parents, sinon le phénomène aurait une tout autre ampleur et se diffuserait sur l’ensemble du territoire. Or ce n’est pas le cas. Ces phénomènes de délinquance des mineurs se rencontrent avant tout dans les quartiers fortement relégués où vivent les populations d’immigration récente, d’où l’amalgame. Cette question d’une plus forte délinquance chez les enfants de l’immigration maghrébine et africaine est malheureusement mal posée. Elle se cristallise autour de trois figures représentées de façon trop souvent caricaturale : le jeune issu de l’immigration, le jeune des banlieues et le musulman. Ce n’est pas récent mais, aujourd’hui, on en parle dans des termes beaucoup plus durs qu’avant, en n’hésitant pas à présenter ces jeunes comme de véritables ennemis de l’intérieur.
La situation ne paraît pas très favorable aujourd’hui, mais il faut se rappeler que, dans les années 1970 et 1980, elle était encore plus tendue dans les quartiers dits « sensibles ». Les jeunes mobilisés à la fin 1983 dans le cadre de la marche pour l’égalité et contre le racisme étaient victimes d’actes extrêmement violents. A l’époque, il y avait des ratonnades et des crimes racistes dont les auteurs n’étaient pas punis, ou peu. Aujourd’hui, même si l’on peut être inquiet face à une situation extrêmement difficile, nous n’en sommes plus là. Des avancées ont eu lieu. Je pense qu’il s’agit d’un phénomène marqué par des flux et des reflux. On observe de véritables périodes d’apaisement durant lesquelles ces sujets font moins problème dans la société française, et des périodes de réactivation de ces questions conflictuelles. Ce qui est certain, c’est qu’on a toujours du mal à accepter que l’on puisse être français et autre chose. C’est aussi la conséquence de l’inadéquation entre certains discours politiques et médiatiques, par exemple sur l’identité nationale, et le fait que l’immigration soit une partie constitutive de la société française.
En effet, le communautarisme n’existe pas dans notre pays. Si c’était le cas, il y aurait des communautés constituées avec des leaders, des revendications, des signes d’appartenance… Or nous ne sommes pas du tout dans ce registre. Je crois au contraire que les descendants d’immigrés sont profondément républicains, parfois plus que les autres citoyens, et c’est bien cette exigence d’égalité qui pose problème. Ils ont parfaitement intégré le discours républicain, et compris ce qu’ils sont en droit d’attendre en tant que Français.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Historienne et enseignante, Peggy Derder est à la tête du département « éducation » du musée de l’Histoire de l’immigration. Elle a publié Idées reçues sur les générations issues de l’immigration (Ed. Le Cavalier bleu, 2014). Et est également l’auteure d’Immigration algérienne et guerre d’indépendance (Ed. La Documentation française, 2012).