Le premier temps du travail, c’est l’expérience du réel, de ce qui résiste à la maîtrise. On commence donc par échouer, et le travail commence à partir de là. C’est précisément parce que les gens souffrent de cette situation qu’ils mobilisent leur intelligence pour trouver une solution. C’est vrai notamment dans le travail social. Il faut du temps, on échoue, on recommence, et parfois on réussit… S’il y a de la souffrance dans tout travail, ce qui n’est pas déterminé à l’avance, c’est son destin. Dans de nombreuses situations, les gens ne parviennent pas à agir sur ce qui les fait souffrir, comme dans le travail à la chaîne, qui est répétitif et sous contrainte de temps. C’est insupportable et monotone, et vous n’y pouvez rien. Cela peut pousser vers la décompensation et la maladie mentale. A l’inverse, cette souffrance peut parfois se transformer pour aller vers le plaisir au travail. C’est le cas lorsqu’on parvient à surmonter le réel, mais aussi lorsqu’il existe une dynamique de reconnaissance par la hiérarchie, les pairs ou les clients.
En effet. Dans certaines conditions, le travail peut non seulement générer du plaisir mais, bien plus, devenir un médiateur dans la construction de la santé. Quand le travail marche bien, on est mieux dans sa peau et dans sa vie. Il n’y a pas de neutralité du travail : ou il vous détruit ou il vous permet de vous construire. Or, aujourd’hui, le rapport entre souffrance et travail a tendance à se dégrader dans de nombreux domaines, y compris ceux où autrefois les gens prenaient beaucoup de plaisir. Je pense notamment aux fonctionnaires du secteur public. Un technicien EDF qui venait réparer des lignes électriques endommagées par les intempéries ressentait un véritable sentiment d’utilité et une reconnaissance de la part de la population. Même chose dans les hôpitaux, où les soignants bénéficiaient d’une reconnaissance sociale très forte. On pourrait aussi citer les enseignants, qui avaient droit à une grande considération. Mais les choses se sont complètement retournées, et c’est de moins en moins vrai. L’Etat lui-même maltraite ses propres agents.
Le travail est encadré par un certain nombre de prescriptions et de procédures, mais, en réalité, les gens ne font jamais exactement ce qui est indiqué. L’une des raisons est que dans tout travail, même lorsque l’organisation est très bien conçue, surviennent toujours des incidents, des impondérables qui désorganisent le travail. Et une partie de ces événements sont tout à fait imprédictibles. C’est à partir de là que commence réellement le travail. Comme les choses ne se passent pas comme prévu, il faut du travail vivant pour y faire face. Et pour cela, il faut se mettre d’accord sur la manière de « tricher ». C’est un peu comme dans une armée. Si les soldats obéissent strictement aux ordres, l’armée est vaincue. Il faut donc interpréter les ordres, mais ensemble.
Il existe un rapport spécifique entre les conditions de travail, physiques et psychiques, et la santé des personnes. Si l’on observe une aggravation dans le domaine de la santé mentale au travail, c’est que quelque chose a changé dans l’organisation même du travail. Dans les années 1990, celle-ci a basculé dans le camp des gestionnaires, qui ont introduit des outils comme l’évaluation individualisée des performances et le principe de qualité totale. Ils se sont ainsi efforcés de contrôler le processus de production, sans passer par le travail lui-même, afin d’améliorer la performance de l’entreprise. Ce système met en concurrence les individus entre eux, pas seulement les services ou les équipes, avec des effets extrêmement dommageables pour la santé mentale. Chacun est en lutte avec les autres, et on aboutit à un monde du travail bouleversé où tous les coups sont permis, où les gens ne se parlent plus et n’ont pas confiance les uns dans les autres… L’évaluation individualisée des performances a pour effet pervers de détruire le monde social. La peur et la solitude s’installent.
Nous avons mené plusieurs expériences dans ce domaine et nous sommes certains que c’est possible, même dans un univers hyperconcurrentiel. Pour quelles raisons reviendrait-on sur un système qui a permis de tels gains de rentabilité ? Parce que l’exaltation effrénée de la performance individuelle casse non seulement les solidarités et le savoir-vivre, mais aussi, dans l’ombre, la coopération. Autrement dit, la faculté de travailler ensemble, de développer des formes de savoir-faire, des habiletés collectives. La coopération est un élément décisif de la qualité, de la productivité et même de la compétitivité des entreprises. On ne se rend pas compte que l’on est en train d’user ce capital considérable. Il faut arrêter de mettre la pression sur les performances individuelles et se préoccuper des conditions dans lesquelles les gens travaillent ensemble. C’est ce que font un certain nombre d’entreprises qui commencent à se rendre compte qu’elles ont dévoré ce capital immatériel et qu’elles risquent de disparaître à plus ou moins long terme. Ce sont surtout celles pour lesquelles la stabilité du personnel est essentielle car elles sont engagées dans des cycles de travail long. Je pense à une entreprise d’aménagement du territoire auprès de laquelle nous sommes intervenus. Les projets d’urbanisme s’étalent souvent sur plus de dix ans et la relation avec les clients – souvent des élus – ne se construit pas du jour au lendemain. Il faut donc que les personnels restent en poste suffisamment longtemps. Cela vaut aussi pour le travail social, où le rapport de confiance est long à construire. Il faut garder les professionnels en poste et en bonne santé, mais ça n’est possible que si l’on réussit à les faire travailler ensemble, à construire de la confiance et de la coopération.
Ils sont même tout à fait déterminants. La coopération ne tombe pas du ciel. Elle repose fondamentalement sur la fabrication de règles de travail construites par les collectifs de travail à partir de l’expérience qu’ils ont du réel, des obstacles, des échecs… Ces règles ont deux volets : le premier est la recherche de l’efficacité dans une dimension instrumentale, le second concerne le vivre-ensemble. La règle de travail est toujours un compromis entre les personnes. Elle tient compte des habiletés, des goûts, des préférences, des talents des uns et des autres. Et le processus par lequel se construisent ces règles assure en même temps le vivre-ensemble et la convivialité. Cette dernière n’est donc pas un supplément d’âme. Lorsque vous avez la convivialité, cela signifie que les gens sont en train de traiter les problèmes de relations de travail collectivement. Il faut des espaces et des moments pour renouveler constamment ces compromis. C’est le terreau fondamental de la santé mentale au travail. Et cela ne se réduit pas à faire participer les salariés à un stage de saut à l’élastique ou à une soirée festive.
La doctrine, c’est ce que l’entreprise est capable de formuler sur les rapports qu’elle souhaite établir entre son objet et la façon dont elle compte y parvenir. Elle exprime la cohésion existant entre les objectifs à atteindre et le type d’organisation défendue par l’entreprise. Elle repose sur un certain type de relations à l’intérieur de l’entreprise, mais aussi sur des externalités, c’est-à-dire la possibilité pour les professionnels de s’alimenter intellectuellement, socialement et culturellement hors de l’entreprise. La doctrine est importante pour les salariés, mais aussi pour les clients ou les usagers, car elle concerne les liens qui existent entre le travail ordinaire de chacun et ce que l’entreprise apporte à la cité en matière de culture, de bien commun et de vivre-ensemble.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Psychiatre et psychanalyste, Christophe Dejours est professeur au CNAM. Il dirige l’équipe de recherche « Psy chodyna mique du travail et de l’action ». Il publie Le choix. Souffrir au travail n’est pas une fatalité (Ed. Bayard, 2015). Il est également l’auteur de La panne. Repenser le travail et changer la vie (Ed. Bayard, 2012).