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La prévention spécialisée dans l’après « Charlie Hebdo »

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Au-delà de l’effet de sidération, les actes terroristes de janvier dernier ont ébranlé profondément les équipes de prévention spécialisée. L’ampleur de la fracture sociale ainsi révélée les amène à réinterroger non seulement leur rapport au fait religieux, mais aussi leur mode d’intervention dans les quartiers. Dans des services plus que jamais convaincus de leur utilité, le temps de la remise en cause est venu.

Que faisiez-vous le mercredi 7 janvier 2015, jour de l’attentat contre Charlie Hebdo ? Dans les services de prévention spécialisée de la Fondation Jeunesse Feu vert, qui couvrent la Seine-Saint-Denis et une dizaine de secteurs parisiens – dont le XIXe arrondissement que les frères Kouachi avaient fréquenté et la Porte de Vincennes, siège des événements à l’Hyper Casher –, la réponse va de soi : du terrain. « L’événement a bousculé l’ensemble des équipes. Tout s’est arrêté. Puis les éducateurs ont pris sponta nément la décision d’investir les quartiers. L’idée n’était pas d’apaiser la situation, mais de voir comment les jeunes vivaient les événements », se rappelle Patrick Gosset, directeur du service de prévention parisien de la fondation. Echanges avec des familles inquiètes, discussions avec des adolescents partagés entre les fondamentaux de la liberté d’expression et un certain discours sur l’atteinte au sacré qui circule sur les réseaux sociaux : le travail de rue se poursuivra jusqu’à une heure avancée de la soirée. Le lendemain, jeudi, poursuit Patrick Gosset, certaines équipes prennent l’initiative d’afficher la « une » des journaux sur la vitrine de leur permanence pour engager la discussion. Le vendredi 9, c’est l’apothéose d’une tension devenue difficile à gérer. Les alentours de l’Hyper Casher de la Porte de Vincennes sont investis de policiers armés. Un éducateur est refoulé vers son local. Les télévisions du monde entier montrent en direct les images de l’assaut des forces de l’ordre, sans s’attarder sur les habitants de ce quartier multiconfessionnel qui se massent un peu plus loin, dans l’appréhension des retombées de l’événement.

SORTIR DU CLIVAGE

Dans les débriefings qui ont suivi, raconte encore Patrick Gosset, il est apparu clairement qu’il y aurait un avant et un après Charlie Hebdo. Comme si les parcours familiaux tragiques des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly étaient venus rappeler aux éducateurs leur responsabilité de dernier adulte référent auprès des jeunes en difficulté (voir aussi dans ce numéro « Vos idées », page 34). La radicalisation ? « Les équipes ont du mal à faire le lien avec les quartiers. Ce qu’elles constatent, ce sont des jeunes qui se sentent dans un système de cli vage douloureux, sans travail, sans formation. Une sorte de vie à part sur fond de communautarisme de plus en plus vif. Pour l’instant, nous sommes en réflexion sur les réponses à apporter. »

De fait, rarement la prévention spécialisée s’est trouvée à ce point en première ligne d’une crise d’ampleur nationale(1). Dans les médias, on a paru redécouvrir l’existence de ces professionnels de contact. Pas moins de 200 deman des d’interviews seraient parvenues à la direction de la Fondation Jeunesse Feu vert, qui a préféré faire le dos rond. Que répondre en effet ? « Quand 40 % des jeunes de certains quartiers n’ont aucune perspective économique, il est évident qu’ils sont fragilisés et peuvent être instrumentalisés. Sans compter qu’on a tôt fait de créer des amalgames entre quartiers populaires et radicalisation, alors que le phénomène est bien plus complexe », défend Nicole Gloaguen, la directrice générale. Surtout, comment expliquer que le filet éducatif de la prévention spécialisée se réduit la plupart du temps à des équipes de deux ou trois personnes sillonnant des zones urbaines de 6 000 à 10 000 habitants ? Ou que le conseil national technique des clubs et équipes de prévention spécialisée, qui constituait un espace de prescription de bonnes pratiques très apprécié des professionnels, vient d’être supprimé le 1er janvier(2) ?

« Les associations s’étaient regrou pées depuis longtemps pour alerter, avec l’impression de toujours passer pour des Cassandre, rappelle Eric Riederer, coordonnateur du Comité national des acteurs de la prévention spécialisée (CNLAPS). Avec Charlie Hebdo, la vérité a explosé à la face de la société. On s’est aperçu que derrière l’extrémisme se dissimulait une réalité sociale mise sous le tapis depuis longtemps. Même les politiques n’ont pu faire autrement que de se rendre à l’évidence ! »

Les jours qui ont suivi les attentats, les représentants de la prévention spécialisée, des centres sociaux et de l’éducation populaire ont enchaîné les rencontres dans différents ministères soucieux de prendre l’avis du terrain(3). Le 15 janvier, les préfets étaient à leur tour invités par le ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports à réunir les associations pour dresser un diagnostic « du climat général » et remonter des propositions.

Ce retour en grâce intervient alors que la prévention spécialisée n’a jamais autant douté. Le séisme parisien a ébranlé l’ensemble des services de l’Hexagone, en provoquant une réflexion de fond sur les failles et les insuffisances de leur présence dans les quartiers. Au plus fort de la vague des anti-Charlie, on a vu un grand nombre d’éducateurs bien embarrassés devant des jeunes qui ne se définissaient plus que comme musulmans. Annie Léculée, membre du bureau de la commission paritaire nationale de l’emploi et de la formation professionnelle (CPNE-FP) de la branche sanitaire, sociale et médico-sociale à but non lucratif et ancienne directrice d’un service de prévention spécialisée, y voit la marque des approximations et des silences persistants du travail social sur la religion : « Rien dans les quatre domai nes de compétences du diplôme d’Etat d’éducateur spécialisé ne prépare à une réflexion sur le fait religieux. » De même, les travaux de recherche sur l’intervention sociale abordent encore très insuffisamment les processus d’inscription des usagers du social dans un parcours religieux. D’autant que se pose en miroir le rapport au religieux des travailleurs sociaux, dont un grand nombre sont issus de l’immigration : « Il y a là quelque chose qui doit être mis au travail, pointe Annie Léculée. Il en va de la distance de l’éducateur vis-à-vis de jeunes qui peuvent venir le questionner dans ses propres convictions. »

Faïza Guélamine, formatrice et auteure d’un ouvrage sur le fait religieux(4), témoigne du sentiment de vide qui commence à être ressenti. Dès la mi-janvier, elle a dû faire face à un afflux d’invitations à des débats ou de demandes d’actions de formation sur la laïcité : « Il y a tout à coup une espèce d’urgence à travailler en référence au religieux, tel qu’il émerge dans les institutions et se donne à voir par les usagers, mais aussi tel qu’il fait débat au sein des équipes. » Et de citer des directions inquiètes de voir des professionnels quitter leur posture d’éducateur pour défendre leur propre liberté de conscience face à des jeunes qui les interpellent. Ou d’autres encore qui se sentent prises dans des guerres de tranchées entre professionnels militants de la laïcité et ceux qui estiment qu’au nom de celle-ci on finit par enterrer la liberté de croyance. Si tardif soit ce réveil, il n’en représente pas moins une étape importante, estime Faïza Guélamine : « La plus grande difficulté des travailleurs sociaux est de mettre des mots sur un principe laïque souvent très abstrait. Connaître les applications concrètes de la laïcité, comprendre les principes philosophiques sur lesquels s’adosser permet de prendre de la distance et de ne plus se focaliser uniquement sur ce qui est perçu, à tort ou à raison, comme religieux. »

COHABITER À NOUVEAU

Certains redoutent toutefois qu’une simple mise à jour des principes de laïcité apparaisse insuffisante. « Nous parlons avant tout de jeunes qui vivent dans des zones de relégation et qui ont parfaitement conscience de la rupture d’égalité que cela représente », fait remarquer Anne-Marie Faubert, directrice de l’Association de gestion de l’action sociale des ensembles familiaux (Agacef), à Saint-Etienne, qui intervient dans les cités ouvrières du bassin stéphanois. « Traumatisée » elle aussi par les attentats et la profondeur de la fracture sociale qu’ils révèlent, cette association s’est penchée sur les lieux de résidence de ses éducateurs. Conclusion : plus aucun d’entre eux n’habite dans les secteurs d’intervention, là même où, une trentaine d’années avant, instituteurs, agents des administrations et travailleurs sociaux cohabitaient encore avec les familles. « Nous n’assumons même plus notre part sur la mixité. Du coup, nous sommes en train de recenser les moyens à notre disposition pour rejouer les cartes de l’égalité et redonner un peu de perspective dans ces cités. » Par exemple, les prochains recrutements de l’Agacef pourraient se faire via des contrats d’apprentissage proposés aux jeunes des quartiers. L’accueil de stagiaires de l’Education nationale est également envisagé, afin de permettre à des élèves stigmatisés par leur appartenance à un quartier sensible de décrocher une première expérience en milieu professionnel. Dotée d’une structure d’insertion, l’association entend aussi s’appuyer sur sa connaissance du tissu économique local pour inciter les entreprises, et en premier lieu les artisans, à accueillir des jeunes. « Des actions qu’il faudrait beaucoup plus développer, reconnaît la directrice, mais si des structures comme les nôtres ne montrent pas le chemin, personne ne le fera et chacun restera sur son a priori. »

D’autres associations estiment nécessaire une remise à plat des modèles d’intervention. Dans l’Isère, qui compte quelques grands ensembles cumulant paupérisation des habitants, tensions communautaires et économie souterraine de la drogue, le désarroi des professionnels devant la montée des manifestations d’extrémisme a servi de révélateur. « Il a fallu travailler avec les équipes pour rappeler que nous avions une place d’adulte référent et d’agent de la République, se souvient Jean-Marie Mana, directeur de l’Association pour la promotion de l’action socio-éducative (APASE), qui intervient sur une dizaine de quartiers de l’agglomération grenobloise. On peut se demander si la formation générale des éducateurs est toujours en phase avec les besoins repérés sur les territoires. Ils sont confrontés à des situations que leurs aînés n’ont jamais connues, en tout cas pas avec cette intensité, ce qui amplifie leur difficulté à se situer par rapport aux références, souvent très opportunistes, à la religion. » Pour Pierre Brun, directeur du Comité dauphinois d’action socio-éducative (Codase), autre acteur de la prévention spécialisée iséroise, les services sont au pied du mur : « Le constat que peut dresser chaque directeur, c’est que nous avons laissé filer la prévention spécialisée dans de l’accompagnement individuel de jeunes en difficulté, avec l’idée de les amener dans des parcours d’insertion. Or ce qui s’est passé avec Charlie Hebdo montre que notre premier rôle est d’être avec les jeunes dans ce qu’ils vivent. » Renouer avec cette présence sociale dans les quartiers, qui constituait depuis toujours le premier outil d’intervention de la prévention spécialisée, suppose de porter à nouveau l’accent sur l’engagement des professionnels plutôt que sur leur technicité, assure le directeur. « Arrêtons les formations spécialisées de type médiation en milieu scolaire ou accompagnement des parents et donnons la priorité aux formations sur le travail de rue, le savoir-être, les diagnostics de territoire. »

D’ores et déjà, ces deux associations s’apprêtent à organiser des actions de formation collective, afin de souder les équipes et de leur donner un socle commun de valeurs et de compétences. L’ouverture d’un « lieu de ressourcement », permettant aux éducateurs de faire le point sur les situations rencontrées et d’élaborer ensemble est également évoquée. « Nos associations ont à se demander ce qu’il convient de faire et ce qui n’a pas été fait avant. C’est une question qui doit devenir le fil conducteur de tout ce qui sera entrepris dans les partenariats, la mission et l’analyse des pratiques », résume Pierre Brun. Pour Jean-Marie Mana, ce challenge demande beaucoup de conviction : « Il va falloir porter le discours républicain laïque du “vivre ensemble” tout en entendant et en accompagnant celui des jeunes des quartiers. Les priorités accordées à l’accompagnement individuel nous ont probablement fait oublier cette nécessité. »

UN « IMMENSE PARADOXE »

Le débat qui vient de s’ouvrir dans les rangs des éducateurs ne se refermera pas de sitôt. A la fin janvier, les 14 clubs de prévention parisiens (300 éducateurs) se sont réunis pour un bilan d’« après crise ». Quelques préconisations urgen tes ont été formulées, notamment le renforcement des liens avec l’école et « une extrême vigilance » envers une population d’enfants de 8 à 12 ans qui apprennent à vivre dans les rues mêmes de la capitale. Pour Nicole Gloaguen, directrice générale de la Fondation Jeunesse Feu vert, il est temps d’engager « une analyse en finesse » des situations rencontrées par les professionnels. « Ce qu’ils nous demandent, c’est de travailler en petits groupes en présence de spécialistes, afin de bénéficier d’un éclairage externe sur des problématiques sociales très complexes et d’ouvrir le débat au sein des équipes. » Reste à savoir de quelle marge de manœuvre ils disposeront, en particulier là où la prévention spécialisée est cofinancée par les mairies. « La crainte des associations est de voir apparaître des demandes de renseignements nominatifs. Il faut impérativement protéger les acteurs de la prévention de ces attentes à court terme », met en garde Nicole Gloaguen.

Du côté du CNLAPS, on pointe « l’im mense paradoxe » entre l’état de la prévention spécialisée et la place qu’elle vient de regagner dans le discours politique national. Le secrétariat d’Etat chargé de la politique de la ville se dit prêt à signer une convention avec le CNLAPS dans le cadre de la mise en œuvre des nouveaux contrats de ville, prévus au titre de la réforme de la politique de la ville. Le commissariat général à l’égalité des territoires a engagé un travail de cartographie de la prévention spécialisée sur les territoires. Un questionnaire, construit avec le CNLAPS, permettra de mesurer l’évolution des services depuis 2011, « période où l’on a constaté d’importantes restrictions financières sur la protection de l’enfance et la prévention spécialisée », précise Eric Riederer. Dans la foulée, le secrétariat d’Etat chargé de la famille affiche son intention de « donner une suite technique régulière » aux échanges avec les représentants de la prévention spécialisée engagés après les attentats. « Cette volonté interministérielle est une bonne nouvelle, car la prévention spécialisée est à la confluence de beaucoup de politiques : insertion, logement, prévention de la délinquance, politique de la ville, jeunesse », se félicite le coordonnateur du CNLAPS.

Les récentes mesures de soutien aux associations, adoptées le 6 mars dernier à la suite du conseil interministériel sur l’égalité et la citoyenneté (voir encadré, page 29), constituent un premier signal. « La maladie a bien pris mais il n’est pas trop tard. Il faut maintenant sortir des incantations. La prévention spécialisée a un rôle de premier plan à jouer dans l’effort national qui doit être conduit[5], pourvu qu’on lui enlève cette épée de Damoclès de la réduction des financements, laquelle peut faire chuter jusqu’à 50 % les effectifs », ajoute Eric Riederer. Selon lui, une « course contre la montre » est engagée.

Vers un « New Deal » avec le mouvement associatif

Culture, sport, éducation populaire : après avoir été malmenées dans la tourmente de janvier, les associations intervenant sur les quartiers retrouvent un peu de couleurs avec le plan en faveur des quartiers présenté par Manuel Valls, le 6 mars dernier(6). Afin de « remobiliser autour des valeurs de la République et de la citoyenneté », le gouvernement affiche son ambition de « généraliser la présence des mouvements d’éducation populaire dans les territoires prioritaires » et, avec eux, des adultes-relais, animateurs, éducateurs et médiateurs, notamment « par une revalorisation des parcours professionnels et des formations ».

Les MJC, maisons de quartier et centres sociaux seront, quant à eux, incités à se transformer en « fabriques d’initiatives citoyennes impliquant les habitants » et à développer l’engagement bénévole. Parallèlement, le gouvernement entend favoriser le développement des « réponses innovantes » à destination des adolescents sur l’éducation à la citoyenneté et à la mixité, aux médias et aux réseaux sociaux. Celles-ci s’appuieront sur une pratique sportive encadrée par des éducateurs, des initiatives culturelles ou des démarches d’éducation populaire.

Pour les y aider, les associations bénéficieront du « choc de simplification » voté pour les entreprises en juillet 2014, ainsi que d’une rallonge de 100 millions d’euros – correspondant aux « crédits supprimés entre 2008 et 2012 ».

Adoptées dans l’urgence après concertation des représentants associatifs, ces premières annonces devraient être complétées par la suite. « Une grande réunion nationale » sera organisée au printemps, promet le gouvernement, dans l’idée d’aboutir à « un “New Deal” avec le mouvement associatif ».

Notes

(1) Voir la tribune libre de Jean-Claude Sommaire intitulée « Une opportunité pour la prévention spécialisée », ASH n° 2895 du 30-01-15, p. 36.

(2) Voir ASH n° 2893 du 16-01-15, p. 40.

(3) Voir ASH n° 2893 du 16-01-15 p. 80.

(4) Faits religieux et laïcité : le travail social à l’épreuve – Faïza Guélamine – ESF éditeur, octobre 2014. Elle est également coauteur avec Daniel Verba de la tribune libre « Le travail social à l’épreuve des “identités meurtrières” » – Voir ASH n° 2893 du 16-01-15, p. 32 et 30.

(5) Le CNLAPS a rédigé avec la CNAPE des propositions pour valoriser et sécuriser la prévention spécialisée – Voir ASH n° 2897 du 13-02-15, p. 15.

(6) Voir ASH n° 2895 du 30-01-15, p. 10.

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