« Le travail social est en deuil. » C’est par cette phrase lourde de sens que la section de Loire-Atlantique de l’Association nationale des assistants de service social (ANAS) a réagi au décès d’un éducateur spécialisé du Service social de protection de l’enfance (SSPE) de Nantes, le 19 mars, mortellement blessé, à l’âge de 49 ans, par un homme qui devait rencontrer sa fille, dans le cadre d’un droit de visite médiatisé, dans les locaux de l’association. Selon la procureure de la République de Nantes, le père de l’enfant, en possession de plusieurs couteaux, « ne devait pas croiser son ex-compagne mais le non-respect des horaires par l’un ou par l’autre a abouti à ce qu’ils se croisent à l’entrée des locaux ». « Alcoolisé » au moment des faits, il s’en est d’abord pris à son ex-compagne, avant que l’éducateur s’interpose et reçoive un coup de couteau fatal. Après avoir poursuivi et gravement blessé la mère de l’enfant, l’homme, qui avait été condamné en 2012 pour violences conjugales, selon la procureure, a été mis en examen pour « assassinat » et « tentative d’assassinat » et placé en détention provisoire.
Quelques jours après le drame, le choc et l’émotion ont suscité une première mobilisation de travailleurs sociaux du département. Le 23 mars à midi, plusieurs centaines de professionnels ont observé une minute de silence et se sont rassemblés, à l’initiative de SUD Santé-sociaux, devant les locaux du SSPE. Et aux témoignages de soutien s’est spontanément mêlée une forme d’expression collective. Cet événement « nous renvoie à des situations de risque que nous avons tous connues et a libéré la parole sur la violence rencontrée par les travailleurs sociaux, explique Didier Dubasque, ancien président de l’ANAS, membre de l’association et de sa section de Loire-Atlantique. Si cette question ne peut être occultée, elle reste souvent taboue. » Des non-dits sans doute entretenus par l’idée que la gestion de situations critiques fait partie du savoir-faire professionnel. Ou que la violence de l’« usager » est à mettre en regard de celle qui est générée par l’institution. Il appartient à l’enquête judiciaire d’élucider les circonstances de l’assassinat et de révéler d’éventuelles failles, mais « ce drame ne doit pas être relégué à la rubrique des faits divers, insiste l’ANAS 44 dans son communi qué. Il rappelle à tous, et notamment aux pouvoirs publics, combien les missions confiées au travailleur social, et parti culièrement celles de protection de l’enfance, sont des missions à risque et pour lesquelles les travailleurs sociaux manquent de reconnaissance et de moyens. » Effet d’un contexte social très tendu qui renforce les fragilités sociales et psychologiques ? Du sentiment d’injustice ressenti par l’usager « sujet de droit » qui ne s’estime pas reconnu comme victime, comme le suggère Antoine Guillet, ad ministrateur de l’ANAS ? En tout état de cause, l’impression est aussi celle d’une augmentation des passages à l’acte. Le 17 mars, à Fort-de-France, en Martinique, une salariée d’un service intégré d’accueil et d’orientation a été poignardée, sans que ses jours aient été mis en danger, par une femme venue faire le point sur son dossier.
Reste que le sujet est loin d’être nouveau, puisqu’en 2001 déjà, le Conseil supérieur du travail social (CSTS) dressait le constat, à partir de la réponse de 20 000 travailleurs sociaux interrogés par questionnaire(1), d’une « souffrance muette ». Selon son enquête, 64 % des professionnels notaient une fréquence accrue des manifestations de violence depuis les cinq dernières années et 37 % estimaient que leurs établissements et services ne garantissaient pas de manière suffisante leur sécurité. Le rapport du CSTS citait par ailleurs le travail de sensibilisation menée par l’association Sophie, créée en 1995 à la suite du décès d’une élève éducatrice, victime d’un acte de violence lors de son stage de deuxième année.
Le travail social, et a fortiori le travail éducatif, « comporte en soi une part de risque, même dans les conditions les plus cadrées », estime Jean-Marie Vauchez, président de l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés (ONES), soulignant qu’on « ne peut jamais canali ser tous les gestes de folie ». Et, si elle concerne à la fois le professionnel et l’institution, « la violence n’est pas forcément le signe d’un dysfonctionnement, hormis dans le cas de ce qui s’est passé à Dunkerque », ajoute-t-il, faisant référence au suicide, en 2011, d’un éducateur qui, après avoir été blessé au cours d’une altercation avec un jeune violent, faisait l’objet d’une procédure disciplinaire, sur fond de dégradation des conditions de travail dénoncée par les syndicats et de conflit avec la direction. Si le meurtre de Nantes « amène beaucoup de débats et de réflexions, comme le rapport des professionnels aux publics, et la façon dont ces derniers perçoivent une forme de contrôle social, la réaction doit être à l’inverse d’une réponse sécuritaire et de défiance à l’égard des populations », insiste Antoine Guillet.
Ce crime reste un cas extrême, mais les professionnels le mettent forcément en perspective. « Nous sommes encore dans la gestion du choc, mais on voit les débats s’amorcer, sur la violence, mais aussi sur les moyens, la gestion des violences conjugales, les décisions de justice », explique Dominique Bouyer, présidente de l’ANAS 44. Dans un communiqué du 20 mars, Solidarité fem mes Loire-Atlantique exprime ainsi sa « colère », demandant notamment que « les juges aux affaires familiales, qui décident des droits de garde, de visite et de leurs modalités, puissent avoir une meilleure connaissance des violences conjugales, des risques auxquels sont exposées les femmes dans le cadre des droits de visite ». Pour l’association, l’exercice des fonctions parentales, et en particulier « le droit de visite du père, ne peut être inconditionnel ». Sans céder à la généralisation et au simplisme, « nombreux sont les travailleurs sociaux qui s’accordent à estimer que certains magistrats (pas tous heureusement) ne prennent pas suffisamment en considération les rapports sociaux des professionnels et ont tendance à imposer des visites médiatisées “à tout prix”, c’est-à-dire même si l’un des parents a déjà posé des actes de violences », écrit Didier Dubasque sur son blog, qui, au lendemain de l’événement, avait déjà reçu plus de 150 000 connexions d’internautes.
Sans se prononcer sur cette affaire précise, Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny et président de la commission « enfance-famille » de l’Uniopss, abonde dans le même sens. Les visites médiatisées « ont été conçues récemment – ellesdatent de 2007 – et on en fait trop lorsque l’on pourrait parfois se contenter d’un droit de visite simple, estime-t-il. Elles sont coûteuses et prennent de trois à six mois à être mises en œuvre, ce qui provoque des tensions supplémentaires dans un contexte où les conditions objectives d’une situation tendue sont réunies. » Mais là encore, la nuance est de mise, des projets de service et institutionnels, notamment, dépendent les conditions de déroulement de cette mesure. Les cas comme celui qui est intervenu à Nantes sont rares et « ce n’est pas nier la réalité que de la relativiser en disant qu’on ne peut pas tout maîtriser », conclut Jean-Pierre Rosenczveig.
Tandis que l’ONES prévoit de coordonner, à la demande d’étudiants montpelliérains, une marche « de solidarité » d’ici à la fin du mois, une intersyndicale de Loire-Atlantique prévoit une mobilisation le 2 avril, en hommage à l’éducateur décédé, mais aussi pour alerter sur les conditions de travail des travailleurs sociaux et réclamer un état des lieux des moyens des services de protection de l’enfance. Les fédérations nationales, telle la CFDT Interco, commencent aussi à se saisir de l’affaire. Le jour même du meurtre, Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la Santé, et ses secrétaires d’Etat Laurence Rossignol et Ségolène Neuville, ainsi que Christiane Taubira, ministre de la Justice, ont témoigné de leur soutien. De son côté, l’Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale (Unaforis) relève que, lors de la préparation des « états généraux du travail social », des professionnels « se sont exprimés sur la nécessité d’obtenir la reconnaissance de l’existence de situations à risque non suffisamment prise en compte dans les organisations de travail au quotidien ». A la suite d’une agression au centre communal d’action sociale de Versailles, en juillet 2013, l’ancienne ministre déléguée chargée de la lutte contre l’exclusion, Marie-Arlette Carlotti, avait rappelé la nécessité de prendre en considération la violence subie par les travailleurs sociaux dans le cadre des « états généraux du travail social », alors prévus en 2014. Ceux-ci ont été reportés à l’automne 2015.