Un salon de coiffure, un autre d’esthétique, une brasserie, la boutique d’une couturière, l’entrée du Villâge des Aubépins(2), à Maromme, ville de la périphérie rouennaise, a des allures de petite galerie commerçante. C’est pourtant un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) communal. Ici, pour entrer, pas de badge ni de sonnette, mais une porte vitrée qui s’ouvre automatiquement. De vastes couloirs où la lumière du jour pénètre largement, des tons clairs, un mobilier cosy…
Les nouveaux locaux de l’établissement ont été inaugurés en octobre 2013. Composé de chambres doubles et de très peu d’espaces collectifs, l’ancien bâtiment, qui datait de 1956, était devenu trop vétuste. « Nous avons pu bénéficier d’un terrain à proximité de l’ancien site. C’était très important pour nous que l’EHPAD reste en centre-ville », se félicite Marie-Pascale Mongaux-Masse, la directrice de l’établissement. La conception du bâtiment et son aménagement ont été l’objet de beaucoup d’attention. Chaque chambre, baptisée « appartement », porte une plaque avec son numéro et dispose d’une boîte aux lettres, les portes étant équipées d’un heurtoir. L’utilité de celui-ci est davantage symbolique que pratique. « Nous l’utilisons assez peu car de nombreux résidents trouvent qu’il fait trop de bruit et préfèrent que nous frappions à la porte », constate Shiraz Ben Salah, infirmière entrée en 2010 dans l’établissement. Sa présence est néanmoins appréciée, tout comme celle de la boîte aux lettres. « Les résidents sont heureux d’avoir leur clé de boîte aux lettres, même si beaucoup préfèrent aller chercher leur courrier à l’accueil, car c’est pour eux l’occasion de discuter un peu », sourit Anne-Flore Berthelot, adjointe de direction.
La ville est visible de l’établissement. De nombreux appartements sont dotés de balcons et les fenêtres descendent jusqu’au sol. « Cela permet aux personnes alitées de ne pas seulement voir le ciel et la cime des arbres », explique la directrice. La cité s’invite même dans la maison de retraite : le salon de coiffure comme celui d’esthétique sont largement fréquentés par une clientèle extérieure. « Lors d’un voyage d’études au Québec, j’avais visité une maison de retraite pourvue d’une galerie commerciale, mais elle était à l’usage exclusif des résidents. Nous avons voulu qu’ici ce ne soit pas que des “commerces pour vieux” », insiste la responsable. Pas d’horaires particuliers pour les résidents, qui peuvent y rencontrer des habitants de Maromme. « Hier, une dame a lié conversation avec une résidente. Celle-ci était ravie », raconte Vanessa Lhermitte, la coiffeuse qui, avant de s’installer dans ce salon, était intervenue dans plusieurs EHPAD comme coiffeuse à domicile. Chez la couturière, c’est une autre résidente qui a retrouvé l’une de ses anciennes connaissances.
Construit en carré autour d’un patio central, le Villâge des Aubépins a été conçu comme une petite ville : rues du Ventre, des Pipelettes, des Penseurs, des Etourdis, place des Souvenirs, des Amours… les couloirs portent des noms choisis par le personnel. Créés à partir de matériaux de récupération par Dominique Paris, une artiste rouennaise, des mobiles donnent un peu de vie et de mouvement aux larges couloirs tout en complétant la signalétique. « Nous voulions qu’en associant des objets aux lieux, ils puissent offrir des repères visuels pour les personnes qui souffrent de désorientation. Cela fonctionne », souligne Anne-Flore Berthelot. A l’instar d’un pressing classique, la blanchisserie est équipée d’un comptoir où les résidents qui le souhaitent peuvent venir déposer leur linge. La décoration du restaurant tente de se rapprocher de celle d’un établissement commercial. Une jeune stagiaire lycéenne en filière professionnelle « accompagnement, soins et services à la personne » se fait gentiment reprendre car elle n’a pas ôté sa blouse pour le service du midi. L’ouverture sur l’extérieur se retrouve aussi dans l’organisation par l’animatrice d’un séjour vacances dans un gîte adapté. Pendant une semaine, une demi-douzaine de résidents sortent du cadre de la structure, préparent ensemble les repas, participent à des excursions…
Ici, pas d’unité fermée pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de troubles associés. « Nous avons même fait le choix de ne pas avoir de secteur délimité dans le bâtiment », explique Anne-Flore Berthelot. « Dans l’ancien bâtiment, les personnes qui déambulaient se retrouvaient dans une unité fermée », se souvient Christine Vermandel, médecin coordonnateur. Situé en rez-de-jardin, ce « cantou », comme il s’appelait (un mot d’origine occitane qui signifie « coin du feu », « chez soi »), ne rassemblait que quelques chambres et une salle commune, à l’écart du reste de l’établissement. « Même pour le personnel, travailler dans le cantou était assez difficile, on se sentait enfermé, témoigne Shiraz Ben Salah. Nous observions que quand nous montions des résidents du cantou pour un anniversaire ou un autre temps collectif, cela les “tirait vers le haut”, ils avaient davantage de moments de présence. » Le choix de ne plus séparer les résidents en fonction de leur degré de dépendance a donc été fait, même s’il s’est heurté tout d’abord au scepticisme des professionnels extérieurs. « On nous disait que, dans un établissement aussi grand, les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer risqueraient de se perdre et d’être donc très angoissées », poursuit l’infirmière. En réalité, la forme carrée du bâtiment permet de toujours rejoindre le lieu où l’on souhaite aller. « Souvent, dans les semaines qui suivent le déménagement d’une maison de retraite, une proportion importante de résidents décèdent. Cela ne s’est pas produit. Plus d’un an après le déménagement, des résidents du cantou sont toujours là et n’ont pas décliné », observe Anne-Flore Berthelot. L’absence de secteur fermé a aussi été rendue possible par les nouveaux locaux, beaucoup plus vastes. En effet, dans un milieu confiné, les personnes souffrant de troubles de comportement sont parfois rejetées et peuvent même être victimes d’agressivité.
Dans ces nouveaux bâtiments spacieux et lumineux, s’il n’existe plus d’unité Alzheimer, cela ne signifie pas que les résidents se côtoient en permanence. Une salle à manger à chaque étage accueille les personnes les plus dépendantes. A chaque table, un membre du personnel est présent pour ceux qui ont besoin d’être accompagnés et stimulés pendant le repas. « Tous les résidents n’ont pas les mêmes besoins. Ceux qui déjeunent à l’étage sont rassurés d’être en petit comité, alors que ceux qui prennent leur repas au restaurant ont davantage besoin de sociabilité et de rencontres », note Marie-Pascale Mongaux-Masse. Il est aussi important de prendre en compte l’impact du voisinage de résidents très dépendants sur d’autres plus valides. « Etre confronté, lors des repas, à des personnes souffrant de troubles du comportement peut être très anxiogène pour les autres résidents », souligne-t-elle.
Le Villâge des Aubépins abrite un pôle d’activités et de soins adaptés (PASA). Ce « club » rassemble 12 personnes pour des activités adaptées à leur trouble cognitif. Ce ne sont toutefois pas les mêmes personnes qui le fréquentent chaque jour. « Nous nous sommes rendu compte que c’était trop fatigant pour les résidents, car les activités proposées demandent de la concentration », explique Anne-Flore Berthelot. Certains viennent seulement le matin, d’autres une ou deux journées dans la semaine… « La porte de cet espace n’est fermée que ponctuellement pour ménager des temps de concentration, mais les personnes peuvent manifester à tout moment leur envie de sortir. Le reste du temps, elle demeure ouverte pour que d’autres résidents puissent passer un moment », insiste Marie-Pascale Mongaux-Masse. Si de nombreuses activités sont proposées, certains préfèrent passer de longs moments seuls dans leur appartement. « Nous nous assurons simplement que la personne va bien, précise-t-elle. Le désir de solitude doit aussi être respecté. Certaines personnes décident de venir en EHPAD parce qu’elles ne se sentent plus en sécurité à domicile. Pour elles, la vie en collectivité n’est pas un choix ».
Accueillir des personnes souffrant de troubles cognitifs dans un espace ouvert nécessite la mise en place de dispositifs qui garantissent leur sécurité (lire encadré ci-contre). Ayant perdu en partie la notion de l’espace, elles pourraient, en quittant l’établissement, s’égarer et se mettre en danger. Une grande attention a donc été portée aux sorties de la structure. Un badge est nécessaire au personnel pour actionner l’ouverture des entrées de service. Les résidents ne peuvent pas, quant à eux, emprunter ces accès et doivent utiliser l’entrée principale, qui peut être bloquée en cas de besoin.
Tous les résidents du Villâge des Aubépins sont équipés d’une « montre autonomie » dotée d’un dispositif d’alarme. En cas de problème, ils peuvent appeler le personnel en appuyant sur un bouton très visible. De plus, une fonction active automatiquement l’alarme en cas de chute (quand la montre est à proximité du sol pendant quelques secondes, le signal se déclenche). Il est en outre possible d’y adjoindre une fonction « anti-égarement ». Quand le résident s’approche d’une des bornes situées près des sorties de l’établissement, un signal est déclenché et le personnel est averti. « La plupart du temps, la personne continue sa promenade et s’écarte d’elle-même de la borne », explique Marie-Pascale Mongaux-Masse. Ce processus entraîne également la fermeture automatique de la porte d’entrée, une pratique qui s’est imposée avec le temps. « Au début, nous trouvions très violent que les personnes soient confrontées à une porte fermée, celle-ci restait donc ouverte, raconte Anne-Flore Berthelot. Le dispositif n’actionnait qu’une alarme et le personnel devait se précipiter pour rattraper la personne. A la suite de quelques frayeurs, nous avons décidé d’installer le système de fermeture des portes. » Lequel présente toutefois une faille : si une personne entre dans l’établissement à l’instant où un résident doté du dispositif s’approche de la porte, ce dernier a le temps de se faufiler à l’extérieur. « L’année dernière, cela ne s’est produit que deux fois, et comme le signal se déclenche à proximité de la borne, nous avons pu rattraper les personnes tout de suite », précise Marie-Pascale Mongaux-Masse. Pas de fugue à déplorer, donc ! La directrice réfute d’ailleurs catégoriquement ce terme. « Il sous-entend que les gens sont enfermés. Nous n’avons pas peur que la personne sorte, mais qu’elle s’égare, insiste-t-elle. Certaines personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ont besoin de déambuler. Si la porte est fermée, elles continuent simplement leur déambulation. » Selon elle, ce système rend les nouveaux locaux plus sûrs que les anciens. « Ceux-ci étaient très fermés : on ne pouvait entrer qu’en sonnant, se souvient-elle. Toutefois, il est arrivé à plusieurs reprises que des résidents sortent en suivant des visiteurs et qu’on ne s’aperçoive de leur absence que plusieurs heures plus tard, au moment du repas. »
Sur les 80 résidents du Villâge des Aubépins, le dispositif « anti-égarement » n’a été activé que pour une douzaine. Une décision qui n’est pas prise à la légère. Les « transmissions » qui suivent le repas de midi sont un moment d’échanges intenses entre professionnels : aides-soignantes, infirmières, aides médico-psychologiques, médecin coordonnateur, ergothérapeute, kinésithérapeute partagent leurs observations. C’est notamment lors de ces échanges que sont évoqués les cas de désorientation. Les résidents, autant que possible, et leurs familles sont consultés mais, au final, c’est le médecin-traitant du résident qui prescrit l’installation d’un tel dispositif, considéré comme un système de contention dont l’utilité doit être régulièrement réévaluée. Un nouveau résident qui ne connaît pas la ville a ainsi été équipé de la montre « anti-égarement ». « Nous travaillons avec lui et sa famille pour qu’il apprenne à se repérer et à identifier les lieux où il a envie d’aller, détaille Marie-Pascale Mongaux-Masse. Sa famille nous a dit qu’il aimait bien aller boire un café au troquet. Peut-être pourra-t-il bientôt y aller tout seul ou avec un autre résident, il n’aura alors plus besoin du dispositif. »
Cette réflexion concerne également les moyens de contention, et notamment les barrières autour des lits. Plus question, sauf situation exceptionnelle, d’attacher des résidents à leur fauteuil pour éviter les chutes. Anne Mesnil, ergothérapeute, travaille avec l’ensemble de l’équipe pour élaborer des dispositifs protecteurs et confortables, mais qui laissent le plus de liberté possible. Une attention particulière est consacrée aux coussins. « Nous essayons au maximum de permettre aux personnes en fauteuil roulant de déjeuner sur des sièges classiques, explique-t-elle. Il est indispensable de sécuriser les transferts et d’installer confortablement les personnes. » Des coussins triangulaires permettent ainsi de maintenir les dos et d’éviter les fausses routes. « Je travaille sur ceux-ci avec la couturière, elle les recouvre de jolies housses assorties au décor du restaurant. Cela a l’air de détails, mais c’est important pour le regard que les personnes portent sur elles-mêmes ainsi que pour celui que les autres portent sur elles », insiste Anne Mesnil.
Jeudi 26 février, un comité d’éthique a rassemblé au Villâge des Aubépins une cinquantaine de personnes (professionnels de la structure et de deux EHPAD voisins, familles de résidents) pour un débat intitulé « Attacher pour la sécurité ou détacher pour la liberté ». « A la fin, les familles présentes nous ont dit être très touchées d’entendre toutes les questions que se pose le personnel », raconte Marie-Pascale Mongaux-Masse. Les échanges autour de la tension entre la nécessité d’autonomie et le besoin de sécurité, qui nourrissent la réflexion des professionnels, sont aussi au cœur du travail avec les familles. Car le caractère ouvert de l’établissement, qui séduit les visiteurs, inquiète parfois ces dernières, qui craignent notamment des intrusions extérieures.
Les chutes représentent un autre sujet de préoccupation. « Certains ont tellement peur que leur proche tombe qu’ils nous demandent pourquoi on ne l’attache pas ? Ils ne se rendent pas vraiment compte de ce qu’ils nous demandent, et il est nécessaire de les accompagner », explique Anne-Flore Berthelot. Dans ce dialogue, Marie Huault, la psychologue de l’établissement, est en première ligne. « Certaines familles sont dans une telle culpabilité de mettre leur proche en maison de retraite qu’elle veulent pour lui une protection maximale, déclare-t-elle. Cela peut aller jusqu’à demander qu’il soit alité avec des barrières, au motif qu’il est “trop fatigué”. » Une « fatigue » qui peut ainsi justifier un véritable contrôle de la part des familles. « En arrivant au Villâge des Aubépins, un homme s’est énervé car il n’a pas trouvé sa mère, alors que celle-ci était allée au marché. Il nous a dit qu’il ne voulait pas qu’elle sorte, qu’elle était trop fatiguée. Nous avons dû lui expliquer qu’elle était en sécurité, que quelqu’un l’accompagnait, et surtout que cette promenade était très bénéfique pour elle. » Cela a été l’occasion de revenir sur un « droit au risque » cher au Villâge des Aubépins. « A 20 ans, on peut aussi tomber… Nous mettons tout en œuvre pour protéger les personnes, mais la vie, c’est aussi prendre des risques ! », insiste Marie-Pascale Mongaux-Masse.
Dans un rapport de recherche datant de septembre 2010 (disponible sur
(1) Dans le cadre du Congrès national des professionnels de la gériatrie, qui se tient du 22 au 24 mars au Palais des Congrès à Paris, une table ronde intitulée « Choix entre liberté et sécurité : où met-on le curseur ? » est organisée le 24 mars de 11 h à 12 h 30 à destination des assistants de services sociaux, des directeurs et des psychologues –
(2) Villâge des Aubépins : 16, rue de la République – 76150 Maromme – Tél. 02 32 13 58 00 –