« Et si nous nous interrogions sur notre façon de nommer les choses et les gens dans le champ de la gérontologie et de la gériatrie ? Déjà, dans d’autres domaines, il n’y a plus de “champs de bataille” mais des “théâtres d’opérations” avec des “frappes chirurgicales”? De même, les chasseurs ne “tuent” plus les animaux, ils font des “prélèvements” et de la “gestion cynégétique”. Il n’y a plus de “paysans”, mais des “exploitants agricoles” qui font de l’agriculture “raisonnée”. Certains formateurs demandent même à leurs stagiaires du secteur de faire valoir leur “portefeuille de compétences” pour mieux “se vendre”. Quelle confusion des genres, des valeurs et de l’esprit ! Voyez comme on se joue des mots, on les détourne, on les dénature, on les stérilise, on les manipule. Pour qui ? Pourquoi ? Pour quel lobby ? Pour quel bénéfice ? Pour quelle humanité ? Mais revenons aux personnes âgées, aux vieux, aux aînés, aux retraités, aux seniors, aux flamboyants, aux sages. Car il nous faut sortir de cet embrouillamini !
Paradoxalement, la gérontologie et la gériatrie ne se sont guère embarrassées d’euphémismes et n’opèrent que très lentement leur transition sémantique en restant encore largement imprégnées de culture biomédicale, économique, technico-administrative à l’image de ce florilège de l’abécédaire gérontologique : l’institutionnalisation, le pensionnaire, le placement, le reste à charge, le poids des ans, le fardeau de l’aidant, le gestionnaire de cas, le lève-malade, le bavoir, les couches, le maintien à domicile, l’EHPAD, la démence, un lit-Alzheimer, les aidants, les “problèmes” des personnes âgées, “il va falloir faire son deuil blanc”(2), le reste à vivre, les gérontechnologies, la proximologie, la silver économie, etc.
Ce qui, en substance, pourrait nous donner le récit suivant : “On nous a dit qu’il fallait placer notre mère en institution. Elle est en GIR 2. On nous a dit qu’elle irait en unité sécurisée ou serait prise en charge par le PASA, qu’un lit-Alzheimer lui serait installé parce qu’elle est démente. On lui a fait un bilan cognitif. L’infirmière-référente lui fera un projet de vie. Les AMP ou les ASG utiliseront un lève-malade et lui mettront un bavoir et des couches. Comme tous les pensionnaires, elle aura droit à un reste à vivre. Et nous les aidants, nous aurons un reste à charge. Avant, en consultation d’évaluation gériatrique, la neuropsychologue a mesuré avec l’échelle de Zarit, le fardeau de l’aidant. Après son séjour en UCC, on nous a orientés vers le CLIC et notre mère a été suivie par un gestionnaire de cas. Le maintien à domicile n’étant plus possible, on nous a dit qu’il fallait l’institutionnaliser. Avec un peu de chance, en EHPAD, elle pourra bénéficier d’un espace snoezelen et de zoothérapie. On nous a expliqué que l’équipe avait l’obligation réglementaire de faire un projet de vie et la psychologue nous a dit qu’il faudrait faire le deuil blanc de notre mère…”
Mais comment se fait-il que notre vocabulaire se soit laissé aller à une sorte d’âgisme sémantique et n’ait pas été chercher du côté des praticiens psychosociologues ou des soignants humanistes ? Ils sont pourtant nombreux à nous avoir ouvert la voie vers une nouvelle manière d’humaniser notre lexique. De nombreux travaux du côté des sciences humaines nous donnent la possibilité de progresser.
On peut citer quelques repères parmi d’autres : la PNL (programmation neurolinguistique), qui vise à apprendre à penser et à communiquer plus efficacement avec les autres et avec soi-même. Comme l’explique Rosette Poletti(3), infirmière, docteure en sciences de l’éducation, psychothérapeute, “la communication nécessite l’intelligence émotionnelle, d’une part, qui passe par l’empathie cognitive (je perçois comment l’autre pense, c’est ce qui est important pour communiquer) et, d’autre part, l’empathie émotionnelle (je comprends la détresse de l’autre et j’ai des compétences dans la gestion des émotions)”. De son côté, Jacques Salomé, psychosociologue et écrivain, relève, avec sa grammaire relationnelle(4) : “La communication est la mise en commun, non pas de ce que l’on sait, non pas de ce qu’on voit ou entend, mais c’est le partage sans réserve de ce que l’on sent, de ce qu’on perçoit, de ce qu’on découvre sous le banal des apparences, dans la profondeur de l’écoute de soi et des autres.” Citons encore la communication non violente, selon Marshall Rosenberg, qui combine un langage, une façon de penser et un savoir-faire en communication : “La nature profonde des hommes les porte à donner et à recevoir dans un esprit de bienveillance. Dans les états contraires de cette bienveillance, le rôle du langage et de l’usage des mots est déterminant. Une phrase négative peut tuer neuf phrases positives. A contrario, une phrase ou un mot bienveillant peut reconstruire. Les mots sont des murs ou des fenêtres.”
Notre discours, depuis Descartes, se trouve largement imprégné, réduit parfois, phagocyté, voire colonisé par les techniques, la médecine et l’économie, au détriment des sciences humaines, des compétences psychosociales, des émotions. De la même façon qu’on a hypermédicalisé la grossesse et la maternité, on a hypermédicalisé la vieillesse et aujourd’hui on lui rajoute une couche technico-économique (silver économie, gérontechnologies, domotique, gisement d’emplois…).
Il ne s’agit évidemment ni de nier les apports considérables de la médecine ni d’occulter les enjeux économiques du vieillissement démographique, mais de remettre chacun à sa place et de réintroduire de l’humain, de la sensibilité, voire de la sobriété dans nos manières de dire et in fine… de faire. Face à cette monoculture intensive qui a peu à peu uniformisé nos paysages intérieurs, il s’agit de ramener de l’écologie humaine qui façonne, avec des mots choisis, nos territoires intimes et singuliers. Il faut reboiser notre langage et, pour cela, témoigner.
Nous aurions dès lors un tout autre récit que celui cité plus haut : “Nous avons réfléchi au soutien à domicile (et non ‘maintien’) de notre maman qui est touchée (et non ‘malade’) par des troubles de la mémoire, une maladie de l’esprit. La coordinatrice du centre local d’information et de coordination nous a écoutés, compris, accompagnés ; le ‘café des aidants’ nous a fait du bien et soutenu. Le soutien à domicile devenant très complexe, le relais a été pris par une ‘référente de situation’ (et non ‘gestionnaire de cas’), ce qui a permis à notre mère de rester chez elle plus longtemps que nous ne le pensions. Nous avons pris ensemble la décision de l’accompagner (et non de la ‘prendre en charge’), c’est-à-dire de faire compagnonnage avec elle vers un accueil (et non un ‘placement’) en maison de retraite (et non en EHPAD). Sa chambre sera son nouveau domicile, son lit à hauteur variable sera adapté (et non ‘lit Alzheimer’), son mobilier viendra en partie de chez elle, le personnel utilisera si besoin un lève-personne (et non ‘un lève-malade’). Nous serons associés aux choix. Notre mère, malgré une perte d’autonomie importante, conserve des ressources, des capacités. Elle manifeste des désirs, parfois de la tristesse, mais aussi de la joie. Elle aime qu’on la touche, qu’on la caresse, que l’on soit simplement à côté d’elle. Elle aime écouter de la musique. La présence du chien dans la maison de retraite est rassurante. Le personnel est très affairé mais il est attentif et chaleureux ; quand il est surchargé, il sait nous l’expliquer. Le ‘projet de vie’ nous a permis de faire le point avec l’équipe sur l’histoire de notre mère, sur ses habitudes de vie, ce qu’elle n’aime pas, ce qu’elle aime. Elle est à la fois une résidente, une patiente parfois, une cliente, une bénéficiaire, et parfois, elle est malade. On ne fait pas le ‘deuil blanc’ de notre mère (même si elle est différente aujourd’hui) parce qu’elle est toujours là, elle est toujours vivante.”
“A chaque parole, à chaque acte que vous posez, vous faites trembler la toile d’araignée du monde et vous ne savez pas où ça s’arrête”(5). »
1) Déjà auteur d’un tribune libre, « Humanisons notre lexique ! », dans les ASH n° 2729 du 21-10-11, p. 25.
(2) A un stade avancé, la personne âgée souffrant de ce qui est appelé « démence » renvoie une image de mort psychique, qui précéderait en quelque sorte la mort physique.
(3) Lors de la conférence « Fin de vie et empathie », organisée à Nantes le 5 septembre 2013 par l’association Mort et dignité.
(4) Lettres à l’intime de soi – Ed. Albin Michel, 2011.
(5) Rosette Poletti lors de la conférence déjà citée.