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« On a l’impression que l’Europe tend à tirer la protection sociale vers le bas »

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L’Union européenne n’a pas de compétences en matière de protection sociale. Pourtant, elle pèse sur les politiques sociales. C’est le constat que dresse l’ouvrage piloté par l’économiste Pascale Turquet. Dans un contexte de concurrence économique féroce, le social devient une variable d’ajustement. Pour l’auteur, il est temps de remettre la solidarité au cœur du projet européen.
Existe-t-il une politique européenne en matière de protection sociale ?

La protection sociale reste un domaine relevant de la souveraineté des Etats de l’Union. Cette dernière n’a donc pas de compétence à cet égard, même si elle peut émettre des recommandations. Elle le fait d’ailleurs depuis plusieurs années. Certaines de ces recommandations font état du problème des retraites, l’objectif étant de maîtriser les dépenses compte tenu du vieillissement général de la population. D’autres concernent la santé, là aussi dans une logique de maîtrise des dépenses. Tout cela est évidemment lié au respect du seuil de 3 % du PIB de déficit public autorisé par le pacte de stabilité et de croissance.

A défaut, existe-t-il un modèle européen de protection sociale ?

Certains chercheurs intervenant dans l’ouvrage, comme Henri Sterdyniak et Catherine Mathieu, pensent qu’il existe un certain nombre d’éléments communs aux différents pays de l’Union : des systèmes de protection sociale développés, des dépenses importantes qui leur sont consacrées, un droit du travail conséquent… Pour ma part, il me semble que nos systèmes restent très différents avec des caractéristiques divergeant fortement selon les pays, tant en ce qui concerne la prise en charge des risques sociaux que les modalités de redistribution. Ces systèmes ont chacun une identité propre, liée à l’histoire et aux institutions de leurs pays.

Pour quelle raison n’a-t-on pas harmonisé dès l’origine la protection sociale ?

Tout simplement parce que, lors de la création des instances européennes, les Etats membres disposaient déjà de leur propre système, certains étant relativement anciens. Le premier pays ayant mis en place un système complet de protection sociale est la Prusse, dans les années 1880. Au moment de la signature du traité de Rome, en 1957, les six pays fondateurs de la Communauté économique européenne ne voyaient donc pas la nécessité d’aller vers une harmonisation. Cette position est restée une constante lors de chaque étape de l’élargissement européen, les nouveaux Etats intégrant l’Union ne voulant pas non plus que l’Europe se mêle de leur protection sociale, parfois de crainte qu’elle ne la tire vers le bas.

Dans une Europe où les pays se concurrencent sur l’emploi, est-il encore possible de s’en tenir à cette position ?

La concurrence sociale est, en effet, un problème majeur, mais il ne me semble pas qu’une harmonisation soit en vue, du moins à moyen terme. En revanche, l’harmonisation fiscale est un problème essentiel. Nous sommes dans une logique de concurrence mortifère par le coût du travail, les prélèvements sociaux et les impôts. Cela fait vingt ans qu’on en parle, mais rien ne se fait. Il faut rappeler que l’Europe s’est bâtie à l’origine sur une logique de concurrence. Mais aujourd’hui, les pays dits de la périphérie se trouvent de plus en plus en décalage par rapport à ceux du centre de l’Europe. Entre autres questions, se pose celle du détachement des travailleurs. Même si la directive a été renforcée, un travailleur détaché dans un autre pays continue à dépendre du régime de protection sociale de son pays d’origine. Le montant des cotisations peut donc différer fortement par rapport à celui du pays d’accueil.

De quelle manière l’Europe influe-t-elle sur les droits sociaux au sein des pays membres ?

Il faut citer les politiques d’austérité. Il est, bien sûr, nécessaire de surveiller les déficits, mais nous sommes allés trop fort et trop loin. Vouloir limiter les déficits dans des pays où la protection sociale représente une grande partie des budgets publics a évidemment des conséquences importantes, les ajustements se faisant directement sur les dépenses sociales. Sur les systèmes de retraite, les changements sont progressifs, mais dans le domaine de la santé, les coupes budgétaires ont des répercussions quasi immédiates. Les situations diffèrent toutefois selon les pays. Dans certains, la protection sociale est financée directement par le budget de l’Etat, alors qu’ailleurs elle bénéficie d’un budget indépendant.

L’Europe, dites-vous, agit aussi de manière « cognitive » sur les systèmes de protection sociale. De quelle manière ?

C’est un peu moins d’actualité aujourd’hui, mais ce qu’on appelle la « soft law »(1) a joué un rôle important depuis la fin des années 1990 dans le cadre de la méthode ouverte de coordination, ou MOC. Comme il n’est pas possible de faire du droit « dur » au niveau européen en matière de protection sociale, on incite les différents pays à échanger, à diffuser les bonnes pratiques, à construire des objectifs communs, sans obligation ni sanction. On a beaucoup débattu des effets réels de la MOC mais il est certain qu’elle a participé à la diffusion d’un certain nombre d’idées auprès des Etats membres. Ne serait-ce que parce que ces derniers ont pu ainsi se retrancher derrière l’Europe pour mettre en œuvre des politiques de protection sociale d’inspiration libérale. Les idées qui sous-tendaient cette démarche, en particulier l’activation des dépenses publiques et la responsabilisation des personnes en matière d’emploi, étaient déjà dans l’air du temps.

Pour vous, la protection sociale n’est plus considérée que comme un facteur d’ajustement…

Le problème est que les pays européens disposent de peu de marge de manœuvre. Le contexte international est le même pour tous et la monnaie évolue de manière identique sur l’ensemble des pays de l’union monétaire. On ne peut donc pas dévaluer pour gagner en compétitivité au sein du marché unique. Dans une zone monétaire unique telle que l’Europe, le seul moyen – qui est absolument non coopératif –, c’est la dévaluation interne, c’est-à-dire la limitation des coûts salariaux. C’est ce que l’Allemagne a fait dans les années 2000. Mais cela génère une course au moins-disant social en tirant les coûts salariaux vers le bas, avec un effet pervers qui est de limiter la croissance économique. Le résultat est que l’Europe est devenue une zone de croissance extrêmement faible. Je suis une Européenne convaincue, mais je suis très critique, à cet égard, sur la forme qu’a prise la construction européenne.

Cela ne repose-t-il pas la question d’une harmonisation sociale à l’échelle européenne ?

Cela me paraît irréaliste, du moins pour le moment. Non seulement les Etats membres demeurent jaloux de leur souveraineté en la matière, mais les différences entre systèmes de protection sociale demeurent trop grandes. Toutefois, certaines choses pourraient être faites pour limiter la concurrence socio-fiscale, en particulier agir sur le niveau de l’impôt sur les sociétés, même si cela ne relève pas stricto sensu de la protection sociale. Il me semble d’ailleurs que les choses évoluent. Après la crise de 2008, on observait une unanimité sur les politiques d’austérité et la réduction des dépenses publiques. Depuis un an, on entend des discours différents. Même le FMI considère qu’il ne faut pas aller trop loin dans les politiques d’austérité. De là à ce qu’on prenne davantage en compte les questions de protection sociale… Dans ce qu’on nomme la nouvelle gouvernance économique européenne, il existe un tableau de bord avec des indicateurs à surveiller, qui demeurent macro-économiques et n’ont pas grand-chose à voir avec la protection sociale. On se situe toujours dans une logique de compétitivité. On ne sait pas se donner des objectifs sociaux, ou alors seulement à titre indicatif.

Ne faut-il pas remettre les questions de solidarité au cœur du projet européen ?

L’Europe aurait tout à fait intérêt à le faire. Si elle montrait un visage plus social, les Européens s’y reconnaîtraient mieux et il serait plus facile de favoriser le développement d’une identité européenne. Mais, pour le moment, on a plutôt l’impression qu’elle tend à tirer la protection sociale vers le bas. Et puis, encore une fois, la protection sociale reste un domaine national. C’est pour cette raison que l’idée d’un salaire minimum européen, par exemple, demeure très délicate. Tout devient de plus en plus compliqué à mesure que l’Europe s’élargit et que la divergence entre les économies s’accroît.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Pascale Turquet est maître de conférences en sciences économiques à l’université Rennes-2 et titulaire d’une chaire au Centre d’excellence Jean-Monnet (CEJM). Elle dirige en outre l’Institut des sciences sociales et du travail de l’Ouest (ISSTO). Elle a dirigé La crise de la protection sociale en Europe. Adaptation ou refondation (Ed. Presses universitaires de Rennes, 2015)(1).

Notes

(1) La « soft law » correspond à des règles de conduite qui, en principe, n’ont pas de force légalement contraignante mais ont cependant des effets pratiques. Une façon, pour les Etats membres de l’UE, de préserver leur souveraineté en privilégiant les relations intergouvernementales et en freinant le développement des organes communautaires.

(1) Ouvrage issu d’une journée d’études organisée en juin 2013 par l’ISSTO et la chaire européenne Jean-Monnet « Croissance inclusive et politique sociale ».

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