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Un rapport explore la part invisible de l’action éducative en CEF

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Au terme d’une vaste recherche, il montre comment le travail éducatif se joue dans les interstices de l’institution et invite à la formalisation, pour mieux la soutenir, de l’expertise professionnelle à l’œuvre en milieu contraint.

« Reconnaître l’invisible et gouverner l’imprévisible, dans une démarche de formalisation des pratiques, est une voie nécessaire pour transformer les arts de faire des personnels des CEF [centres éducatifs fermés] en véritable expertise professionnelle et pour un partage et une stabilisation de l’innovation. » Telle est la conclusion du rapport final d’une vaste recherche, intitulée « Les centres éducatifs fermés, la part cachée du travail éducatif en milieu contraint »(1), financée par la Mission de recherche « Droit et justice » (groupement d’intérêt public créé à l’initiative conjointe du ministère de la Justice et du CNRS) et portée par l’ESPASS, au sein de l’Institut régional et européen des métiers de l’intervention sociale (IREIS) en Rhône-Alpes.

Regards croisés

Commencés en 2012 et terminés en janvier dernier, les travaux, menés avec l’Espace de recherche et de prospective en protection de l’enfance et justice des mineurs(2), visaient, à partir de l’observation de cinq structures de la région Rhône-Alpes dans une démarche s’appuyant sur la sociologie ethnographique, à « interroger les conditions de production de l’action éducative en milieu contraint » dans les centres éducatifs fermés du secteur associatif habilité. La méthode d’investigation a privilégié le principe des « regards croisés » par des binômes formés par des chercheurs et des praticiens formateurs. « Tandis que dans les textes de référence des CEF, tout est fait pour contraindre et contenir, se jouent dans et à la marge du cadre des pratiques éducatives qui s’ajustent en permanence par l’initiative, la créativité, l’intelligence situationnelle et émotionnelle, la gestion de l’imprévisible, l’adaptabilité », explique Yves Darnaud, chef de projet de l’Espace de recherche et de prospective en protection de l’enfance et justice des mineurs, et secrétaire général de la Sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de la Drôme. Une part informelle de l’action éducative que les chercheurs se sont attachés à rendre visible.

Les premiers éléments de l’enquête « ont permis rapidement de situer l’acte éducatif en CEF moins dans une logique de professionnalisation classique que comme un processus d’apprentissage et d’implication personnelle », relève le rapport. Les chercheurs ont en effet exploré l’organisation « clandestine » du travail éducatif mené au quotidien, en dehors du cadre formel de l’intervention en CEF. Alors que la logique institutionnelle exerce une forme « d’emprise » à la fois sur les mineurs et les éducateurs, « la dimension éducative en CEF est peut-être moins contenue dans la rigidité du cadre et les effets de la contrainte que dans la possibilité de son relâchement et de son contournement à certains moments », estiment les chercheurs. Plutôt qu’une opposition des logiques, il s’agit paradoxalement de « sortir du cadre pour tenir le cadre », analyse Yves Darnaud. Au cours de la recherche, les intervenants éducatifs ont ainsi pu expliciter les « trouées » qui leur ont permis de mettre en œuvre des modes d’action et de relations singuliers : espaces et temps informels comme les repas, le moment du coucher, les transports, entorses aux règles de vie, sorties momentanées de la posture professionnelle. Les espaces « mi-clandestins » – abris dans la cour, escaliers, recoins… – représentent aussi des endroits de liberté symbolique où les éducateurs sont parfois admis dans la mesure où ils quittent leur rôle. Dans ces espaces « se produit une logique d’échange, voire de don et contre-don avec les mineurs pris en charge, qui a pour effet de modifier les places de chacun » et d’obtenir la coopération des jeunes, qui fonde finalement la légitimité de l’action éducative.

Bricolage inventif

En outre, cette part d’engagement qui construit l’acte éducatif en CEF semble aller de pair avec une absence de qualification. Deux profils types de professionnels se dégagent, selon le rapport : celui des spécialistes de l’intervention sociale ayant eu de longues expériences dans ce domaine et celui des intervenants issus de secteurs variés, amenés à travailler en CEF par d’autres voies que celle de la formation initiale sanctionnée par le diplôme d’éducateur spécialisé. Or « il est ressorti de façon unanime dans l’ensemble des CEF rencontrés un déficit de professionnels diplômés ». Une situation qui s’explique d’une part parce que « peu d’intervenants diplômés sont candidats à ces postes qui subissent un fort discrédit », d’autre part parce que certaines réticences existent, parmi les personnels de direction, « à recruter des salariés ou futurs professionnels diplômés au motif qu’ils seraient moins “armés” pour travailler dans ce type d’institution que des profils davantage issus du terrain ». Une donnée qui n’a cependant pas été vérifiée dans l’ensemble des CEF étudiés, précise le rapport, puisque dans certains d’entre eux « les intervenants les plus outillés en termes de bagages théoriques étaient très souvent à l’aise pour contourner le cadre formel et composer dans ses marges un bricolage inventif en termes de relation éducative ». Paradoxalement, souligne le rapport, une certaine « survalorisation des acquis de l’expérience » s’accompagne de l’absence de leur identification : « On parle de “feeling”, de “qualités” propres à la personne, voire d’“aptitudes personnelles” pour exercer ce métier, sans jamais réellement nommer et caractériser les savoirs qui fondent la professionnalité. »

Partant de ce constat, les chercheurs se sont intéressés à la question du partage des compétences et du soutien des pratiques innovantes en CEF. Ils relèvent, là encore, une forme de contradiction : s’il existe dans ces structures des espaces dédiés à la coordination et à la concertation, comme les réunions d’équipes et l’analyse des pratiques, ils sont souvent détournés de leur fonction d’origine – puisque dans les faits amenés à traiter de situations de crise et d’urgence. Pour les auteurs, « l’absence d’outils spécifiquement définis pour associer le travail éducatif, la fonction contenante et les modalités de contrôle par la tutelle (évaluation, certification, etc.) limite de fait le développement de compétences innovantes et stabilisées en CEF ». D’où leur proposition de formaliser des espaces de coopération qui émergent de façon spontanée et dont l’existence actuelle « tient exclusivement au bricolage inventif de certains et à une solidarité informelle qui se tisse quasi mécaniquement entre les différentes unités de service ».

Pour Yves Darnaud, « ce qui peut aller de soi pour un éducateur peut poser problème au sein d’une équipe. Les représentations peuvent entraîner des craintes de contradiction, de discontinuité pouvant mettre à mal l’institution, et des équipes de direction s’épuisent à vouloir ramener les choses dans le cadre. » Il s’agit donc de passer de compétences individuelles à « la mise en pensée collective ». Dans cette perspective, l’équipe de recherche doit se réunir le 3 avril à l’IREIS, avec les associations impliquées dans les travaux. L’objectif est de continuer à associer les « milieux de pratiques » et les chercheurs, l’originalité de cette démarche étant de s’appuyer sur le croisement des savoirs – académiques et de l’expérience. « Nous avons amené le principe de la recherche collaborative et productive, souligne Catherine Lenzi, responsable du laboratoire ESPASS de l’IREIS et l’une des deux pilotes du programme. Il s’agit donc désormais de voir comment les ressorts éducatifs révélés par la recherche peuvent être soutenus et consolidés par les intervenants et l’encadrement, pour produire du sens commun et affirmer les identités professionnelles. » Une perspective interne aux établissements, mais qui concerne aussi leur cahier des charges. L’IREIS émet ainsi l’hypothèse « de la construction, avec les milieux de pratique, l’Espace de recherche et de prospective en protection de l’enfance et justice des mineurs et la protection judiciaire de la jeunesse, d’un concept de communauté de pratiques qui permettrait de travailler ensemble sur un certain nombre de thématiques fortes ». L’enjeu, poursuit Catherine Lenzi, est également « de nourrir le projet pédagogique de l’institut ». C’est la première fois, insiste la sociologue, « que le laboratoire d’une école de formation reçoit le financement de la Mission de recherche “Droit et justice” ».

Notes

(1) Sous la responsabilité scientifique de Catherine Lenzi, responsable du laboratoire ESPASS de l’IREIS Rhône-Alpes, et de Philip Milburn, professeur des universités (Rennes-2) et membre du laboratoire ESO/CNRS – Le rapport est en ligne sur www.cnape.fr.

(2) Créé en septembre 2013 à l’initiative de l’Uriopss Rhône-Alpes et de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant.

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