La maison d’enfants à caractère social (MECS) de Carcé, aux alentours de Rennes, est adossée à un château, dans un parc verdoyant et arboré. Les 38 jeunes de 6 à 18 ans accueillis à l’internat aiment ce cadre exceptionnel. Pauline(1), elle, n’a cessé d’en fuguer pour aller à l’autre bout du département retrouver sa mère, à qui le juge des enfants a pourtant retiré l’autorité parentale. La question des enfants pour lesquels la collectivité ne convient pas interpelle depuis longtemps l’équipe de cet établissement géré par l’association départementale des pupilles de l’enseignement public d’Ille-et-Vilaine (Les PEP35). « Il y a toujours eu des adolescents remuants qui bousculent la dynamique de groupe ou qui, dans un cadre de collectivité, mettent en danger les autres ou eux-mêmes, ceux que l’on appelle des “incasables” », constate Stéphane Blin, chef d’un des pôles de l’internat et du service Sésame(2). Malheureusement, il est souvent compliqué de trouver une autre place à un jeune mis à l’écart d’un établissement.
En 2000, l’institution dégage un poste d’éducateur spécialisé pour s’occuper de six à huit jeunes en grande difficulté. « Nous avons cherché des alternatives à la vie en collectivité, raconte Stéphane Blin, en nous appuyant sur un réseau de familles de parrainage ou relais, pour reproposer au jeune un contexte familial. » Puis une réflexion est née, partagée par la MECS et une juge des enfants à Rennes : ces jeunes qui sont tant en manque d’un cadre familial ont en réalité besoin de leur propre famille.« Ils étaient si mal à l’internat qu’il fallait peut-être travailler différemment et de manière intensive avec les parents », poursuit le responsable. L’idée du placement à domicile prend forme, sur la base d’un principe simple : une mesure judiciaire de placement confiera bien l’enfant à la MECS, mais celui-ci continuera d’habiter chez ses parents(3).
En 2004, le conseil général valide la création du service Sésame. Celui-ci autorise qu’un jeune confié à l’établissement vive dans sa famille avec un soutien intensif des adultes dans leur rôle parental, tout en garantissant sa protection. Au départ, l’idée fait hurler les professionnels de l’internat. « A cette époque, on ne travaillait pas beaucoup avec les familles que l’on considérait comme maltraitantes, retrace le chef de service. Mais un parent n’est jamais complètement incompétent. Souvent, la maltraitance est une incapacité qui peut être levée en travaillant sur la propre histoire des parents ou via la fonction de tiers extérieur que représente l’éducateur. » Le Sésame compte aujourd’hui quatre éducateurs spécialisés et un psychologue, qui suivent 23 jeunes à domicile pendant environ dix-huit mois, généralement pour préparer un placement à l’extérieur ou un retour définitif du jeune chez lui. Cependant, les familles où les enfants sont expressément en danger, au sein desquelles se sont produites des agressions sexuelles, ou dont les parents souffrent de pathologie psychiatrique, ne peuvent pas prétendre au dispositif. Il faut en outre que l’enfant et ses parents soient « demandeurs de vivre ensemble ».
Selon l’équipe du Sésame, afin que les parents réinvestissent le rôle dont ils ont démissionné, il faut davantage travailler sur leurs compétences que sur leurs défaillances car ce positionnement les aide à changer. Et le fait de voir revenir leur enfant et d’avoir été reconnus capables de le garder à domicile les motive pour effectuer un travail difficile sur eux-mêmes. « Dans une mesure administrative, les parents voient les éducateurs comme ceux qui contrôlent et retirent l’enfant. Là, il est déjà placé, indique Stéphane Blin. Cela change toute la relation éducative. L’enjeu est de surmonter ensemble les difficultés. »
La première condition de réussite est, évidemment, d’obtenir l’adhésion des parents… ce qui n’est pas forcément simple. « Difficile, pour un parent à l’audience chez le juge, de dire devant son enfant qu’il ne veut pas le récupérer, même si la séparation fait du bien à tout le monde, note Stéphane Blin. Nous devons nous assurer qu’il est prêt à changer ses positions éducatives. » Certains parents se sentent tellement disqualifiés et dépossédés de leur enfant après une ordonnance de placement que les éducateurs ne parviennent pas à retravailler avec eux. Or une grande partie de la mission du Sésame est justement d’accompagner le parent au plus près, dans l’écoute, le conseil et parfois la suppléance. Ce travail se fait sous forme de rendez-vous individuels hebdomadaires ou de temps passé avec l’enfant.
Ce matin, l’éducatrice spécialisée Françoise visite Patrick Le Marc, dont le fils est en placement à domicile après avoir été accueilli à l’internat de la MECS. « D’habitude, avec les institutions, ce n’est pas facile de discuter, commente ce père de famille. Là, j’ai la chance d’être écouté par Françoise. On se voit pour trouver ensemble des solutions pour mon fils. Je l’appelle quand j’ai besoin. Je ne suis pas un numéro de dossier, je sens de la proximité et de la confiance. Il y a un côté plus familial dans l’accompagnement et ni l’enfant ni le parent ne sont mis de côté. »
La relation passe aussi par les moyens de communication modernes. Françoise Favry vient de décrocher son portable, toujours allumé. Léa lui annonce qu’elle dormira ce soir dans une fête où elle sera la seule fille. L’éducatrice l’interroge : « Tu penses que c’est une bonne idée ? Ça ne craint pas ? » En posant à Léa ces questions que ses parents ne lui ont pas posées, elle apporte des repères à la jeune fille et l’aide à se construire un esprit critique quant à la posture éducative parentale.
La notion de permanence éducative est très présente dans le travail du Sésame. « Le parent doit sentir la présence du service en continu : il peut obtenir une réponse ou une intervention même en appelant à 22 heures. Les cadres d’astreinte sont là pour ça. » Cette relation éducative reste en même temps très incarnée. Pour la famille, il s’agit plus d’une rencontre avec une personne, l’éducateur, qu’avec un service. « Evidemment, on retravaille les situations en équipe, souligne Stéphane Blin, mais la famille instaure une relation particulière avec un éducateur très disponible. La relation fonctionne beaucoup sur le transfert. » Ce qui justifie cette relation incarnée et de proximité est bien la confiance des parents. « Ils se sentent plus concernés et coopèrent davantage », jugent les éducateurs.
Contrairement à ce qui se pratique souvent, ce n’est pas un binôme qui intervient dans les familles, chaque éducateur étant un référent unique. « Pour travailler, il faut que les parents puissent se livrer, détaille Frédéric Coupard, éducateur spécialisé. Pour cela, il faut créer de la légitimité. Personnellement, je ne livre pas les mêmes choses quand deux personnes sont face à moi. Dans le travail social, on entend souvent parler de distance et de protection du professionnel, moi je préfère parler de proximité et d’humain. » Reste que cette solitude de l’éducateur face à la famille peut se révéler lourde à porter, notamment lorsqu’il s’agit d’évaluer le risque de danger pour l’enfant. Il faut faire preuve de beaucoup de vigilance, de peur de passer à côté de quelque chose. « La référence unique sert l’usager, alors que la double référence sert à protéger le professionnel de ses peurs », poursuit l’éducateur. Le dispositif prévoit évidemment un repli immédiat de l’enfant à la MECS en cas d’alerte. L’évaluation de ce repli tient à l’expertise de l’éducateur et à sa faculté, au contact de la famille, de percevoir les signaux d’alerte. « Mais ce sont surtout les parents eux-mêmes qui nous avertissent, raconte Stéphane Blin. Ils nous appellent en disant : “Je n’en peux plus, je vais m’énerver !” La relation de confiance fait qu’ils osent demander de l’aide, c’est capital. » D’ailleurs, plus on travaille avec les parents, plus les durées de placement diminuent, constate le chef de service.
Reste que cet accompagnement, où le professionnel s’engage individuellement auprès de la famille, ne peut fonctionner que s’il est travaillé en équipe. « Quand la relation s’installe, on devient comme un membre de la famille, reconnaît Françoise Favry. Les réunions éducatives et l’analyse de pratiques avec le psychologue nous permettent de ne pas être happés par elle. » Sésame est, pour cette raison, un service très bien doté en temps de présence du psychologue : Alain Cochet y exerce à 80 %. « Au Sésame, la relation de confiance se développe car les parents ne sentent pas de rivalité avec les éducateurs de l’internat, résume celui-ci. Une forte relation de transfert s’installe, qui pousse la famille à rejouer ses problématiques avec le professionnel. Si celui-ci a conscience des mécanismes et peut les décrypter avec un soutien extérieur, il aide la famille à inventer quelque chose de nouveau et à avancer. » Le professionnel reste cependant juge de ce qu’il peut dire ou non en réunion éducative ou en analyse de pratiques.
Le fonctionnement du Sésame a également modifié le rapport aux familles des autres membres de la maison de l’enfance. « L’éducateur d’internat absorbe toute la souffrance de l’enfant. C’est donc souvent complexe pour lui de travailler avec les parents, vécus comme responsables de cette souffrance », analyse Frédéric Coupard. Pour changer de point de vue, il faut se déplacer à domicile, du côté de la « cause ». Les éducateurs de l’internat vont ainsi de plus en plus dans les familles pour un travail d’écoute et d’aide. « Sinon l’enfant va évoluer de son côté et le parent ne va pas le faire, constate Alain Cochet. Il faut traiter la problématique familiale là où est la famille. » De leur côté, les éducateurs du Sésame apprécient d’être passés par le quotidien parfois difficile de l’internat : « Cela nous permet de relativiser, remarque Françoise Favry. Ce n’est pas si simple d’être parents de ces enfants. »
Cette relation éducative favorise une affiliation double, avec le parent et l’enfant, affirme l’équipe. Mais l’équilibre demeure fragile. « Quand on doit faire le repli d’un enfant vers l’internat [NDLR : environ un quart des situations], on a toujours peur de casser une relation qu’on a mis du temps à construire avec les parents », reconnaît Françoise Favry. Le risque de voir l’enfant pris dans un conflit de loyauté existe aussi. Difficile pour lui de dénoncer une situation qui dégénère à la maison. « On connaît cette tendance naturelle des enfants à protéger leurs parents, et nous sommes attentifs à leurs symptômes de souffrance : mises en danger, problèmes physiques, tics, échec scolaire », poursuit l’éducatrice. Au bout du compte, estime Frédéric Coupard, il ne s’agit pas de prendre parti pour le parent ou l’enfant : « Notre point de vue n’importe pas. Nous sommes des tiers, notre rôle est de médiatiser la parole, que celle de l’un soit entendue par l’autre. »
Ce midi, Françoise Favry déjeune avec Coline, passée par le Sésame avant d’intégrer l’internat de la maison d’enfants. Ces repas partagés, informels, libèrent la parole. Elles se remémorent ensemble les fois où l’éducatrice a calmé la jeune fille quand celle-ci, trop en colère contre son père, ne l’écoutait plus. « Contrairement à la collectivité, on est 100 % consacré au jeune. On a le temps de l’écouter », explique l’éducatrice. « Avec Françoise, j’ai senti que je n’étais plus seule, témoigne Coline. Elle m’a emmenée chez le médecin, le coiffeur. On parle de trucs de filles, de mes études. » Petit à petit, Coline, qui s’inquiétait beaucoup pour son père, a accepté l’idée d’un placement à l’extérieur afin de prendre son avenir en main.
Un enfant est rassuré de voir que le service soutient ses parents quelles que soient leurs difficultés. « Pour qu’un enfant puisse investir un placement, il faut qu’il y soit autorisé psychiquement par le parent, insiste Frédéric Coupard. L’un des paradoxes du placement à domicile, c’est qu’on accompagne beaucoup le parent dans le but que l’enfant aille mieux. » Tout l’objectif du Sésame consiste donc à alléger ce poids psychologique qui pèse sur l’enfant. « Quand les enfants sont placés à l’extérieur, ils pensent qu’ils sont punis d’avoir fait des bêtises en étant privés de leurs parents », détaille Françoise Favry. Le placement à domicile leur ôte cette culpabilité. « Ils sentent qu’ils ne sont pas les seuls en cause, souligne Alain Cochet. On leur signifie que leurs parents ont du chemin à faire. »
Depuis la création du Sésame, l’idée a fait tache d’huile dans le département : actuellement, 120 mesures existent dans six établissements différents. Le conseil général a lancé une évaluation des services de placement à domicile existants pour réfléchir à une homogénéisation des pratiques et faire évoluer le référentiel rédigé en 2008. Se pose ainsi la question d’une éventuelle sectorisation de ce type de prise en charge. Au Sésame, on trouve plus facile d’être adossé à un seul internat lorsqu’il est nécessaire d’effectuer un repli en urgence ou de préparer un jeune au placement. Mais ce qui inquiète surtout les professionnels, c’est une éventuelle standardisation des pratiques. « Jusqu’où aller dans la prise de risque pour accompagner un adolescent ? Les tutelles ne veulent plus prendre de risques, alors que pour des jeunes atypiques il faut des solutions créatives. La rigidité nuit au travail social. A force de faire des cases, on crée des incasables », déplore Stéphane Blin.
Un référentiel serait intéressant pour que chaque service puisse situer son action, tempère pour sa part Philippe Le Croc, directeur général des PEP35. Selon lui, homogénéiser les pratiques ne doit pas empêcher d’individualiser les réponses pour s’adapter au mieux aux besoins de l’enfant. « C’est la force de la MECS que de disposer de toute une palette d’accueils : en internat, en famille d’accueil ou de parrainage, à domicile, en accueil de jour ou encore en appartements pour les plus grands. Le but est d’éviter les ruptures à des enfants qui en ont déjà connues beaucoup. Le placement à domicile participe vraiment à cette fluidité. » Pour les professionnels, les mouvements entre la famille et l’institution doivent être les plus souples possible. « Au Sésame, on pratique de plus en plus de replis préventifs, confirme Stéphane Blin. Une semaine de vacances ou un week-end à l’internat pour que parents et enfants puissent respirer chacun de leur côté. » Ne plus cliver les formes de placement permettrait aussi de répondre à un phénomène d’usure des professionnels.
Du côté du conseil général, l’intérêt de ce « dispositif alternatif au placement » ne fait pas de doute. « Il est de plus en plus demandé, constate Emilienne Danton, responsable de la mission établissements et services habilités “aide sociale à l’enfance”. Au risque de devenir la mesure fourre-tout, et c’est justement ce que nous voulons évaluer. » La réflexion portera ainsi sur l’âge des bénéficiaires. En effet, pensé pour des enfants à partir de 9 ans, le placement à domicile concerne désormais des tout-petits. De même, le conseil général réservait initialement cette mesure aux familles et aux jeunes très opposants, pour qui rien d’autre ne marchait. « Or elle sert beaucoup pour des préparations et des retours de placements extérieurs : est-ce son rôle ? » s’interroge Emilienne Danton. Autre questionnement : la prise en considération de la situation économique des familles. « Certaines équipes vivent mal le fait d’organiser des loisirs pour un enfant placé à domicile, alors que le reste de la famille a financièrement du mal à répondre aux besoins plus primaires », observe Philippe Le Croc. Travailler au cœur de la famille peut ainsi être l’occasion de s’intéresser à toute la fratrie.
(1) Les prénoms des enfants ont été modifiés.
(2) Sésame : Maison de l’enfance de Carcé – 35170 Bruz – Tél. 02 99 52 61 37 –
(3) Lire à ce sujet notre « Décryptage », dans les ASH n° 2897 du 13-02-15, p. 30.