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Mieux évaluer les situations familiales pour mieux intervenir

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A la croisée des sphères publique et privée, du devoir de protéger les enfants et du droit des parents à exercer leur autorité, l’évaluation des situations familiales fait l’objet d’une attention renouvelée. De plus en plus méthodique, la démarche tend également à être davantage participative, ce qui bouscule les pratiques professionnelles.

L’appréciation des situations familiales, point de départ de tout accompagnement, est un axe majeur du dispositif de protection de l’enfance. La loi du 5 mars 2007 a fait de l’évaluation un préalable obligatoire à l’attribution d’une ou de plusieurs prestations d’aide sociale à l’enfance (ASE). Elle introduit également une obligation d’évaluation en cours de mesure si cette dernière dure plus de un an. Ce devoir qu’ont les pouvoirs publics de s’assurer de la nécessité d’intervenir dans l’intimité des familles constitue symétriquement un droit pour les intéressées. « Si l’évaluation est l’objet de toutes les attentions, c’est qu’elle est au cœur d’enjeux individuels et sociétaux forts », analyse Pierrine Robin, chercheuse en sciences de l’éducation(1). « Au niveau individuel, l’évaluation des situations est lourde de conséquences tant pour les enfants et leur famille, dont elle conditionne la protection et l’orientation, que pour les professionnels, qui sont en face de grandes responsabilités dans les choix qu’ils opèrent. Au niveau sociétal, ces choix traduisent des tensions entre le respect de la vie privée et le devoir de protection, entre les droits parentaux et les droits de l’enfant. »

L’évaluation doit prendre en compte l’état du mineur, les difficultés ainsi que les ressources de la famille ou sa capacité à faire face à ses difficultés, et les aides mobilisables dans l’environnement familial ou local. Du fait de la réarticulation de la protection administrative et judiciaire, il ne s’agit pas uniquement d’envisager le risque ou le danger éventuel encouru par l’enfant, mais d’apprécier aussi l’adhésion des parents à l’aide proposée et leur faculté d’y collaborer(2). En matière d’évaluation, l’objectif de la réforme de 2007 est double, analyse Jean-François Kerr, directeur de la prévention et de la protection de l’enfance au conseil général de l’Essonne : il vise à évaluer non seulement la situation de danger dans laquelle se trouve l’enfant, mais aussi comment celui-ci se développe à tous points de vue et comment son développement physique, psychique, affectif est obéré par une mauvaise prise en charge des parents. « Une des avancées de la loi est précisément que le problème de l’évaluation n’est pas uniquement de savoir si un enfant est maltraité par ses parents, mais si ses conditions d’éducation sont favorables à son épanouissement dans tous ses aspects, explique Jean-François Kerr. Qu’est-ce qui peut entraver un développement harmonieux de l’enfant ou, éventuellement, quelles aides peut-on apporter aux parents pour qu’ils puissent mieux répondre aux besoins de l’enfant ? » Dans l’accompagnement des familles par le service social polyvalent de secteur, des évaluations peuvent conduire le professionnel à proposer une mesure d’aide, par exemple une action éducative à domicile (AED) ou le soutien d’un technicien de l’intervention sociale et familiale (TISF), sans avoir forcément besoin de passer par une information préoccupante (IP). « L’accès aux prestations d’ASE est soumis au préalable d’une évaluation, pas d’une IP, et cette évaluation doit toujours être axée sur la façon dont la prestation envisagée va permettre à l’enfant de mieux se développer, souligne Jean-François Kerr. Il ne s’agit pas simplement de constater, de se comporter comme des huissiers ; nous ne sommes pas seulement l’antichambre des services judiciaires. »

UNE APPROCHE GLOBALE DE L’ENFANT

L’évaluation d’une information préoccupante constitue un autre cas de figure. Le but est de vérifier l’existence, ou pas, des indicateurs de risque ou de danger qui ont été pointés dans cette IP, afin de déterminer les actions de protection et d’aide dont l’enfant et sa famille peuvent bénéficier(3). Reste à savoir comment évaluer et avec qui. La loi donne une indication indirecte sur le caractère pluridisciplinaire de la démarche, en rendant possible, sous certaines conditions, le partage d’informations à caractère secret pour un motif d’évaluation, explique Anne Oui, chargée de mission à l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED). Mais « elle ne dit rien sur la manière de procéder à l’évaluation elle-même », précise-t-elle(4). D’où la grande diversité des pratiques selon les départements et les controverses passionnées sur le recours à des outils formalisés (voir encadré ci-contre). Sauf caractère d’urgence, l’évaluation dure en général de trois à quatre mois. Il s’agit d’un « acte hautement technique, qui doit se référencer à des critères explicites validés et qui doit prendre un caractère résolument professionnel dès lors qu’il a valeur d’expertise dans des décisions administratives ou judiciaires », écrit Guy Patriarca, ancien directeur de l’enfance et de la famille du département de l’Ardèche(5). Or, selon lui, « il n’existait jusqu’en 2001 aucun référentiel théorique digne de ce nom adapté à l’évaluation du danger rencontré par l’enfant ». Les travaux menés en la matière par Francis Alföldi(6) et, plus récemment, par l’équipe du CREAI (centre régional pour l’enfance et l’adolescence inadaptée) Rhône-Alpes avec le soutien de l’ONED(7) sont venus combler cette lacune. Aujourd’hui, une trentaine de départements ont formé leurs professionnels à l’une des deux démarches. D’autres ont construit leurs propres supports d’évaluation (guides, fiches de recueil de données, canevas de rapports, etc.).

En Ardèche, c’est le décès d’un enfant martyrisé par son père au début des années 2000 qui a déclenché une réflexion approfondie sur la question de la méthodologie d’évaluation. Ce travail a débouché sur l’organisation, depuis 2005, de sessions régulières de formation à l’évaluation clinique selon le modèle médico-psycho-social de Francis Alföldi. « Basé sur la recherche d’événements et de faits réels observés, datés, circonstanciés, qui prennent valeur d’indicateurs en fonction de principes prédéfinis […], ce référentiel s’efforce de confronter la “réalité observée” à des critères de danger étalonnés et explicites, mis en parallèle avec les ressources que représentent les compétences parentales et celles de l’enfant lui-même », explique Guy Patriarca. L’objectif est de parvenir à un « jugement de valeur professionnalisé » sur la gravité du danger et de formaliser des propositions concrètes sur les moyens d’en briser le processus. Quasiment tous les travailleurs médico-sociaux amenés à évaluer des situations familiales et les cadres intermédiaires sont formés à cette démarche. « Depuis deux ans, nous ouvrons également ces formations à nos partenaires institutionnels dans le champ de la protection de l’enfance, partant du postulat que le département, en tant que chef de file, doit pouvoir favoriser le développement d’une culture commune partagée à l’échelle de son territoire », précise Gilles Leblanc, actuel directeur « enfance, santé, famille » au conseil général ardéchois.

UN GUIDE UTILE

Mais aucun outil ne peut à lui seul protéger de tous les aléas de l’évaluation en protection de l’enfance. Même équipé d’une solide méthodologie, on peut passer à côté de maltraitances graves. « Mais ça aide quand même à mieux regarder », corrige immédiatement Françoise Sarny, responsable du centre professionnel et de pédagogie appliquée (CPPA) du conseil général du Val-de-Marne. En 2012, ce dernier a formé plus de 650 intervenants des services concernés par l’évaluation (aide sociale à l’enfance, service social et protection maternelle et infantile) au référentiel mis au point par le CREAI Rhône-Alpes(8). Deux formations sont prévues chaque année pour les nouveaux professionnels et une tous les deux ans pour les nouveaux cadres. « Ce référentiel a été initialement construit pour évaluer les informations préoccupantes, mais nous l’utilisons aussi pour toutes les évaluations préalables à l’entrée dans le dispositif de protection de l’enfance – demandes émanant des parents ou de professionnels –, ainsi que pour les évaluations en cours de prise en charge », précise Marie-Claude Plottu, conseillère technique à la direction de la protection de l’enfance et de la jeunesse.

Guide d’observation et de questionnement qui s’appuie sur diverses approches théoriques (théorie de l’attachement, psychologie développementale, psychanalyse et théorie systémique notamment), ce référentiel porte l’attention sur le contexte socio-économique, familial et environnemental de vie de l’enfant, sur la santé et le développement de ce dernier, ainsi que sur la parentalité, la qualité des relations parents-enfant et la capacité des parents à répondre aux besoins de l’enfant. Pour bénéficier de compétences complémentaires, le binôme d’intervenants désigné pour évaluer la situation représente deux métiers différents (assistant de service social, éducateur ou psychologue de l’ASE, médecin ou puéricultrice de PMI), choisis en fonction de la problématique. Mais « travailler avec l’autre, c’est travailler sous le regard de l’autre, ce qui n’est pas évident. On note de solides rapports de forces et même de pouvoir à l’intérieur de l’évaluation », constate la responsable du CPPA. Par exemple, une assistante de service social néophyte ou une puéricultrice de PMI peuvent avoir du mal à faire entendre leur voix face à un éducateur expérimenté de l’ASE. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’outil a été très bien accueilli par les jeunes professionnels : « Il pose toutes les questions et constitue un médiateur du dialogue entre collègues », explique Françoise Sarny.

Essentielle est la dimension participative de ce référentiel. Il s’agit d’associer les parents à un dialogue à propos de leur enfant et de prendre en compte la parole ou les ressentis de celui-ci. C’est dans ce partage entre travailleurs sociaux et famille autour de l’évaluation que le référentiel est le plus compliqué à mettre en place, car il modifie les pratiques professionnelles, constatent les spécialistes du Val-de-Marne. De fait, en protection de l’enfance, la participation des usagers se révèle difficile à concrétiser (voir page 31). « Si l’évaluation pluridisciplinaire est désormais bien installée, l’évaluation partagée avec les familles est peu développée », confirme l’ONED dans son dernier rapport(9). A cet égard, l’évolution des habitudes de travail avec les parents qu’a entraînée l’instauration du projet pour l’enfant (PPE) en 2010 dans le Finistère a facilité le bon accueil de la démarche du CREAI Rhône-Alpes. « La philosophie du PPE, qui est d’amener les parents à exprimer les besoins de l’enfant et de les aider à trouver des solutions à leurs problèmes, oblige les professionnels à appréhender différemment les familles », fait observer Ghislaine Fur, responsable de l’unité « enfance en danger » au conseil général. Aussi, quand en 2013-2014 les travailleurs sociaux ont été formés à l’utilisation du référentiel d’évaluation, « cet outil venait concrétiser des éléments qu’ils avaient déjà en tête ».

Développer fortement le projet pour l’enfant – innovation encore « balbutiante » de la loi de 2007 – et mieux inscrire les droits des usagers dans les pratiques professionnelles est un des « axes de progrès » mis en avant, il y a quelques mois, par la mission d’évaluation de la gouvernance de la protection de l’enfance(10). Les rapporteurs ne dissimulent pas pour autant les questions que pose l’association des usagers aux modalités de leur prise en charge. En particulier, s’agissant de l’évaluation des situations familiales, le fait que « l’attention soutenue portée à la recherche de la collaboration des parents peut conduire à différer la mise en œuvre de la protection de l’enfant ». Promouvoir l’exercice des droits des parents tout en garantissant l’absence de risque pour l’enfant…, les professionnels sont bel et bien sur le fil du rasoir…

Faut-il des référentiels d’évaluation ?

Construire un cadre de référence commun, comprenant des critères d’évaluation précisément définis, afin d’objectiver le jugement des professionnels et d’harmoniser les pratiques à l’échelle du département, constitue une recommandation fréquemment mise en avant par les analystes de la politique de protection de l’enfance. Le Sénat s’est même interrogé récemment sur l’opportunité de mettre en place un référentiel sur le plan national afin de disposer d’une grille de lecture partagée par tous les départements(11). Néanmoins, les outils d’évaluation ne sont pas toujours bien accueillis par les professionnels de terrain et leur utilisation est loin d’être systématique. Les travailleurs sociaux sont tout à la fois demandeurs d’instruments évaluatifs et défiants vis-à-vis d’eux, constate Pierrine Robin, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paris-Est Créteil, dans un passionnant travail de recherche sur les tensions et ambiguïtés de l’évaluation(12).

« Les professionnels les plus réticents expliquent tout d’abord que les outils sont chronophages », indique la chercheuse : ils pointent un investissement en temps important pour s’en saisir et la lourdeur de l’exercice à réaliser au quotidien. Les outils standardisés pourraient également gêner les intervenants dans leur liberté individuelle et collective d’élaborer en tant que « praticiens réflexifs ». Pire, ils seraient susceptibles de constituer pour les intéressés une entrave dans leur rapport aux familles.

« Les professionnels craignent dans des “grilles à cocher” de perdre ou d’oublier “la relation à l’usager” », souligne Pierrine Robin. « De plus, les outils ne permettraient pas de rendre compte de la singularité de situations “tellement particulières” ».

Mais, parallèlement, les professionnels attendent aussi beaucoup des méthodologies formalisées. Tout d’abord, « de réduire le poids des “subjectivités”, afin que l’évaluation ne soit pas réalisée à partir du “bon sens”, des “valeurs”, de la “norme”, propres à chaque évaluateur. Avec une “grille d’objectivité”, les évaluations seraient plus “homogènes” », rapporte la chercheuse.

Les outils permettraient aussi de « prendre du recul sur les situations connues de longue date, où le professionnel ne “parvient plus à voir le danger” ou “se laisse embarquer dans l’histoire du parent” ». Un autre intérêt reconnu aux instruments d’évaluation est de donner une trame, de permettre d’orienter la discussion et de structurer la pensée. Certains professionnels ont, par ailleurs, perçu dans les référentiels une forme de respect du droit des familles. « Les outils pourraient être un “appui au débat contradictoire” qui “facilite l’expression d’un désaccord”. Plus que de stigmatiser les enfants et les familles, [ils] permettraient de dégager “les points positifs” présents dans toute situation », précise Pierrine Robin. Quant à la chronophagie reprochée aux outils par leurs détracteurs, ceux qui y sont favorables opposent le temps gagné dans la prise de décision et, en définitive, dans une intervention mieux ciblée.

Notes

(1) Lors de la journée d’étude sur « L’évaluation dans tous ses états… Pourquoi faut-il en parler en protection de l’enfance ? », organisée le 21 novembre à Paris par l’Association française d’information et de recherche sur l’enfance maltraitée – afirem@orange.fr.

(2) Selon l’article L. 226-4 du code de l’action sociale et des familles, le recours à la justice n’est prévu qu’en cas d’échec de la mesure administrative, de refus ou d’impossibilité de la famille de collaborer avec le service de l’ASE, ou bien d’impossibilité pour l’ASE d’évaluer la situation dans le cas où le mineur est présumé en danger.

(3) Longtemps restée imprécise, l’information préoccupante a été définie par le décret n° 2013-994 du 7 novembre 2013 comme « une information transmise […] pour alerter le président du conseil général sur la situation d’un mineur, bénéficiant ou non d’un accompagnement, pouvant laisser craindre que sa santé, sa sécurité ou sa moralité sont en danger ou en risque de l’être ou que les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises ou en risque de l’être ».

(4) Lors de la journée d’étude du 21 novembre à Paris déjà citée.

(5) In Le placement des enfants – Ouvrage collectif dirigé par Dominique Attias et Lucette Khaïat – Ed. érès, 2014 – Voir ASH n° 2894 du 23-01-15, p. 37.

(6) Cf. Evaluer en protection de l’enfance. Théorie et méthode – Francis Alföldi – Ed. Dunod – Trois éditions depuis 1999, une quatrième est prévue pour mai 2015.

(7) Cf. L’évaluation participative des situations familiales – Ouvrage du CREAI Rhône-Alpes coordonné par Eliane Corbet – Ed. Dunod, 2012 – Voir ASH n° 2765 du 22-06-12, p. 40.

(8) Préalablement, le Val-de-Marne avait fait partie, avec le Rhône, la Haute-Savoie et la Seine-et-Marne, des départements ayant contribué à l’élaboration et à l’expérimentation de cette méthodologie.

(9) Neuvième rapport annuel au gouvernement et au Parlement – Mai 2014.

(10) Rapport des inspections générales des services judiciaires (IGSJ) et des affaires sociales (IGAS) remis en juillet dernier – Voir ASH n° 2886 du 5-12-14, p. 5.

(11) Dans son rapport d’information « Protection de l’enfance : améliorer le dispositif dans l’intérêt de l’enfant » – Juin 2014 – Voir ASH n° 2866 du 27-06-14, p. 5.

(12) Auteure de L’évaluation de la maltraitance. Comment prendre en compte la perspective de l’enfant ? – Ed. des Presses universitaires de Rennes, 2013.

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