« Comme souvent lorsqu’il s’agit d’immigration, la France a bruissé de commentaires imprécis, lorsque, le 11 novembre dernier, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu son arrêt dans l’affaire Dano contre Allemagne(1). Beaucoup de médias ont vu, un peu rapidement, dans cette décision une “condamnation du tourisme social” ouvrant la possibilité pour un Etat membre de l’Union européenne de priver des personnes de l’accès légitime à leurs droits fondamentaux. Dans le même temps, d’autres décisions de tribunaux internationaux ont semblé envoyer des signaux opposés quant aux droits sociaux dont disposent les migrants, y compris en situation irrégulière. Pourtant, loin d’être contradictoires, ces jugements composent une jurisprudence récente qui tend à renforcer les droits des migrants en précisant leurs droits fondamentaux à l’égard de l’aide sociale et les marges de manœuvre dont disposent les pouvoirs publics pour en réglementer l’accès.
L’affaire Dano concernait la demande en Allemagne d’une famille de travailleurs européens, dont les membres n’ont jamais travaillé dans ce pays, et qui percevait déjà plusieurs aides sociales élémentaires, d’accéder à une aide optionnelle, appelée “assurance de base”, destinée aux demandeurs d’emploi(2). La CJUE reconnaît la légitimité des autorités allemandes à refuser à ces ressortissants européens l’accès à cette “aide en espèces, à caractère non contributif”, en se fondant sur leur absence de lien au travail. Il est utile de préciser que le règlement européen CE n° 883/2004 sur la coordination des systèmes de protection sociale distingue, pour chaque pays, la liste des aides inconditionnelles dont peuvent bénéficier les ressortissants européens et les aides optionnelles, dont la prestation sollicitée faisait partie.
La libre circulation des citoyens européens est en effet restreinte par la directive 2004/38/CE, qui subordonne le droit au séjour à la disposition par les personnes économiquement inactives de ressources propres suffisantes afin d’éviter qu’elles deviennent une “charge déraisonnable pour le pays d’accueil”. Une notion que vient éclairer l’arrêt Dano.
Quel est alors le champ d’application de cette décision ? Celle-ci autorise un Etat membre à restreindre l’accès des ressortissants européens à une prestation sociale optionnelle. Les dispositifs destinés à répondre à l’urgence sociale sont-ils également concernés ? Et si des restrictions sont possibles à l’encontre des citoyens européens, qu’en est-il pour les ressortissants de pays tiers qui disposent d’un droit au séjour encore plus fragile ?
La jurisprudence internationale et européenne a déjà répondu à cette question : l’école, les services sanitaires d’urgence, l’hébergement d’urgence font partie d’un socle de droits fondamentaux qui précèdent toute considération au regard du droit au séjour. Une telle approche n’est pourtant pas facile à appliquer : si des personnes intègrent des dispositifs d’urgence, elles ne pourront, en l’absence de droit au séjour, accéder ensuite à un logement social, ce qui risque d’emboliser le système et de porter atteinte aux droits des prochains requérants. Difficile pourtant de prétendre lier l’exercice des droits fondamentaux aux moyens disponibles. On imaginerait mal que l’accès à l’école ou au droit de vote soit contingenté en fonction des budgets disponibles ! Il y a là une tension difficile à résoudre, que la jurisprudence Dano, qui ne concerne pas le dispositif d’urgence, ne vient pas éclairer.
A l’inverse, d’autres jurisprudences internationales viennent renforcer l’inconditionnalité de l’accueil dans les services d’urgence sanitaires ou sociaux. Le Comité européen des droits sociaux (CEDS) a rendu deux décisions le 8 novembre 2014 à la suite de deux procédures engagées à l’encontre des Pays-Bas par la Conférence des Eglises européennes et par la Feantsa (Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri)(3).
Dans l’ensemble, les droits sociaux reconnus par la Charte sociale européenne ne protègent pas les personnes en situation irrégulière. Les Etats signataires n’ont pas souhaité rendre ces droits universels. Pour autant, l’article 13-4 de la charte prévoit spécifiquement l’assistance d’urgence aux non-résidents, sans considération de leur relation à l’emploi. En matière d’hébergement, deux jurisprudences précédentes contre la France et les Pays-Bas(4) avaient précisé que, même si les dispositions de la charte ne s’appliquent qu’aux ressortissant étrangers en situation régulière, “cela ne décharge pas les Etats de leur responsabilité de prévenir l’état de sans-abri des personnes en situation irrégulière dans leurs juridictions, en particulier lorsqu’il s’agit de mineurs” (art. 31-2).
L’applicabilité des droits sociaux primordiaux, c’est-à-dire ceux qui garantissent le respect de la dignité humaine aux étrangers, y compris lorsqu’ils se trouvent en situation irrégulière, a été réaffirmée le 8 novembre dernier par le CEDS, qui a même fait précéder ses deux décisions(5), d’une demande de “mesure immédiate” par laquelle il invite le gouvernement des Pays-Bas à “prendre toutes dispositions possibles pour éviter qu’il ne soit porté atteinte, de manière grave et irréparable, à l’intégrité de personnes exposées à un risque imminent de dénuement… et fasse en sorte que leurs besoins essentiels (logement, habillement, nourriture) soient satisfaits”.
Le CEDS a considéré que la défaillance de l’Etat à assurer une aide sociale d’urgence et à garantir les conditions de vie minimales ne peut être justifiée par des arguments sur la politique migratoire, la compétence des collectivités locales et la situation économique. Le refus d’hébergement est un moyen disproportionné pour réguler des flux migratoires. Par ailleurs, même si les politiques sont décentralisées, les Etats restent redevables des engagements qu’ils ont pris à travers les traités et doivent faire respecter les droits(6). L’Etat doit s’assurer que l’assistance d’urgence est effectivement fournie à toute personne dans le besoin. Concernant l’argument de la difficulté à répondre à la demande en période de crise, le comité rétorque que la “crise économique ne doit pas se traduire par une baisse de la protection des droits reconnus par la charte et que les Etats parties se doivent dès lors de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte que ces droits soient effectivement garantis au moment où le besoin de protection se fait le plus sentir”.
En outre, les solutions indignes représentent également une violation du droit international : “Les structures d’accueil d’urgence doivent toujours répondre aux conditions de sécurité requises et être adaptées aux besoins des individus qui appartiennent à ces groupes.” Il faut accueillir tout le monde, et dans des conditions respectueuses de la dignité des personnes : “Les lieux d’hébergement doivent répondre aux exigences de sûreté, de santé et d’hygiène et, en particulier, disposer des éléments de confort essentiels tels que l’accès à l’eau ainsi qu’un chauffage et un éclairage suffisants. Une autre exigence fondamentale est la sûreté des alentours immédiats.”
En droit international, l’hébergement d’urgence apparaît de plus en plus comme un droit fondamental, qui conditionne la dignité humaine et oblige donc les Etats sur le seul fondement de l’appartenance des personnes à la commune humanité. Cette impression est confortée par l’évolution de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) : dans un arrêt du 4 novembre 2014 (tarakhel contre Suisse), elle refuse l’extradition d’une famille de primo-arrivants de la Suisse vers l’Italie, ce que prévoit pourtant l’accord de Dublin en application de la règle dite “du premier pays traversé” où doit être formulée la demande de régularisation. La CEDH estime que, concernant une famille avec enfants, l’Italie n’offre pas de garantie suffisante d’hébergement et que, en l’espèce, l’extradition aboutirait à un traitement inhumain et dégradant. L’hébergement est considéré comme un minimum qui conditionne l’exercice du droit universel à la dignité, au moins pour les familles avec enfants, quel que soit leur droit au séjour et quels que soient les traités de régulation des flux migratoires en vigueur.
La jurisprudence reconnaît donc un socle de droits sociaux fondamentaux universels. Seules les aides qui ne garantissent pas le respect de la dignité humaine sont susceptibles de restrictions de la part des Etats membres. Impossible donc pour ces derniers de lier l’attribution de l’aide d’urgence, y compris de l’hébergement d’urgence, à la situation du requérant au regard de son droit au séjour, des politiques migratoires ou des politiques d’accueil décentralisées. »
(2) Définie par le livre II du code social (Sozialgesetzbuch Zweites Buch) allemand, qui prévoit des exclusions du bénéfice de cette aide, ce qui en fait une aide optionnelle.
(3) Pour une analyse détaillée de ces décisions, voir l’article juridique très documenté de Carole Nivard – La Revue des droits de l’Homme – 27 novembre 2014 –
(4) Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) contre France, réclamation n° 14/2003, Défense des enfants international contre Pays-Bas, réclamation n° 47/2008.
(5) Feantsa contre Pays-Bas ; Conférence des Eglises européennes (CEC) contre Pays-Bas.
(6) Selon une jurisprudence constante, Centre européen des droits des Roms (CEDR) contre Grèce, réclamation n° 15/2003.