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« Beaucoup de gens souffrent d’une incapacité à se sentir réellement en lien avec les autres »

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Face aux souffrances induites par le monde moderne, la psychanalyse et les thérapies comportementales ou médicamenteuses ne sont-elles pas dépassées ? S’appuyant sur sa longue expérience clinique, le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag détaille, dans un ouvrage passionnant, comment la thérapie situationnelle peut apporter des réponses au mal-être actuel.
Vous commencez votre ouvrage par la question des « nouvelles souffrances ». Ne souffre-t-on plus aujourd’hui comme hier ?

L’humain est en évolution permanente à tous les niveaux : culturel, symbolique, affectif… Cela change inévitablement la façon dont on aime et dont on souffre… Beaucoup de gens disent souffrir de solitude alors qu’ils sont très entourés. Mais cette solitude est de nature ontologique. Il s’agit d’une incapacité à se sentir réellement en lien avec les autres. Un autre changement renvoie à ce que j’appelle la « disparition du tragique », qui est ce qui nous relie, ce sentiment profond de n’être pas un électron livré à lui-même. Or on observe aujourd’hui une individualisation de la vie qui fait que les gens relient leurs souffrances à leurs seuls problèmes personnels. C’est un piège. Pour comprendre ce qui nous arrive individuellement, il est important de pouvoir le contextualiser dans une époque, dans ce par quoi nous sommes traversés.

Vous parlez de « déterritorialisation de la vie ». De quoi s’agit-il ?

Nous nous situons de plus en plus au niveau d’une information purement consciente en oubliant que le corps a sa façon de penser. Il se produit une sorte de séparation avec notre corporéité. Tout cela est évidemment lié à l’usage de plus en plus important des nouvelles technologies. Je ne porte pas de jugement de valeur sur ces technologies, mais la culture humaine et le vivant se trouvent face à une puissance de changement énorme que nous avons du mal à métaboliser, car elle est extrêmement rapide comparativement à la durée d’une vie. Cette puissance, qui plus est captée par la finance et les multinationales cherchant avant tout à faire du profit, met en danger le vivant et la culture en ne respectant pas ce temps d’assimilation.

La psychanalyse n’est-elle plus une réponse possible aux souffrances humaines ?

De mon point de vue, elle est en déclin, car elle a raté trois grands rendez-vous. Le premier renvoie à la critique formulée par Gilles Deleuze dans son Anti-OEdipe, où il montre de quelle façon la psychanalyse produit l’individu en l’isolant du monde, des luttes, des difficultés et des joies du commun. Tout est réduit à l’entonnoir de l’histoire familiale. Le deuxième rendez-vous raté concerne les neurosciences. Les psychanalystes réagissent comme des vierges effarouchées à chaque avancée dans l’étude du fonctionnement neurologique. Pour eux, il est inenvisageable de naturaliser la psyché humaine. Pour ma part, je suis convaincu qu’étudier le cerveau n’implique absolument pas d’aller vers un réductionnisme de la pensée. Au contraire, plus on l’étudie, plus on se rend compte que la pensée n’est pas réductible au seul cerveau. Enfin, le dernier rendez-vous raté est celui de la digitalisation du monde. Dans notre monde fait de plus en plus d’informations et de données, la question de la construction du sens disparaît, le qualitatif est écrasé. Or la psychanalyse considère que l’homme reste égal à lui-même et que toutes les avancées technologiques n’y changeront rien. Ce faisant, elle devient progressivement anachronique, ne s’adressant plus qu’à un cercle restreint de bourgeois cultivés.

Vous soulignez aussi les dangers de ce que vous appelez le « physicalismecomportementalisme ». Quels sont-ils ?

En tant que clinicien, si l’un de mes patients a besoin d’une aide de nature comportementaliste ou médicamenteuse, je n’ai rien contre. Le problème est que ces nouvelles thérapies construisent ce que j’appelle l’« homme modulaire », c’est-à-dire un individu fait de modules interchangeables et modifiables à volonté. Dans les travaux de neurophysiologie les plus en pointe, la subjectivité et la conscience de soi sont d’ailleurs considérées comme une fonction cérébrale, ni centrale ni qualitativement différente des autres. Il n’y a pas de sujet, simplement des mécanismes cérébraux… Sur ce point, je suis d’accord avec la psychanalyse pour dire que la liberté et le destin de l’homme relèvent de dimensions plus subtiles et qualitatives. C’est d’ailleurs tout le pari de la clinique psy, comme du travail social, que d’essayer d’aider les gens à dépasser leurs souffrances sans éliminer leur subjectivité.

Vous développez l’idée d’une thérapie « situationnelle ». En quoi répond-elle aux besoins actuels ?

Cette thérapie s’inscrit dans la lignée de l’antipsychiatrie initiée par le psychiatre David Cooper, mais elle n’a pas vocation à fonder une nouvelle école. Il s’agit plutôt d’une critique positive visant à être incorporée dans les différentes pratiques cliniques. Elle signifie que, dans les situations concrètes, il y a toujours du sens et qu’il faut faire attention à ne pas évacuer ce sens par l’usage inconsidéré de nouvelles techniques.

Seules existent les situations présentes, écrivez-vous. Cela signifie-t-il que le passé et l’avenir sont sans intérêt ?

Il s’agit plutôt de les considérer autrement. La thérapie situationnelle repose sur une idée issue de la phénoménologie selon laquelle le temps n’est pas une autoroute que l’on parcourt de façon linéaire, le présent n’en représentant qu’une portion très fine. Le présent est au contraire quelque chose d’assez épais, constitué à la fois du passé, en tant que structure, et du futur, en tant que possible. Ce présent épaissi nous permet d’échapper à la tyrannie d’un futur après lequel nous courons et d’un passé qui, dans l’approche psychanalytique classique, détermine tout. La thérapie situationnelle prend également en compte la dimension de l’environnement, des faits sociaux, de la société. Le présent, c’est tout ce qui nous traverse, nous inquiète, nous stimule, bien au-delà de notre seule histoire personnelle. Ainsi, les situations des personnes en souffrance ne peuvent se comprendre qu’en les contextualisant. Je pense à une petite fille qui, à 5 ans, avait accusé son grand-père de l’avoir abusée sexuellement. De longues années après, elle m’avait avoué qu’elle avait menti. Etait-elle perverse ou folle ? Pour comprendre ce qui s’était passé, il fallait tenir compte du fait qu’à l’époque la question de la pédophilie était extrêmement présente, les adultes étant tous considérés comme des abuseurs potentiels. Cette obsession expliquait comment des dessins de cette petite fille avaient pu être interprétés comme des sexes en érection, la poussant à raconter cette histoire.

Vous proposez à vos patients d’explorer leur « géographie intérieure ». En quoi est-ce différent d’une démarche psychanalytique classique ?

J’essaie de comprendre avec eux comment ils sont faits, en laissant de côté toute recherche de causalité. En général, dans les thérapies, on a tendance à dire que tout ce qui est mauvais, ce n’est pas la personne, et que tout ce qui est bon, c’est la personne. Mais le positif et le négatif constituent l’ensemble d’une individualité. L’important est d’arriver à comprendre, sans porter de jugement, comment celle-ci fonctionne, ce qui la fait bouger… Une bonne partie de la souffrance psychique vient du fait que l’on pense que notre histoire n’est pas telle qu’elle devrait être. Mais on ne peut changer qu’à partir de l’acceptation de qui on est, par une pacification avec nous-même. Si je suis passionné de musique, quel intérêt à perdre du temps à me demander pourquoi ? Il est plus important d’accueillir ce pourquoi je pense être fait. Ce type de thérapie peut amener des ruptures dans la vie des gens, avec des choix qui étaient un peu contre nature pour eux. Ils peuvent aussi se rendre compte que ces choix n’étaient finalement pas si mauvais, simplement au lieu de les subir ils vont les agir. C’est en ce sens que je parle du « déploiement de sa puissance », c’est devenir ce que l’on est.

C’est l’objectif de la thérapie situationnelle ?

On pense généralement que la liberté consiste à couper les chaînes qui nous entravent. Je vois tellement de gens qui souffrent et qui pensent qu’ils iront mieux s’ils coupent leurs liens. La thérapie situationnelle vise à transformer ces chaînes en liens. Il ne s’agit pas de nous libérer pour nous retrouver coupés des autres et du monde, mais bien de nous rendre compte que c’est à partir de ces liens que notre puissance peut se déployer, en étant reliés aux autres et au monde.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Philosophe et psychanalyste, Miguel Benasayag est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Connaître est agir. Paysages et situations (Ed. La Découverte, 2006) et Eloge du conflit (Ed. La Découverte, 2007), en collaboration avec la philosophe Angélique del Rey. Toujours avec celle-ci, il publie Clinique du mal-être. La « psy » face aux nouvelles souffrances psychiques (Ed. La Découverte, 2015).

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