« Quand les premiers lieux d’accueil sont arrivés en Aveyron, en 1974, […] j’ai été très touchée personnellement, voire bouleversée, d’abord par la personne de ces jeunes professionnels, puis par leur projet », se souvient Edith Guillemet, inspectrice honoraire de l’aide sociale à l’enfance (ASE) de ce département(1). « Vivre au quotidien dans un trou de campagne, vivre avec des enfants qui souffraient de troubles graves de la personnalité, eux qui avaient eux-mêmes de jeunes enfants, quelle audace ! » Nés en dehors du système pour des jeunes – et, dans une moindre mesure, pour des adultes – en marge de la société, les lieux de vie et d’accueil (LVA) sont reconnus depuis 2002 au même titre que les établissements et services sociaux et médicosociaux(2). Majoritairement implantées en milieu rural, ces microstructures réunissant trois à sept accueillis – jusqu’à dix répartis en deux unités de vie – ont donc intégré la panoplie de la protection de l’enfance, et plus largement de l’action sociale. Cela ne les empêche pas de continuer à cultiver leurs différences.
Différence dans l’accès à l’activité, puis – qu’il n’y a pas d’obligation de formation ni de diplôme pour devenir accueillant de LVA. Différence aussi dans les modalités d’exercice et dans le mode de vie, précisément parce que celles-ci sont étroitement imbriquées. Nombreux, d’ailleurs, sont ceux qui revendiquent haut et fort de ne pas être issus du champ social, médico-social ou psychiatrique et d’avoir ainsi les coudées franches pour inventer d’autres manières d’accompagner.
Même si elle fait partie de la galaxie des travailleurs sociaux, la fonction de permanent de lieu de vie et d’accueil a su rester hybride, explique Jean-Luc Minart, formateur en travail social, l’un des plus fins connaisseurs du secteur(3). Relevant aussi bien du sacerdoce, de la militance, de la solidarité citoyenne que de la recherche hédoniste d’un équilibre de vie, l’activité d’accueillant « associe des compétences empruntées au psychologue, à l’éducateur, à l’animateur, à l’aubergiste, à l’entrepreneur », détaille le spécialiste. Permanent, est-ce d’ailleurs un métier ? « Oui, au sens où l’on gagne ainsi sa vie », répond Christian Borie, cofondateur en 1988 avec son épouse de La Porte ouverte, dans le Lot, qui accueille quatre jeunes de 12 à 21 ans présentant des difficultés d’insertion scolaire ou professionnelle – des adolescents souvent confiés « en désespoir de cause », quand d’autres solutions de placement ont échoué(4). Cependant, « vivre avec » les accueillis, principe de base des LVA, « ce n’est pas uniquement de l’ordre du professionnel, c’est un acte qui engage l’existence dans sa globalité, un investissement plein », ajoute le vice-président de la Fédération nationale des lieux de vie et d’accueil (FNLV). Tout en précisant immédiatement que son épouse et lui-même sont des permanents « de l’ancienne école » : juste un couple d’accueillants aidé par une personne pour l’entretien des locaux, un couple qui « partage sa vie, sa maison, ses amis, ses joies et ses ennuis » avec les jeunes accueillis. Week-end et jours fériés compris. Seules les cinq à six semaines de fermeture que s’accordent les Borie sont du temps vraiment personnel.
S’il y a encore beaucoup de LVA qui, comme La Porte ouverte, fonctionnent uniquement avec un couple, au fil des années, les modalités d’accueil se sont diversifiées. De fait, les mentalités ont évolué : on veut s’engager, mais aussi poser des limites et se préserver. Nadine Paris, qui a créé La Forge (Ardèche) à la fin 1997 avec son mari, date de la fin des années 1990 les débuts du changement : « Ce n’était plus l’état d’esprit des pionniers, caractérisé par un partage 24 heures sur 24 avec les accueillis, qui avaient presque plus d’importance pour les permanents que leurs propres enfants. On commençait à s’autoriser des appartements privatifs au sein du lieu de vie et une vie de famille un peu en dehors de l’accueil. » Une organisation qui n’était pas celle de La Forge, où le couple de fondateurs a toujours vécu dans sa maison avec les jeunes qui lui étaient confiés.
Dans tous les cas de figure, la permanence relationnelle dans un lieu d’habitation non assimilable à un établissement recevant du public reste l’axe fort de l’accompagnement en LVA. Désormais, ce sont en général les créateurs du lieu qui habitent sur place, les autres membres de l’équipe vivant à l’extérieur. Ou alors, une permanence est partagée entre tous les accueillants, qui résident alternativement sur le site. C’est le cas à Tara (Aude) où Magali Bareil pratique l’accueil depuis 19 ans. Quand, il y a cinq ans, la fondatrice de ce LVA est devenue grand-mère elle a estimé important d’avoir un chez-elle à l’extérieur, « un petit cadre de vie personnel pour pouvoir vivre aussi son rôle de mamie ». Personne ne réside donc plus en permanence à Tara. Magali Bareil et ses quatre coéquipières, dont certaines ont mari et enfants, disposent de leur propre logement à quelques kilomètres du site et sont présentes sur place trois jours et deux nuits d’affilée. La nouvelle organisation ne change pas le travail et n’affecte pas la relation avec les jeunes accueillis de manière séquentielle, en alternance avec d’autres modes de prise en charge, estime Magali Bareil. « Les enfants ne vivent pas ce fonctionnement comme un problème, d’autant que nous discutons de ce planning avec eux. Ce qui change, confie cette permanente qui a travaillé 13 ans sans vacances, ni jour de repos, c’est la qualité de la vie ! J’ai redécouvert ce que voulait dire dormir sans avoir toujours l’oreille dressée. »
En tant qu’employeur et en tant que femme, Magali Bareil juge très important que ses collègues aient un espace de vie personnel pour se ressourcer et qu’elles puissent disposer de temps libre – par exemple, pour assurer la rentrée scolaire, s’occuper d’un enfant malade ou aller voir un proche qui habite loin. « Je demande beaucoup au niveau des horaires et de la qualité du travail. On ne peut pas demander autant si on ne donne pas un peu. » Selon Magali Bareil, « l’utopie des LVA, ce à quoi on a cru il y a 20-30 ans, ne peut plus fonctionner aujourd’hui de la même manière. Souvent, les nouveaux venus arrivent pleins de générosité et de motivation : ça va tenir trois ou quatre ans, et puis ils lâchent. Sans doute y a-t-il moins de continuité que par le passé dans le feu sacré. »
Il est vrai également que même si les LVA ne sont pas des employeurs tout à fait comme les autres, l’idéal d’autogestion a du plomb dans l’aile. Sauf exceptions, à l’instar du lieu d’accueil Le Roucous, fondé en 1990 dans l’Aveyron. Quelle que soit leur ancienneté dans le projet, les quatre membres de l’équipe ont tous le même droit à la parole, le même poids dans les décisions (prises au consensus et non à la majorité), les mêmes tâches et le même salaire. Autre caractéristique, les quatre collègues sont tous reconnus comme « permanents responsables » par le département, alors que, depuis 2008, le code de l’action sociale et des familles(5) distingue deux catégories de permanents : « les permanents responsables de la prise en charge » – généralement le couple fondateur – et « les assistants permanents, qui peuvent être employés par la personne physique ou morale gestionnaire du lieu de vie » et suppléent ou remplacent les responsables. Au moment de l’élaboration de la loi 2002-2, qui a officialisé l’existence des LVA, « on s’était battus pour que ce soit plutôt des collectifs qui soient reconnus que des individus », explique Didier Nuez, fondateur du Roucous et l’un des animateurs du Gerpla (Groupe d’échange et de recherche pour et sur la pratique en lieu d’accueil). Néanmoins, la réforme de 2008 a introduit un rapport hiérarchique dans l’espace traditionnellement autogéré des LVA entre des créateurs employeurs et des salariés. « Comme les “permanents responsables” demandent aux assistants de beaucoup travailler, mais sans contreparties, notamment sans reconnaissance pécuniaire, il y a régulièrement des conflits sur les sites et des assistants qui vont aux prud’hommes », constate Didier Nuez. Faute de décret ayant défini l’organisation du travail des permanents(6), l’issue de ces contentieux est incertaine. Néanmoins, selon plusieurs responsables, quelques lieux seraient en grande difficulté après avoir été condamnés à verser d’importantes indemnités à d’anciens salariés.
Accroissement des contraintes administratives, moyens financiers limités(7), poids de la gestion du lieu et de son organisation : il ne suffit plus d’avoir un bout de ferme avec des toits hors d’eau pour créer un lieu de vie ! Les porteurs des projets actuels ne seraient d’ailleurs pas prêts à travailler dans des conditions aussi précaires. Les LVA ne sont toutefois pas en voie d’extinction : fermetures et créations s’équilibrent, et encore ces dernières sont loin de répondre aux besoins. « Beaucoup d’éducateurs essaieraient bien d’ouvrir des lieux d’accueil, mais ils se heurtent aux appels à projets des départements », explique Didier Nuez, qui reçoit beaucoup de stagiaires au Roucous. Ces jeunes professionnels veulent souvent attendre « avant de se mettre le boulet, constate-t-il. Ils sont séduits par le travail en LVA, car ils ont le sentiment qu’ils auront plus de possibilité pour amener des choses intéressantes aux enfants que dans une institution, mais ils désirent faire le tour du monde et découvrir la vie avant – peut-être – de s’impliquer. » « Ce ne sont plus maintenant des gens de 25 ans qui fondent des lieux de vie, confirme Nadine Paris, mais des personnes d’une quarantaine, ou plutôt d’une cinquantaine d’années, qui envisagent cette création comme l’aboutissement d’un projet avant la retraite. »
Plus âgés, les porteurs de projet sont également moins militants. Dans le passé, « il y avait cette idée de proposer un mode de vie global basé sur le “vivre ensemble”, avec la volonté de réduire la distance soignants-soignés, accueillants-accueillis, ce qui était très moteur du point de vue de l’éthique et du respect du sujet, complète Thierry Bazzana, qui a débuté dans l’accueil il y a près de 40 ans avec Fernand Deligny. Peut-être qu’il reste en commun, entre les anciens et les nouveaux, la conviction que la place donnée par l’institution aux personnes en besoin de soutien n’est pas satisfaisante. » C’est par exemple le cas de Céline Boulenc, monitrice-éducatrice de 28 ans, qui a exercé dans une maison d’enfants à caractère social (MECS) sanitaire spécialisée avant d’intégrer Le Roucous : « J’avais plus l’impression de garder un groupe d’adolescents comme surveillante d’internat que de remplir vraiment une fonction éducative. »« Beaucoup d’entre nous sommes révulsés par l’industrialisation du médico-social, qui fait perdre son sens au travail », témoigne également une autre permanente du LVA, Clémence, dans la lettre du Gerpla(8), qui se dit « ravie, après un passage en institution, d’être revenue à la réflexion sur les pratiques ». Le grand attrait du métier de permanent tient à sa dimension de perpétuel questionnement et de constante élaboration – soutenue par des supervisions et des formations. « Pour moi, c’est en LVA que le véritable accompagnement peut être mis en œuvre », déclare Céline Boulenc, qui n’avait pas fait de stage en lieu d’accueil durant sa formation et n’avait même jamais entendu parler de ces structures au cours de son cursus réalisé en Lozère entre 2008 et 2010. A Brox (Aveyron), Alain Souchay (voir page 31), très soucieux de transmission, accueille régulièrement des stagiaires en travail social, essentiellement des éducateurs spécialisés. Il dénonce « une normalisation intellectuelle massive, une absence de pensée : on ingurgite sans penser, on ne pense plus, on sait. En outre, les écoles d’éducateurs ne veulent plus entendre parler de clinique, elles mentalisent et rabotent les “accidents intéressants”, ce qui est difficile, fait réfléchir et est porteur de solutions. » A contrario, les LVA permettent de se poser des questions que le travail social ne se pose plus, rebondit Jean-Luc Minart : « Qu’est-ce que le métier ? Qu’est-ce que l’engagement ? En quoi consiste le fait d’aider les gens en difficulté ? Est-ce que ça peut se faire de façon technocratique ou technique ? » A l’instar des conservatoires de semences paysannes, les lieux d’accueil seraient, selon lui, les conservatoires d’une forme originale et politique du « prendre soin ». « Il faudrait maintenant que les permanents fassent la théorie de leurs pratiques pour les défendre et les transmettre », estime Jean-Luc Minart. Il ne s’agit pas pour autant de s’arc-bouter sur un patrimoine intangible, mais d’en tirer les enseignements.
En 2013, 465 lieux de vie et d’accueil (LVA) étaient habilités par les services d’aide sociale à l’enfance.
→ Ils proposaient 2 713 places pour mineurs et jeunes majeurs, soit une capacité moyenne de 5,83 places par lieu.
→ 1 525 permanents responsables ou assistants permanents faisaient fonctionner ces structures.
→ Plus des trois quarts des LVA (359 lieux) étaient gérés par des associations, 53 par des sociétés, 49 par des travailleurs indépendants, 2 par des professionnels exerçant en libéral, 2 par des sociétés coopératives et participatives.
→ Il y avait 19 départements sans LVA (dont tous les départements d’Ile-de-France sauf l’Essonne). Les départements les mieux pourvus (plus de 20 LVA) étaient l’Aveyron, le Gard, la Loire-Atlantique et les Deux-Sèvres.
→ Les LVA proposent, selon les cas, différentes modalités d’accueil : des séjours longs ou de rupture, des accueils séquentiels en alternance avec d’autres modes de prise en charge, des périodes d’observation ou des vacances.
En rupture avec la philosophie des LVA, dont la création relève de l’initiative et du choix de vie de leurs fondateurs, l’ouverture de ces structures est soumise depuis le décret du 26 juillet 2010 à la procédure d’autorisation par appel à projets(9). Les promoteurs de LVA – des promotrices, majoritairement – doivent répondre à des demandes définies par les conseils généraux en fonction des besoins repérés sur leur territoire, alors même que les LVA ont une vocation nationale, c’est-à-dire que le recrutement de leurs publics est indépendant de leur département d’implantation. Cette procédure d’appel à projets est dénoncée par le secteur comme un rabot de la créativité et de l’innovation : « Les administrations ont tendance à répéter ce qu’elles connaissent, donc les appels à projets ne sont jamais que du réchauffé de leur production, rarement des choses nouvelles », commente Alain Souchay, de l’association Faste sud Aveyron. « On revient dans des schémas très institutionnels, et parfois les dés sont même pipés, ajoute un fonctionnaire territorial sous couvert d’anonymat. Le département sollicite une fédération ou une grosse association pour qu’elle crée un LVA et quand l’appel à projets paraît, l’administration n’a plus à avoir de contacts avec les candidats, mais elle ne va pas aller chercher le petit porteur : elle sélectionne l’organisme qu’elle avait mandaté avant son appel à projets. » l’intérêt, pour le conseil général, est de disposer de « microstructures à sa botte », commente Christian borie, vice-président de la Fédération nationale des lieux de vie et d’accueil. Les risques d’instrumentalisation ne sont pas les mêmes partout. « Certains départements, comme l’Ardèche ou l’Aveyron ont une vraie culture du LVA, avec un respect de notre travail, de notre autonomie et de nos initiatives, estime Nadine Paris, membre du Gerpla (Groupe d’étude et de recherche pour et sur la pratique en lieu d’accueil). Ils veulent absolument que nous gardions notre âme et ne pas nous subordonner – ou du moins pas complètement. D’autres départements, en revanche, nous voient comme une variable d’ajustement : ils se rendent compte que les LVA constituent une formule d’accueil pour les ados difficiles, qui ne coûte pas trop cher et obtient plus ou moins des résultats. »
(1) In « Que sont les lieux devenus ? Que vont les lieux devenir ? » – Actes des journées d’échange et de recherche des LVA – Mai 2012 – Gerpla – Disponible auprès de
(2) Les accueillis peuvent être des mineurs et jeunes majeurs relevant de l’aide sociale à l’enfance ou de la justice (au titre de l’assistance éducative ou de l’enfance délinquante), des mineurs et majeurs qui sont handicapés, présentant une difficulté d’adaptation ou des troubles psychiques, ainsi que des personnes en situation de précarité ou d’exclusion sociale – pour lesquelles, cependant, faute de financement, cette possibilité d’accueil reste des plus théoriques.
(3) Voir notamment son livre Lieux de vie et d’accueil. Réhabiliter l’utopie – Ed. érès, 2013.
(4) D’après la mission LVA du conseil général de l’Essonne, cette tendance est en train de s’inverser : désormais, 40 % des orientations seraient des primo-accueils.
(5) Article L. 433-1, créé par la loi n° 2008-67 du 21 janvier 2008 notifiant l’ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007 relative au code du travail.
(6) La loi du 21 janvier 2008 instaure un régime dérogatoire au code du travail en fixant la durée du travail des permanents (assistants comme responsables) à 258 jours par an et prévoyait un décret définissant « les modalités de suivi de l’organisation du travail des salariés », qui n’est jamais paru.
(7) Le décret du 4 janvier 2013 relatif à la tarification et au financement des lieux de vie et d’accueil fixe un forfait journalier de base dont le montant ne peut être supérieur à 14,5 fois la valeur horaire du SMIC.
(8) L’être des lieux d’accueil n° 4 – Février 2014 – Contact :
(9) Dans un arrêt du 30 décembre 2011, le Conseil d’Etat a toutefois exonéré les extensions de places des LVA de la procédure d’appel à projets – Voir ASH n° 2740 du 6-01-12, p. 18.