Sans attendre les résultats de la réflexion lancée au niveau européen pour définir, selon une méthodologie commune aux différents Etats, des « budgets de référence » – ou budgets minimaux adéquats – permettant à chacun de participer effectivement à la vie sociale, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) s’est attaché, dans son 9e rapport rendu public le 6 mars, à déterminer ce que pourraient signifier ces budgets de référence dans le contexte français(1). « Etre pauvre, ce n’est pas seulement une question de revenu. […] C’est aussi être exclu des grandes décisions qui touchent à sa propre vie et ne pas être représenté auprès des instances politiques locales ou nationales », énonce l’observatoire. Au cours de ces dernières années, rappelle-t-il, de nouvelles approches de l’exclusion sociale ont mis l’accent sur les questions liées au bien-être individuel ou collectif, et aux conditions d’accès aux biens et services qui permettent « que chacun puisse librement accomplir tout son potentiel de réalisation ». Aidé du Crédoc et de l’IRES(2), l’ONPES a ainsi retenu, pour six configurations familiales types, des paniers de biens et services nécessaires non seulement pour faire face aux nécessités de la vie quotidienne, mais aussi pour participer à la vie sociale. Selon l’observatoire, cette étude, « inédite en France », ouvre un nouveau champ d’analyse et de recherche sur l’exclusion sociale, en permettant d’apprécier les manques ou les privations au regard d’une estimation des besoins considérés comme nécessaires à une réelle inclusion.
Pour définir ces six budgets de référence, l’ONPES a opté pour une approche participative qui part des besoins identifiés par les citoyens eux-mêmes et s’appuie sur des experts « afin de dégager un consensus éclairé et argumenté ». Ces budgets ont été élaborés pour des ménages vivant dans deux villes moyennes – Tours et Dijon –, par des « groupes de consensus » dont la composition devait refléter la diversité des niveaux de vie, des diplômes, des situations professionnelles et des types de logements, « afin d’éviter que seules des personnes en situation de pauvreté ne se prononcent ». La valorisation des biens et services jugés nécessaires s’est faite sur la base des prix du secteur marchand, en considérant que l’ensemble de ces biens devaient faire l’objet d’un achat. La satisfaction des besoins par l’entraide sociale ou familiale n’a pas été prise en compte.
« Une telle démarche ne prétend pas à la normativité, prévient l’ONPES : une autre méthode aurait conduit à des résultats différents. Mais elle élargit le regard […] à de nouvelles populations qui se situent entre le seuil conventionnel de pauvreté monétaire (celles dont le revenu est inférieur à 60 % du niveau de vie médian) et le montant des budgets de référence », estime l’observatoire.
Les groupes de consensus ont passé en revue les différents postes d’un budget. En matière de logement, ils ont validé le besoin de disposer d’une chambre pour chaque enfant de sexe différent (et de plus de 6 ans) et d’une chambre d’amis pour les retraités. Concernant l’alimentation, ils se sont arrêtés sur un modèle privilégiant trois repas par jour dont la quantité et la qualité ont été examinées par des nutritionnistes. L’habillement leur est aussi apparu « comme un poste important dans les budgets de référence » car il constitue en quelque sorte un marqueur de reconnaissance sociale, en particulier pour les adolescents qui souhaitent disposer de vêtements « de marque ». Les groupes de consensus ont également examiné les postes de dépenses consacrés aux produits de soins et d’hygiène corporelle et à l’équipement de la maison. Pour les transports, ils se sont accordés sur la nécessité de disposer d’une voiture, y compris pour une personne seule. Pouvoir partir en vacances, pratiquer des activités culturelles et sportives, prendre un repas à l’extérieur, inviter des amis, offrir des cadeaux, ont également été considérés comme relevant de besoins minimaux. Enfin, les groupes ont décidé que le reste à charge en matière de santé ne devait pas dépasser 20 € par mois et par personne.
Au final, l’ONPES a identifié six budgets de référence qui s’établissent, pour un ménage logé dans le parc social, à 1 424 € pour une personne seule active, 1 569 € pour une personne seule retraitée, 1 985 € pour un couple d’actifs sans enfant, 2 187 € pour un couple de retraités, 2 599 € pour une famille monoparentale avec deux enfants et 3 284 € pour un couple avec deux enfants. Lorsque le logement fait partie du parc privé, ces budgets sont plus élevés, allant de 1 571 € à 3 515 €. Le poste ayant le poids le plus important est le logement, suivi de l’alimentation et du transport (en raison du fait que l’hypothèse retenue est l’attribution d’une voiture).
Pour l’ONPES, ces budgets de référence « constituent moins un indicateur supplémentaire qu’une méthodologie permettant d’appréhender la notion d’appartenance à la société, le fait de s’en sentir membre », en alertant sur « les manques et les insuffisances d’accès à des biens et services qui font obstacle à cette appartenance ». Ils ne sont pas directement comparables à des minima sociaux. En revanche, ils font ressortir que les besoins matériels insatisfaits des ménages d’âge actif en situation précaire, dans une période de croissance durablement ralentie et de pénurie d’emplois à temps plein, restent élevés.
L’ONPES considère également que l’étude des paniers de biens construits selon la méthode des budgets de référence pourrait être utile pour mieux connaître la pauvreté non monétaire. Ils pourraient en effet pallier « la relative obsolescence » de l’enquête mesurant la pauvreté en conditions de vie, qui ne prend pas en compte certains besoins nouveaux. Les budgets de référence pourraient aussi, selon l’observatoire, « offrir une voie d’exploration de ce qui est désigné comme “exclusion sociale” », cette part des ménages qui se situe au-dessus des seuils de pauvreté monétaire mais en deçà des budgets de référence et qui éprouve à des degrés divers des manques ou des privations ne permettant pas de participer à la vie sociale. Selon l’ONPES, les plus touchés sont les familles monoparentales avec deux enfants (40 %) et les retraités (45 % s’ils vivent seuls, 28 % s’ils sont en couple).
Les budgets de référence pourraient par ailleurs servir à des nombreuses collectivités ou organismes qui ont recours à des budgets types pour élaborer les grilles tarifaires de leurs interventions sociales (cantine, transports, culture…). Enfin, l’ONPES indique que les budgets de référence pourraient venir enrichir ou préciser la démarche engagée depuis plusieurs années par le monde associatif et le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) autour du concept de « reste pour vivre », qui a pour objet de cerner les besoins des familles ayant un caractère vital. Un travail conjoint avec le CNLE est annoncé afin de voir comment le concept de « reste pour vivre », « fondamental pour la prévention de la grande pauvreté, s’articule avec celui des budgets de référence destinés à donner une représentation des besoins pour une participation effective à la vie sociale ».
(1) Rapport 2014-215, disp. sur
(2) Respectivement le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie et l’Institut de recherches économiques et sociales.