Les portes coulissantes de l’hôtel Fluvia(1) s’ouvrent. Derrière le comptoir, deux réceptionnistes assises devant des écrans accueillent un client. Ce soir, 105 des 160 chambres de cet hôtel trois étoiles situé à un quart d’heure de route de l’aéroport de Toulouse-Blagnac sont réservées. Stagiaire réceptionniste, Anne-Marie Delgado remet au client le passe qui lui permettra d’accéder à sa studette (un espace chambre, un bureau, une salle de bains et une kitchenette). Celui-ci remarque à peine un affichage sur l’économie sociale et solidaire. Alors qu’il se dirige vers les ascenseurs, Julie Pascalin, coordinatrice sociale, salue les membres du personnel. Que vient faire une assistante sociale de formation entre les murs d’un hôtel ? Fluvia est une entreprise adaptée qui emploie 39 salariés, dont 35 en situation de handicap.
Le projet date déjà de plusieurs années. Situé près du site d’AZF, le Centre de rééducation des invalides civils (CRIC Association)(2) s’est transformé en poste médical avancé lors de l’explosion de l’usine, le 21 septembre 2001, accueillant alors les 600 blessés les plus graves. Des liens se sont tissés entre le directeur général de l’association et Philippe Douste-Blazy, le maire à cette époque. Trois ans plus tard, ce dernier émet le souhait que « ce lieu de mort devienne un lieu de vie et de combat pour la vie », et y programme la construction de l’Oncopole, un grand campus réunissant tous les acteurs régionaux impliqués dans la lutte contre le cancer : soignants, chercheurs publics ou privés, universitaires, entrepreneurs… Il puise son inspiration dans l’exemple des pays scandinaves, où des complexes hôteliers se construisent systématiquement à proximité des pôles hospitaliers afin de développer les soins en ambulatoire.
Pour exploiter l’hôtel en construction, la Caisse des dépôts, la Caisse d’épargne de Midi-Pyrénées et la Communauté urbaine du Grand Toulouse choisissent CRIC Association, très investie dans le projet. « La seule condition que nous avons émise était de faire de Fluvia une entreprise adaptée », se souvient Sylvie Lacolla, responsable des relations publiques du CRIC, qui comptait déjà deux entreprises de ce type – le fabricant d’équipements médicaux CRIC Appareillage et l’exploitation agricole Santa Fé. « Le propriétaire de l’hôtel, les politiques, tout le monde nous a regardés avec de gros yeux ! Nous ne nous sommes pas demandé si cela pourrait fonctionner. Pour nous, c’était une évidence, et le projet nous tenait tellement à cœur que nous avons réussi à les convaincre. »
Dix ans plus tard, Fluvia Hôtel Résidence ouvre ses portes avec 20 travailleurs handicapés. « Maux de dos, problèmes psychiques dus à l’utilisation de substances illicites, autisme, personnes cérébrolésées, surdité, mutilations… Nous employons tous profils de personnes, dont beaucoup ont un handicap qui ne se voit pas et ne gêne en rien l’exercice de leur travail. Dans un premier temps, nous avons privilégié l’embauche de personnes venant des quartiers défavorisés de la ville et sans qualification. Certaines n’avaient jamais eu la chance de pouvoir travailler, pointe Sylvie Lacolla. De ce qui pouvait être considéré comme un inconvénient, nous avons fait un atout : nous les avons formées à l’ensemble des métiers de l’hôtellerie, de la restauration à la maintenance, en passant par le service des chambres et la réception, et nous leur avons appris à travailler en équipe. »
Présente lors de l’ouverture, celle qui fut la première directrice de l’établissement se souvient des premiers clients. « Ils sont venus doucement. Ils ne comprenaient pas comment un hôtel pouvait fonctionner avec des personnes en situation de handicap, car ils avaient l’image d’une personne en fauteuil. De fait, j’ai entendu certains clients demander en entrant dans l’établissement : “Où sont-ils ?”, tant le service était proche de celui proposé dans n’importe quel autre hôtel. Fluvia contribue donc en quelque sorte à ouvrir les esprits, en montrant qu’il ne faut pas avoir peur du handicap. » Sylvie Lacolla était favorable à une plaquette présentant le projet posée devant l’écran de télévision dans chacune des chambres de l’établissement. « On peut communiquer du moment que l’on peut montrer que les personnes handicapées sont compétentes. » Cette brochure est claire et présente l’entreprise adaptée comme « un lieu d’insertion à part entière pour la majorité des personnes handicapées, et non un simple lieu de passage. Elle favorise leur insertion et leur intégration en les responsabilisant, tout en valorisant leur potentiel ; en permettant à un salarié d’exercer son métier par l’aménagement de son poste et l’adaptation de ses conditions de travail ; en assurant à la personne handicapée par le statut de salarié un accès à la pleine citoyenneté. »
De fait, la quasi-totalité des salariés de Fluvia ont signé des contrats à durée indéterminée et des dispositions sont prises pour faciliter leur travail. Ainsi, à l’accueil, les réceptionnistes peuvent rester assis ; dans les étages, les femmes de chambre travaillent en binôme ; en cuisine, des temps de pause plus ou moins longs sont accordés et, à tous les niveaux, les plannings des temps de travail sont composés sur mesure. « Nous employons par exemple un réceptionniste de nuit qui fait ses 11 heures obligatoires, mais ne travaille que deux ou trois nuits d’affilée, en roulement avec un autre salarié », détaille Laurent Carrère, l’actuel directeur.
Dans une studette du troisième étage, deux femmes de chambre changent les draps. La première travaillait dans l’hôtellerie traditionnelle avant d’avoir sa reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) : « Je nettoyais les chambres seule, ce qui devenait difficile car je souffre du genou, je ne peux pas m’accroupir ou monter des escaliers, explique-t-elle. Ici, en binôme, je peux être aidée par ma collègue ; on se soulage mutuellement. Et puis nous pouvons même rigoler ou chanter ensemble tout en travaillant ! » A l’étage inférieur, elles sont également deux à tendre un dessus-de-lit. Chaima Majdi et Florence Drion se disent « solidaires » et apprécient « que les chefs de service constituent des binômes avec des handicaps différents ». A l’accueil, au rez-de-chaussée, les salariés se félicitent de travailler dans une entreprise adaptée. « Cela permet de se remettre en confiance, d’autant qu’on est tous pareils, on a tous un souci. Il n’y a pas de discrimination », concède Olivier Labory. Une des réceptionnistes, à qui un employeur de l’hôtellerie classique avait refusé un poste au motif qu’« il ne voulait pas de handicapés chez lui », se réjouit d’avoir son fauteuil adapté et de ne pas être obligée de se lever à l’arrivée de chaque client, alors que, dans son précédent poste, elle tenait « grâce aux antidouleurs ».
A l’ouverture de l’hôtel, un coordinateur social intervenait à plein temps. « Il fallait que les nouveaux salariés s’adaptent à l’entreprise et à des collègues. Le travail de coordination d’équipe était donc particulièrement important, explique Sylvie Lacolla. Le travailleur social était sur le terrain et pouvait répondre à toutes leurs interrogations, que ce soit pour prendre un rendez-vous médical ou pour solliciter une formation. Il pouvait même être amené à veiller à la bonne prise de leur traitement. Il vérifiait également que les postes occupés par les salariés étaient adaptés à leur niveau de fatigue physique ou psychologique. » A présent, le besoin est moindre, et Julie Pascalin, qui a repris le poste en 2012, ne se rend dans l’établissement qu’une demi-journée par semaine – le reste de son temps de travail, elle est assistante sociale au centre de réadaptation professionnel de CRIC Association. « J’interviens auprès de tous les salariés – prioritairement de ceux qui sont embauchés en tant que RQTH. Mon rôle auprès de ces personnes s’apparente à celui d’une assistante sociale de polyvalence. J’écoute, je leur propose un accompagnement en lien avec ce qui touche de près ou de loin leur posture professionnelle, explique-t-elle. Cela peut être purement administratif – les aider à renouveler leur RQTH en temps et en heure, mettre en place des relais extérieurs en matière d’accompagnement médico-social – ou plus personnel, comme écouter leurs problèmes conjugaux. Cela n’a pas a priori de lien direct avec le travail, et pourtant c’est important de veiller au bien-être des salariés. En effet, la prévention des risques socioprofessionnels fait partie de mes missions », rappelle la coordinatrice. La jeune femme assure également la médiation entre le salarié, ses responsables et la direction. « Si une responsable de service n’arrive pas à faire intégrer des procédures techniques à une personne de son équipe, je vais l’aider à trouver les moyens d’y parvenir. »
Ce matin, Julie Pascalin a d’abord été saluer chaque membre du personnel, afin d’échanger de façon informelle et de favoriser la demande individuelle. Ensuite, elle a reçu quelques-uns d’entre eux en entretien. « Certains rendez-vous sont fixés, mais ce n’est pas rigide. La particularité de l’entreprise adaptée est que le temps passé avec moi fait partie du temps de travail effectif du salarié. » En fin de matinée, elle débriefe avec Laurent Carrère, directeur de Fluvia : « Avec Monsieur X., nous avons parlé de son éventuelle orientation en ESAT. Mademoiselle Y. a un projet de logement autonome dont nous avons débattu. J’ai fait une demande de prise en charge financière d’un appareil auditif pour Madame Z. et travaillé sur le projet de formation du jeune P. » Elle demande ensuite au directeur de viser les feuilles de passage qu’elle a rédigées après avoir parcouru les différents services (réception, restauration, étages, cuisine). « Rien de particulier à signaler aujourd’hui », annonce-t-elle.
Laurent Carrère est satisfait. Pour le directeur, il est important de bien adapter chaque poste à la personne qui l’occupe en fonction de son handicap, tout en continuant à offrir un service de qualité. Il ne constate pas dans sa structure de turn-over particulièrement important, en tout cas pas davantage que dans l’hôtellerie classique, où il a effectué la majeure partie de sa carrière. « Il arrive néanmoins que nous fassions des erreurs de casting au départ, mais nous avons un noyau de salariés présents depuis l’ouverture et qui semblent épanouis. » Lors de l’embauche, il n’est pas censé connaître le handicap qui touche le salarié. « Je me dis toujours qu’il faut donner sa chance à une personne qui ne demande qu’à travailler. Pour autant, l’objectif n’est pas de tous les garder dans l’entreprise adaptée. Si certains prennent leur envol et rejoignent une entreprise classique, c’est une réussite, puisque notre objectif n’est pas de faire du bénéfice mais bien l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap. »
Le directeur estime qu’il gère Fluvia comme tout autre hôtel – « avec comme particularité de garder ma porte toujours ouverte et d’accorder une grande écoute ». Avant de lâcher : « Les entreprises classiques pourraient en prendre de la graine ! D’ailleurs, aménager les horaires, acheter un fauteuil adapté, éviter à une personne de faire des va-et-vient inutiles est à la portée de tous les employeurs. »
L’originalité de Fluvia ne se trouve pas uniquement du côté du personnel. L’idée première était d’accueillir comme clients les patients atteints d’un cancer en cours de traitement à l’Institut universitaire du cancer (IUC) et leurs accompagnants, afin de créer un moment de répit, une pause, favorisant une transition la plus douce possible entre les soins et la maison. Si, désormais, la clientèle se révèle plus mixte, incluant également des militaires, des commerciaux, des personnalités, cette solution de soins ambulatoires demeure « extrêmement économique en matière de dépenses de sécurité sociale », pointe Laurent Carrère. « Une nuitée en hôpital coûte entre 600 et 1 200 €, alors que la chambre à Fluvia est louée autour de 54 € la nuit en tarif préférentiel conventionné (et entre 72 et 84 € pour les autres clients). Sans parler des économies faites pour les véhicules sanitaires légers. Certains patients venaient de l’Aveyron, de la Gironde, de Montpellier, et faisaient chaque jour l’aller-retour en ambulance. Aujourd’hui, ils peuvent coucher à l’hôtel, à quelques mètres de leur lieu de soin. »
Madame A. est de ceux-là. Elle est restée sept semaines à l’hôtel. « On m’a proposé un traitement à l’IUC par radiothérapie de dernière génération, mais cela me semblait fatigant de faire cinq heures de route tous les jours en ambulance pour vingt minutes de soin… J’ai d’abord pensé louer un appartement dans les environs, avant d’apprendre que l’Oncopole pouvait prendre en charge l’hébergement des malades à Fluvia. Comme je répondais aux trois critères – le manque d’autonomie, la distance kilométrique et le fait que le soin n’existe pas sur mon lieu d’habitation –, j’ai pu en bénéficier. » Avant le début de son traitement, l’Aveyronnaise se montre curieuse et se renseigne sur l’hôtel. « C’est en surfant sur Internet que j’ai vu qu’il s’agissait d’une entreprise adaptée. J’ai appelé, puis je me suis déplacée pour visiter les lieux avant de prendre ma décision. On est déjà pas mal déboussolé quand on est malade, j’avais envie de savoir où j’allais. » Rien à redire, selon elle, sur les locaux, la kitchenette – « bien agréable quand on est trop fatigué pour descendre au restaurant » – ou le service. « J’ai l’impression que ces travailleurs handicapés sont particulièrement contents de travailler et qu’ils sont plus attentionnés qu’ailleurs, même parfois trop ! S’il manque de l’eau, du pain, ils sont hyper-réactifs. Probablement parce qu’ils savent que beaucoup de clients sont en douleur, ils sont à l’écoute et en empathie. Quant à leur handicap, ils font en sorte qu’il ne se remarque pas, même si je ne suis pas dupe. » Le seul point négatif qu’elle trouve à Fluvia ? Elle s’y est ennuyée. « Je viens en ambulance, je n’ai pas de véhicule sur place et le centre-ville est loin. En deux mois, j’ai beaucoup lu et regardé la télé, mais je me sentais isolée. J’ai suggéré au directeur de mettre à disposition des vélos pour se balader sur les pistes cyclables. »
Le taux de remplissage annuel de Fluvia est en constante progression (de 30 % en 2013 il est passé à 40 % en 2014). Toutefois, pour réaliser son chiffre d’affaires (1,7 million d’euros en 2014), la résidence ne mise pas seulement sur les prestations hôtelières : de nombreux séminaires, cocktails et repas de groupe organisés dans les salons y contribuent également. Frédérique Fossier, la commerciale de Fluvia, l’illustre : « Aujourd’hui, nous avons accueilli un groupe de 150 personnes qui vient régulièrement. Elles font partie d’une entreprise avec laquelle nous avons signé une convention. »
En effet, en faisant appel à une entreprise adaptée comme Fluvia, les entreprises peuvent bénéficier d’une réduction des contributions Agefiph (secteur privé) et FIPHFP (secteur public). Cela concerne aussi la nuitée dans l’hôtel et les repas dans le restaurant : si des salariés des CHU de Toulouse, de l’Inserm, de l’Etablissement français du sang, de Sanofi, de Cap Gemini, etc., sont hébergés à Fluvia, leurs employeurs bénéficient d’un tarif préférentiel et peuvent prendre en compte ces prestations dans le calcul de leurs unités bénéficiaires. « J’ai l’impression qu’au départ les entreprises faisaient surtout appel à nous dans cette unique optique, puis, au fur et à mesure, elles ont apprécié la qualité de nos prestations, notre souplesse, nos tarifs et nous considèrent désormais comme un hôtel comme les autres, se félicite Frédérique Fossier. D’ailleurs, alors que les clients faisaient preuve d’indulgence au début avec les travailleurs handicapés, ils sont de plus en plus exigeants. Pour moi, cela signifie que c’est “gagné”, car c’est bien l’image que l’on souhaite véhiculer. » Cette militante, elle-même atteinte d’un léger handicap moteur, a longtemps été consultante dans le tourisme pour les personnes handicapées. Et ce qu’elle avance se confirme quand on surfe sur les sites de réservation hôtelière : si des critiques sont parfois énoncées à l’égard des services fournis, de la décoration ou de l’isolation de Fluvia, il n’est jamais fait référence aux atteintes physiques ou psychiques des salariés.
L’hôtel a déjà obtenu le prix Klesia « accompagnement handicap » et a été lauréat 2014 du Sésame de l’accessibilité positive, catégorie « emploi », décerné par le Conseil national handicap. La direction espère obtenir prochainement le label « Tourisme et handicap ». « Attention, si nous sommes un hôtel employant des personnes handicapées, nous ne sommes pas un hôtel pour handicapés. Nous proposons tout de même dix chambres adaptées qui peuvent accueillir des personnes à mobilité réduite, et nous souhaitons développer cet axe », recadre Frédérique Fossier. Une façon aussi de se démarquer de la « concurrence »... « Quand nous nous sommes implantés ici, les hôteliers du coin ont crié au loup, se souvient Laurent Carrère. Mais nous ne sommes pas là pour faire concurrence, nous avons un idéal solidaire. C’est pourquoi nous nous sommes engagés, dès que nous atteindrons l’équilibre, à héberger gratuitement des personnes en situation de précarité dont un membre de la famille est en soin à l’hôpital. »
(1) Fluvia Hôtel Résidence : 6, avenue Hubert-Curien, 31100 Toulouse – Tél. 05 32 11 00 00 –
(2) CRIC Association comporte neuf établissements, trois entreprises adaptées et propose 27 formations qualifiantes –