« Notre profession n’est pas au meilleur de sa forme depuis plusieurs années. Etre assistant de service social implique normalement un certain engagement, un fort investissement personnel puisque la relation d’aide, le lien à l’autre, se construisent entre deux êtres sur une base de confiance, de temps, d’écoute. C’est une profession qui s’exerce difficilement “à moitié”, les images d’Epinal évoquent cet engagement quasi sacerdotal…
Aujourd’hui, ce sont pourtant d’autres images qui marquent le professionnel de terrain : un certain désabusement gagne les rangs. Les professionnels aguerris perdent des repères que les jeunes diplômés ne parviennent plus à trouver. Les arguments justifiant cette lassitude sont récurrents : le manque de moyens financiers, la crise économique qui ronge des dispositifs toujours plus ciblés, toujours plus rationalisés. Les réformes, refontes, réorganisations donnent le sentiment que la stabilité appartient désormais à une sorte de glorieux passé. A chaque départ d’un collègue, il est courant désormais de se demander avec appréhension s’il sera remplacé ou s’il faudra compenser par toujours plus avec toujours moins. Les méthodes de travail en service social basées sur la prise de conscience, le soutien qui permet de cheminer avec l’autre, appartiendraient presque à un autre âge face aux injonctions statistiques donc fiables, sûres et surtout libérées des affects. L’aide deviendrait alors mécanique, mathématique ; on actionne une case, un dispositif et au client suivant. Demain devient, pour le professionnel comme l’usager, source d’incertitudes, de crainte, demain sera forcément moins bien. Est-ce le métier d’assistant de service social qu’il a appris ?
Las, certains appliquent sans plus réfléchir ; ils renoncent malgré eux à tenir compte de cette petite voix éthique, qui résonne pourtant encore quelque part et qui, parfois, provoque leur malaise. L’isolement du professionnel parviendrait-il à lui faire accepter que, ayant un point de vue minoritaire, il doive se taire ? La confrontation avec des logiques professionnelles différentes, voire contraires, rendrait-elle tout ce qui, hier, lui semblait important aujourd’hui relatif ? Et, pour certains managers, pressés de faire désormais des amalgames entre interrogation et insubordination, entre réflexion et perte de temps, il faut faire vite. Il faut faire temporaire peut-être, bricoler, mais surtout il faut faire. Réfléchir n’est pas agir explique-t-on, de plus, ça n’est ni statistique ni conforme au reporting.
Le professionnel est formé en tant qu’expert à analyser la globalité, mais, une fois qu’il prend ses fonctions, on lui expliquerait le contour de cases qu’il n’aurait qu’à cocher. Le sentiment d’avoir fait trois ans d’études pour rien ou si peu gagne certains professionnels qui, loin de se voir en experts utiles à la société, se constatent déclassés, conscients de réalités que les autres ne partagent pas ou ne veulent pas partager, en arguant “heureusement qu’il y a des gens comme vous. Votre métier, moi, je ne pourrais pas…”.
Pour le professionnel de 2014 comme pour le bénéficiaire de son action, quelles alternatives ? Face à une réalité sociale dure, parfois critique, comment continuer à relever le gant chaque jour avec fierté ? Comment apporter une aide durable, construite avec et pour la personne qui disposerait de réelles perspectives pour s’en sortir, pour que demain ne soit pas un nouvel hier ? Amers, certains se sentent piégés par un quotidien professionnel qui ne tient plus ses promesses et cherchent désespérément le sens qui manque à leurs actions.
Pourtant, au détour d’une formation, d’un colloque, d’un partenariat nouveau, le professionnel se sent parfois revivre. En renouvelant son regard à distance de son quotidien, il sent son cerveau respirer, fonctionner. Et parce que rares sont les voies sans issues, il subsiste pour le professionnel certains outils qu’il peut toujours manier. Loin d’être totalement démuni, le professionnel, qu’il soit seul ou inscrit dans un cadre collectif, peut toujours penser son rôle au service de la société et aux côtés des plus faibles. Il s’agit de surcroît d’une exigence déontologique : “L’assistant de service social est au service de la personne humaine dans la société. Son intervention vise : à l’épanouissement et à l’autonomie des personnes, groupes ou communautés ; au développement des potentialités de chacun en le rendant acteur de son propre changement ; à l’adaptation réciproque individus/société en évolution.” Le code de déontologie de l’ANAS (Association nationale des assistants de service social) nous invite à toujours envisager l’autre sous l’angle de ses compétences(1). Ses deux pages m’accompagnent aux murs de chacun des bureaux que j’occupe. Faire vivre, au travers de sa pratique, les valeurs déontologiques permet de renforcer un sentiment d’appartenance au groupe professionnel.
La formation continue permet, elle aussi, de cerner de nouveaux enjeux ou les paradigmes du moment. Elle aide à faire un pas de côté, puis à revenir fort de nouveaux outils.
Même s’il est spécialisé, même si son action est ponctuelle, le professionnel peut toujours entretenir une approche globale des situations comme du système dont il est indiscutablement l’un des éléments. Au-delà de ses missions, il peut choisir de conserver ses outils et ses facultés aiguisés, prêts à servir. En effet, ne pas pouvoir agir dans l’instant sur toutes les composantes d’une difficulté n’interdit en rien de garder les yeux ouverts.
Le professionnel peut également investir du temps et de l’énergie dans quelques instances collectives qui lui permettent, si ce n’est de trouver toutes les réponses, de partager ses questions. Tous les lieux d’analyse de la pratique n’ont pas disparu. Le temps investi là n’est pas perdu, il est gagné ailleurs, ne serait-ce qu’au travers d’un regain de motivation.
De nombreux collègues se sentent parfois perdus ou isolés pour évaluer la complexité des situations rencontrées. Le partage des pratiques peut déboucher sur certains référentiels, un langage commun qui peut venir soutenir le travail quotidien pour peu qu’il n’enferme pas l’évaluation sociale dans des cases étriquées. Construit à partir de ce qui se fait sur le terrain, un référentiel peut également devenir une interface, un premier vecteur de communication en direction de ceux qui ne maîtrisent pas nos pratiques et peuvent parfois les évaluer. Mais comme tout outil, l’intérêt d’un référentiel dépend de l’intention et de la manière dont il est utilisé.
L’assistant social doit, plus que jamais, s’autoriser à dire. Il n’est pas toujours entendu ? Qu’importe, il aura au moins le sentiment de ne plus se nier. Les vecteurs sont multiples : rapports d’activité, réunions, moments informels, etc. La profession peut partager avec d’autres son analyse, souvent plus fine et complexe que certaines caricatures ne le laisseraient penser. L’analyse, le travail intellectuel effectué quotidiennement permettent de maintenir ou de retrouver la dissociation entre l’outil mis à disposition du professionnel et la finalité de son action. Quel est le but de mon action ? Quel est l’objectif de celui qui se trouve en face de moi ?
En spécialiste de l’interface, le professionnel n’interpelle pas n’importe qui, n’importe comment. Les formes comptent aujourd’hui comme hier. Les décideurs ont besoin de chiffres pour comprendre ? Nous pouvons les leur donner, mais qu’est-ce qui nous interdit d’y joindre notre analyse afin que la réalité prenne une forme plus incarnée ? Les acteurs de l’action sociale peuvent s’approprier les politiques d’évaluation.
Grâce à sa formation initiale puis à son expérience, l’assistant de service social sait s’adapter. Mais doit-il uniquement le faire en direction des plus faibles ou des personnes qui le sollicitent ? Il est capable de se mettre à la portée de tous, y compris de sa hiérarchie ou d’élus. Tous ne voudront pas écouter, mais ceux qui le feront pourront décider en connaissance de cause. Le décideur agit en fonction de logiques que le professionnel peut étudier, afin d’y repérer les leviers qui lui permettront d’agir ou de communiquer avec lui. Avec l’habitude, il gagne en assurance et retrouve la crédibilité que le silence prostré avait hypothéquée. Informer, faire remonter les éléments permettant d’appréhender la réalité du terrain constitue également un devoir déontologique.
De fait, l’assistant de service social agit au cœur des situations mais il peut également agir en direction du système global. Il a la capacité d’alerter, de proposer, parfois même d’insister lorsqu’il le faut. S’en ressaisir avec conviction, où que l’on se trouve et quel que soit le sujet, procure professionnellement une posture bien plus visible et conforme à notre engagement initial.
Pour conclure, chaque jour demeure une occasion de réinventer sa pratique et d’affirmer ses valeurs. Le professionnel y gagne en crédibilité et en sérénité puisque ce qu’il met ou tente de mettre en œuvre lui correspond désormais à nouveau. La déontologie, l’éthique, la formation, les instances de partage des pratiques, l’analyse globale des situations ou du système, la communication ascendante sont autant de piliers solides sur lesquels l’assistant de service social peut prendre appui. Sa position en première ligne des mouvements de la société le place comme d’autres professions au cœur des mutations parfois douloureuses que traverse notre “vieux pays”. Avec sagacité, il rappellera qu’étymologiquement, la crise est un état de transformation neutre duquel naît une situation nouvelle. Indiscutablement, il a un rôle à jouer en accompagnant ce mouvement tout en continuant de s’interroger. »
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(1) Code adopté par l’ANAS en 1994.