Pas en ce qui concerne le risque de radicalisation, mais certainement pour ce qui touche à la difficulté d’accueillir la jeunesse des quartiers populaires. Sachant qu’il existe entre ces deux questions une marge considérable. D’ailleurs, ceux qui ont commis ces attentats ont très peu vécu dans les quartiers. On les assimile aux jeunes des cités parce qu’ils sont d’origine maghrébine, mais leurs parcours sont atypiques. Je crois beaucoup plus, en ce qui les concerne, à l’influence de la prison, à l’absence de perspectives, à la déconsidération de soi… Ce qui fait que l’on devient à un moment donné la proie des héroïsmes les plus fous. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’il n’existe aucun risque de radicalisation chez les jeunes des quartiers, mais entre ceux que cela va intéresser à un certain moment et ceux qui partiront effectivement pour le jihad, l’écart est énorme. Cela me rappelle les débats sur la prévention de la délinquance, il y a quelques années. Faut-il traiter tous les jeunes comme des délinquants potentiels ou sécuriser les parcours en distinguant entre ceux qui risquent de basculer et les autres ? C’est un peu la même chose aujourd’hui autour du risque de radicalisation.
Ils ont en commun avec tous les autres d’arriver dans le monde, de vivre leur adolescence. En revanche, leurs aspirations et la vision qu’ils ont de leur place sont très différentes. Dans les années 1970 à 1990, il existait une problématique générale de la jeunesse. Ce n’est plus le cas. Si les enjeux sont globalement les mêmes pour tous les adolescents, leurs façons de se projeter sont très différentes. Il existe aujourd’hui plusieurs jeunesses, à l’image de la société. Par exemple, j’ai travaillé avec des élèves de l’Ecole centrale. Dans leur grande majorité, ceux-ci ne sont pas issus des cités et savent que, demain, ils feront partie des élites. Ils auront du pouvoir, du travail, des moyens… Les jeunes des périphéries, eux, ne savent absolument pas s’ils pourront demain jouer un rôle, s’ils seront reconnus. Sans parler de ceux qui vivent dans le périurbain rural en se repliant sur leur microcosme par peur de la société.
C’est en effet un phénomène marquant, et pas uniquement chez ceux qui souffrent de la précarité. Nous sommes dans une période de mondialisation qui estompe les identités et renforce les identifications aux cultures d’origine et aux religions. La question existentielle « qu’est-ce que je suis au monde ? » est plus présente que jamais chez les adolescents. Récemment, dans un lycée professionnel de Vitry-sur-Seine, je discutais avec des jeunes qui se demandaient si leur façon de vivre était en accord ou non avec le Coran. Cela m’a rappelé les groupes gauchistes auxquels j’appartenais dans les années 1970. Nous n’étions pas autrement. Comme aujourd’hui, il s’agissait d’une forme de réassurance autour d’une idéologie. Pour s’affirmer, il faut bien s’ancrer sur quelque chose. Mais cette partie du rapport à l’islam n’a rien à voir avec ceux qui basculent dans la haine et les pensées magiques autour du jihad. Il existe de nombreuses combinaisons autour de l’islam, et il serait dramatique d’assigner les jeunes des quartiers à une seule d’entre elles. Le problème est qu’il y a une telle polarisation sur cette question qu’il est difficile d’y échapper quand on est originaire du Maghreb ou d’Afrique noire. On sait bien que les jeunes se construisent avec ce que les adultes leur renvoient. Si on leur serine qu’ils sont de futurs jihadistes, comment s’étonner que certains le deviennent ?
Je constate que les auteurs des récents attentats avaient tous plus de 30 ans. J’avais pressenti ce phénomène en observant les conséquences du clientélisme municipal. Les villes communistes, en particulier, se sont beaucoup engagées dans ce que j’appelle la « communauté de la promesse ». On affirme aux gens qu’en faisant ensemble des efforts, on aura du progrès social. Mais lorsque le chômage a explosé dans les quartiers, même si on a continué à organiser des ateliers de la réussite solidaire, il a été clair que cette promesse ne serait pas tenue. Et le retour de bâton chez les trentenaires est parfois terrible. Ils ne sont plus soutenus par les éducateurs et les animateurs, et comme le monde du travail n’a pas pris le relais et qu’ils ont rarement la possibilité de fonder leur propre famille, ils sont d’une fragilité extrême. Ils en veulent au monde entier. Et je suis d’autant plus inquiète pour cette génération que beaucoup ont fait de la prison.
Ecouter implique de pouvoir prendre position. Je raconte dans le livre une situation que j’ai vécue face à une trentaine de jeunes à Nanterre. Ils m’expliquaient que le meurtre du jeune Halimi n’était pas de l’antisémitisme. Je leur ai répondu que si, ç’en était. L’un d’entre eux me demande alors : « Est-ce que vous en êtes, des feujs ? ». Je lui réponds que je suis effectivement juive et que mon grand-père est mort à Auschwitz. Habituellement, je n’en parle pas, mais j’ai senti que, dans cette situation, il n’était pas question que je ne réponde pas car il faut exister de façon authentique face aux jeunes. Ils sont extrêmement sensibles à la dynamique dans laquelle vous vous trouvez. Si vous restez dans une pseudo-neutralité, ils ne vous parleront même pas. Les éducateurs de prévention spécialisée sont ainsi convoqués tous les jours à être présents, tels qu’ils sont. Ce n’est pas facile tous les matins face à des jeunes qui ne lâchent jamais.
Il est essentiel de travailler, non en mode projet, mais dans le cadre de démarches. C’est très différent. Le projet est en général maîtrisé par des adultes qui veulent amener les jeunes à faire ce qu’ils jugent bon pour eux. Le problème est que ça ne marche pas. La démarche, au contraire, part de quelque chose exprimé par les jeunes, par exemple la colère face aux injustices. C’est ce que nous faisons actuellement à Paris avec l’association Feu vert. Malheureusement, les initiatives pour lesquelles on peut obtenir des financements sont bien souvent celles que les collectivités ont le sentiment de maîtriser. Or, typiquement, dans une démarche, on ne sait pas d’avance où l’on va arriver. Cela dénote un clivage entre les dispositifs de gestion et l’accompagnement éducatif en tant que tel. On menace les postes des éducateurs de prévention spécialisée tout en leur demandant de monter des dossiers incroyablement compliqués pour obtenir des financements. Cela me met en colère. Les associations du secteur de la prévention sont en situation d’insécurité. Elles ne savent pas si demain elles pourront payer des éducateurs.
La théorie de l’adolescence clinique développée par Philippe Gutton me paraît essentielle. Pour lui, l’adolescence n’est pas un âge, mais une métamorphose qui se joue à long terme et se rejoue à d’autres moments de la vie. Cette conception permet de donner du temps au temps, d’ouvrir des perspectives pour mieux comprendre ce qui se passe avec ces adolescents. Les professionnels peuvent ainsi tenir à distance l’immédiateté des enjeux de survie et des actes violents, et surtout les stéréotypes qui leur sont renvoyés tous les jours. Nous partageons tous les deux l’idée selon laquelle les conditions dans lesquelles les jeunes vivent leur adolescence sont déterminantes pour la démocratie. Si demain nous nous trouvons face à des jeunes qui ne peuvent plus vivre leur adolescence en sécurité, qui ne sont plus reconnus en tant que tels, qui sont toujours assignés à des images négatives, quels adultes cela produira-t-il ?
La psychosociologue et anthropo logue Joëlle Bordet est chercheuse au Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB). Elle est par ailleurs membre des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA) et de la Ligue des droits de l’Homme. Avec le psychanalyste Philippe Gutton, elle publie Adolescence et idéal démocratique. Accueillir les jeunes des quartiers populaires (Ed. In Press, 2015).