« L’Autabus, je l’ai connu en octobre 2013 à Saint-Paul-Cap-de-Joux [Tarn], lorsque l’assistante sociale m’y a envoyée pour chercher des colis alimentaires, raconte Céline Chevant, 37 ans, mère de trois enfants. J’étais au chômage et je venais de me séparer de mon compagnon. J’étais découragée de ne pas trouver de travail et je ne sortais plus. Comme le camion passait près de chez moi, j’ai commencé à y aller aussi pour voir du monde, pour un soutien moral. Avec eux, je pouvais discuter sans avoir l’impression d’être jugée. » Aujourd’hui, c’est Céline qui distribue les colis en compagnie des bénévoles de la Croix-Rouge, dans la camionnette garée les deuxième et quatrième mardis après-midi du mois derrière la mairie de Sorèze, un village de 2 675 habitants niché au pied de la montagne Noire. Depuis mars 2014, elle bénéficie d’un contrat d’insertion de 26 heures par semaine, qu’elle partage entre la conduite et l’entretien de l’Autabus pour la Croix-Rouge, du maraîchage bio pour l’entreprise d’insertion La Landelle et des rendez-vous avec sa conseillère en insertion. « C’est une fierté de travailler, et j’ai pu faire une remise à niveau en maths pour passer mon CACES [certificat d’aptitude à la conduite en sécurité], afin de conduire des engins et devenir préparatrice de commande, assure cette trentenaire qui a arrêté l’école en 5e. C’est un plaisir d’être conductrice, et ça me permet d’expliquer aux autres bénéficiaires qu’il ne faut jamais baisser les bras ! »
L’idée de l’Autabus est née au sein de l’équipe de travailleurs sociaux de la maison du département de Puylaurens(1), pour répondre aux problématiques complexes auxquelles sont confrontées les personnes précaires de cette zone rurale : difficultés de mobilité, isolement social, besoins alimentaires et de soutien à différents niveaux (formation, emploi, santé, etc.). En 2007, le redécoupage des secteurs d’intervention du conseil général du Tarn, dans le cadre de son nouveau projet de service, a transformé neuf unités territoriales en douze maisons du département. Celle de Puylaurens a récupéré des morceaux de territoires correspondant à cinq cantons ruraux anciennement rattachés aux villes de Castres, de Lavaur et de Graulhet, soit 53 communes de campagne de 69 à 3 300 âmes. « Un territoire de 32 000 habitants avec des bassins de vie extrêmement dispersés », observe Jean-Noël Clech, directeur de l’un des trois pôles territoriaux du conseil général, celui du Gaillacois-Pays de Cocagne.
« Les enquêtes financières menées en 2008-2009 nous ont permis de constater une grande précarité, témoigne Sylvie Gaulène, responsable de la maison du département de Puylaurens. En 2010, un diagnostic de territoire fondé sur des études quantitatives, des questionnaires et des entretiens avec bénéficiaires et élus a aussi pointé un gros problème de mobilité. » Dans le Tarn, les transports en commun ne sont pas transversaux. Ainsi, pour aller à Puylaurens, quand on n’a pas de voiture et qu’on habite Sorèze, on doit passer par Castres, avec seulement un bus le matin et le soir… « Ici, le personnel doit se déplacer, contrairement aux zones urbaines où ce sont les usagers qui viennent », souligne Jean-Noël Clech. Les six assistantes sociales tiennent treize permanences décentralisées d’une à deux demi-journées par semaine dans huit communes où elles ont reçu au total plus de 2 000 personnes en 2014.
Aux difficultés de mobilité s’ajoute l’isolement social. Contrairement à d’autres zones rurales, le secteur de Puylaurens accuse des afflux de populations venues pour travailler qui, lorsqu’elles perdent leur emploi, se retrouvent sans soutien familial et avec peu de services de proximité. « Le secteur autour de Puylaurens connaît beaucoup de turn-over, confirme Jacques Fontes, vice-président de la Croix-Rouge du Tarn. J’ai reçu des gens de Sarrebruck, des Picards… qui viennent ici parce qu’ils pensent qu’il y a du boulot. »
Dernier élément qui a poussé à la mise en place de l’Autabus : la création, à Castres, d’une épicerie solidaire à laquelle ont adhéré de nombreuses associations. Ce qui a eu pour effet pervers d’assécher l’aide alimentaire distribuée auparavant dans les communes périphériques. « Face aux besoins alimentaires, de mobilité, et au peu de réponses sur le territoire, nous avons imaginé une solution itinérante, comme à l’époque où l’épicier passait dans les villages », raconte Maryline de Abreu, assistante sociale. Une formation au développement social local, suivie par l’équipe en 2010, a permis de valider la démarche.
En 2011, le préprojet a été soutenu par la direction du pôle territorial et appuyé par Claudie Bonnet, vice-présidente du conseil général à l’action sociale. Mais pas question de l’assumer en direct. « Ce n’est pas la vocation du conseil général de porter jusqu’au bout un projet de bus itinérant », précise l’élue. « Avec un budget contraint et des partenaires institutionnels (caisse d’allocations familiales, Pôle emploi, etc.) qui viennent de moins en moins dans le rural, nous n’avons ni les ressources financières ni les moyens humains pour nous en occuper, confirme Sylvie Gaulène. C’est pour cela que nous devons développer des méthodes de travail innovantes. »
La maison du département de Puylaurens a donc fait le tour des associations caritatives et a sollicité finalement la Croix-Rouge. Avec 360 bénévoles et un salarié dans le Tarn, l’association s’est interrogée sur sa capacité à prendre en charge un tel dispositif et sur la pertinence de celui-ci au regard de sa stratégie. « Nous nous sommes demandé si nous en avions les moyens matériels, financiers et humains et si le territoire n’était pas déjà maillé par d’autres associations, car nous souhaitons éviter l’empilage, explique Jacques Fontes, son vice-président. Nous avons finalement jugé que le camion était un bon moyen pour augmenter notre taux de pénétration auprès des personnes qui en ont besoin. »
L’année 2012 a été consacrée à la concertation et à la négociation entre le département et la Croix-Rouge. « Nous avons travaillé ensemble sur la façon de nous coordonner, témoigne Maryline de Abreu. Puis le projet est devenu autonome et la Croix-Rouge a mis ce qu’elle voulait y mettre. » Les partenaires souhaitaient tous deux créer des emplois locaux : les deux chauffeurs qui bénéficient d’un contrat d’insertion de six mois renouvelables à 26 heures hebdomadaires sont recrutés parmi des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA). Ne souhaitant pas les embaucher en direct, la Croix-Rouge a fait appel à La Landelle, un chantier d’insertion qui met ce personnel à disposition. Finalement, le projet a été approuvé au début 2013 par les élus du conseil général et des communes concernées, pour un démarrage en mars. Le département a investi 10 000 € pour l’achat et l’aménagement de la camionnette, grâce au mécénat d’une banque et à l’appui de la Croix-Rouge. Il prend aussi en charge le salaire des chauffeurs et verse, dans le cadre du plan départemental d’insertion, une dotation proportionnelle au nombre de bénéficiaires du RSA aidés (5 000 € en 2014). De son côté, la Croix-Rouge assure la logistique : carburant, assurance et colis (dans lesquels les produits alimentaires proviennent de dons de grandes surfaces). Une dizaine de communes, sur les 53 concernées, versent aussi quelques subventions.
Ce sont surtout les assistantes sociales du département qui orientent les bénéficiaires vers l’Autabus(2). En ce jour de janvier, une dizaine de rendez-vous ont déjà eu lieu le matin à Soual et trois autres sont prévus à Sorèze l’après-midi : une mère de quatre enfants sans emploi, un trentenaire ayant tout juste décroché un contrat en intérim après une période difficile et une jeune femme récemment divorcée qui vient de terminer une formation et de trouver un poste d’aide-soignante. Si certaines familles sont suivies longtemps – comme cette mère qui vient à l’Autabus depuis mai 2013 tout en étant accompagnée par une assistante sociale, une conseillère en économie sociale et familiale (CESF) et une puéricultrice –, d’autres le sont plus ponctuellement.
Lors du premier rendez-vous, un bénévole remplit avec la personne le dossier d’inscription qui mentionne les ressources et charges permettant d’identifier ses difficultés dans différents domaines : santé, mobilité, alimentation, vêtements, enfants, accès aux soins, aux droits, illettrisme, gestion du budget, surendettement, isolement social… « On sent que c’est très difficile pour eux de venir nous voir la première fois, témoigne Brigitte Macé, professeure des écoles en retraite, qui a suivi deux jours de formation accueil-écoute, comme les huit autres bénévoles de l’équipe. Parfois, les gens s’effondrent en larmes : ils vivent des situations tellement difficiles ! On leur donne le premier colis de dépannage. Parfois, certains n’ont plus rien dans le frigo… Il faut aussi les rassurer sur la confidentialité. » Dans un souci de discrétion, l’Autabus s’installe dans un endroit accessible, mais à l’abri des regards. D’ailleurs, par crainte du qu’en-dira-t-on, certains préfèrent aller dans un autre village que le leur…
Avant de leur venir en aide, la Croix-Rouge étudie les ressources des personnes : « Si le “reste à vivre” est inférieur à 150 €, on aide ; entre 150 et 200 €, on étudie la situation ; si c’est plus, on n’aide pas », détaille Brigitte Macé. Le colis varie selon la composition de la famille et une participation minimale de 3,50 € peut être demandée aux bénéficiaires (pour un colis d’une valeur de 40 €), sauf demande expresse des assistants sociaux. Le suivi initial dure trois mois et un point est refait à chaque visite.
« Au-delà de l’aide alimentaire, on regarde avec eux où l’on peut réduire leurs charges, poursuit la bénévole : en réduisant leurs forfaits de téléphone ou en déménageant, quand ce sont des personnes âgées qui se retrouvent seules dans des maisons trop grandes ou des personnes qui vivent trop isolées… » Cela a été le cas pour cette mère de quatre enfants qui vivait sans voiture dans la montagne Noire. Elle habite désormais à Sorèze, où elle peut venir chercher ses colis à pied. Selon les besoins, les bénévoles orientent les bénéficiaires vers des partenaires : la caisse primaire d’assurrance maladie (CPAM), pour des bilans de santé ou des consultations spécialisées (addictions au tabac ou à l’alcool) ; l’association Paroles de Femmes, en cas de violences conjugales ; le Secours catholique, pour des bons de paiement de l’électricité ; Familles rurales, pour l’accompagnement à la mobilité (par exemple pour un rendez-vous médical ou pour un départ d’enfant en centre de vacances) ; ou des entreprises d’insertion comme La Landelle.
Pierre-Antoine Douet, 33 ans, reçoit depuis décembre un coup de pouce de l’Autabus. A la suite d’une promesse non tenue de contrat à durée déteminée qui l’avait fait déménager, il n’a pas retrouvé de travail à son retour à Sorèze (d’où il est originaire) et a éprouvé des difficultés financières. Mais après avoir obtenu sa formation de conducteur d’engin de manutention autofinancée avec son RSA, il a décroché un contrat en intérim de six mois comme cariste dans une usine à béton. « On est contents d’avoir des bonnes nouvelles comme celle-là, se félicite Brigitte Macé. Ça nous fait du bien de voir les situations évoluer positivement. » Son colis sous le bras, l’homme se réjouit de l’accueil des bénévoles. « Ici, je reçois de l’aide alimentaire, mais également une écoute constante, se réjouit-il. Ils sont humains et s’intéressent à ce que je fais. C’est plus facile de parler avec eux qu’avec l’assistance sociale, avec qui les rendez-vous sont rapides et portent sur des points précis. » Céline Chevant, la conductrice en contrat d’insertion, confirme : « C’est amical, presque familial. Jacques et Michel (deux des bénévoles, Ndlr) sont toujours à mes côtés. Ils me demandent comment ça avance, prennent des nouvelles, m’encouragent. »
Cette complémentarité avec le travail des assistants sociaux est voulue, car le projet vise aussi à recréer du lien social. La petite table dans la cabine du camion, le Thermos de café et la simplicité des bénévoles invitent à la discussion, avec comme base une fiche d’orientation qui présente succinctement la famille. « L’aide alimentaire que les gens viennent chercher est pour nous une accroche pour instaurer un dialogue », souligne Dominique Aguilar, assistante sociale. Travailleurs sociaux et bénévoles apportent ce qu’ils peuvent, dans le cadre de leurs missions. « Les personnes se confient plus facilement sur leurs difficultés à un bénévole, reconnaît Maryline de Abreu. Par exemple, c’est souvent par eux qu’on apprend des unions ou des séparations. Avec nous, les gens ont toujours une appréhension, le spectre de la protection de l’enfance qui plane… C’est pour cela qu’on s’est dit que ce dispositif pouvait toucher une autre population et l’amener ensuite à venir nous voir dans nos permanences. » Parfois, la parole des bénévoles aide aussi à débloquer des situations. « Pendant quatre ans, j’ai essayé d’orienter Gilberte – une personne âgée qui a de grandes difficultés à gérer son budget – vers une protection juridique de type tutelle, se souvient Emmanuelle Francès, assistante sociale. La CESF qui la suit depuis un an a essayé aussi, mais cela lui faisait peur. Le fait qu’un bénévole non impliqué lui en parle a levé ses dernières appréhensions : cela a eu un effet de renforcement de notre travail. »
Après un sondage effectué auprès des bénéficiaires de l’Autabus, la maison du département de Puylaurens a décidé de monter un atelier collectif sur la gestion budgétaire. Lequel a commencé à la fin janvier avec une quinzaine de personnes, pour une durée de six mois. « Je vais décortiquer avec eux toutes les dépenses à l’aide de supports pédagogiques et les sensibiliser à la consommation, à l’impact de la pub, à la place de l’argent… », explique Sandrine Galinier, CESF. Cet atelier sera suivi par d’autres, selon les demandes, sur la téléphonie mobile, comprendre sa facture EDF ou résilier son contrat d’assurance… « L’objectif est d’aider les gens à faire des choix en connaissance de cause », souligne la professionnelle. A la fin de l’action, les personnes pourront être accompagnées de manière individuelle. « C’est plus facile d’aller vers notre CESF en passant par la Croix-Rouge que par une assistante sociale », remarque Sylvie Gaulène, échaudée par une action collective organisée par la Mutualité sociale agricole sur le bien-vieillir, à laquelle personne n’était venu.
Reconnu pour son action innovante, l’Autabus a reçu le prix de la journée mondiale du bénévolat 2014. Reste à savoir si la formule va durer, voire être étendue… « C’est une initiative de la maison de Puylaurens, et chaque maison du département a ses habitudes de travail, ses réseaux et ses problématiques de territoire, répond Claudie Bonnet, vice-présidente du conseil général. Un bilan au bout de deux ans de fonctionnement permettra de tirer des leçons. Comme cela s’appuie sur du bénévolat, il faut voir comment cela peut perdurer. » En attendant, plusieurs nouveautés sont à l’étude, comme la mise à disposition dans l’Autabus d’un accès à Internet qui permettrait aux demandeurs d’emploi d’actualiser leur situation, ou le démarrage d’une action sur la santé avec un nouveau bénévole, médecin hospitalier en retraite.
Entre la mi-2013 et la fin 2014, l’Autabus a parcouru 13 000 kilomètres, distribué 1 000 colis, soit 12 tonnes de nourriture pour 530 personnes aidées, dont 258 enfants. En un an et demi, 200 dossiers ont été ouverts, dont 90 nouveaux en 2014. La moitié concerne des 26-45 ans. Deux tiers des personnes reçues sont séparées ou vivent seules, avec une surreprésentation des femmes.
(1) La maison départementale de Puylaurens emploie six assistantes sociales, une éducatrice spécialisée, une CESF, une psychologue, une puéricultrice, deux secrétaires et un emploi d’avenir administratif.
(2) L’an dernier, 86 % des orientations venaient des assistantes sociales du conseil général, 10 % de visites spontanées, 3 % d’associations, 1 % de mairies. Le planning de passage est affiché dans les mairies.