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« Rencontrer un travailleur social renvoie le squatteur à une position sociale de domination »

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Vivre en squat, c’est autant choisir un mode de vie alternatif que trouver un recours face aux difficultés sociales et économiques. La sociologue Anne Petiau a enquêté avec Lionel Pourtau dans une vingtaine de squats en Ile-de-France, en lien avec la mission « squat » de Médecins du monde. Elle en tire des enseignements pour améliorer le travail social auprès des squatteurs.
Cet ouvrage est le fruit d’une recherche-action menée avec la mission « squat » de Médecins du monde. Quel était son objectif ?

Les principes de la recherche-action consistent à mener une recherche collaborative avec les personnes concernées – en l’occurrence, les intervenants de la mission « squat » de Médecins du monde et, plus partiellement, les squatteurs eux-mêmes. Il s’agissait de mieux comprendre les modalités d’accès aux droits sociaux et de santé des personnes susceptibles d’avoir recours à la mission. Plus globalement, nous souhaitions observer le fonctionnement des squats, les modes de vie et les parcours de ceux qui y vivent.

Dans quel type de squat êtes-vous allés ?

Notre avons enquêté dans une vingtaine de squats en Ile-de-France, dans lesquels nous avons réalisé de nombreux entretiens. Les squats constituent un ensemble très hétérogène. Nous voulions donc éviter les appellations de sens commun telles que squats « artistiques », « de punks », « de toxicos », qui réduisent la complexité de ces lieux. Nous nous sommes donc intéressés aux squats « ouverts », qui présentent la particularité d’organiser des activités dans l’espace public. Ils accueillent la population, et certains signalent eux-mêmes leur présence aux autorités. Ces squatteurs misent justement sur cette visibilité pour essayer d’obtenir des délais avant de se faire expulser. Organiser des activités pour le public leur permet d’investir plus durablement les lieux. Les activités de ces squats ouverts sont très diverses : artistiques, culturelles, citoyennes, militantes, avec dans certains cas des soubassements idéologiques assez forts. Les bâtiments occupés sont eux aussi très variés. Ce peut être des bâtiments publics ou privés, des lieux d’habitation ou des locaux administratifs et industriels.

Existe-t-il une typologie particulière chez ces squatteurs ?

Nous avons repris les catégories utilisées par les squatteurs eux-mêmes. Certains rôles sont valorisés parce qu’ils représentent des figures d’engagement dans le squat : ce sont les référents, les meneurs, ceux qui sont reconnus comme des leaders charismatiques ou capables d’organiser le fonctionnement du squat. On trouve ensuite des rôles plus neutres ou périphériques : les résidents du squat, les visiteurs et hébergés. Et enfin des rôles dévalorisés, comme les « fantômes » (ou « squatteurs de squatteurs »), qui ne s’investissent pas dans la vie du squat ; ou les « shlags », qui sont dans des usages massifs de drogues et ont des comportements non maîtrisés.

Quels sont leurs parcours ?

Il n’existe pas, à ma connaissance, d’enquêtes quantitatives sur ce sujet mais, outre notre ouvrage, on peut citer l’enquête de Florence Bouillon Les mondes du squat[1]. Nous dressons le même constat, à savoir que la population des squats est très hétérogène. On distingue néanmoins deux grands modes d’usage. Le squat peut d’abord être choisi comme mode de vie alternatif portant un certain nombre de valeurs. C’est le cas pour des artistes et des militants. Il peut aussi être subi comme une ressource temporaire dans un parcours difficile sur les plans économique et social. Il s’agit là plutôt de personnes ayant eu des parcours chaotiques. On retrouve ainsi dans les squats des profils qu’on observe aussi dans le monde de l’errance, avec des jeunes qui ont quitté très tôt le domicile familial ou qui ont connu des placements à l’aide sociale à l’enfance.

Vivre en squat, dites-vous, constitue un « retournement du stigmate »…

Les squats, comme on vient de le voir, accueillent certaines personnes qui expérimentent un mode de vie et d’autres en situation difficile. Ces dernières trouvent dans ces lieux un discours valorisant plongeant ses racines dans les mouvements anarchistes et dans la contre-culture des années 1960 et 1970[2]. L’idée même de squat est porteuse d’une critique sociale et de revendications autour d’un mode de vie différent. Pour des personnes en difficulté, cela permet de « retourner le stigmate » en faisant de leur vie marginale un mode de vie choisi, porteur de valeurs. Il y a là quelque chose de l’ordre de la reconquête de l’estime de soi.

Quels rapports les squatteurs entretiennent-ils avec les professionnels du social et du soin ?

Ils sont dans une relative distance envers les institutions sociales et médicales. Ils sont en effet dans une revendication d’autonomie très forte et souhaitent qu’on les laisse investir leurs espaces pour vivre, à leur manière, au sein de microcollectivités. Ils sont pourtant amenés à recourir, au moins ponctuellement, au système d’action et d’aide sociales, mais ils le vivent de manière assez problématique. Concrètement, les relations avec les travailleurs sociaux et avec les institutions sociales et médico-sociales peuvent être assez tendues. D’ailleurs, le squat étant un lieu illégal, les institutions n’y pénètrent pas. Ce sont plutôt des opérateurs associatifs, comme Médecins du monde, qui interviennent directement.

Vous parlez d’une « relation asymétrique » aux travailleurs sociaux. C’est-à-dire ?

Du fait de la distance qu’ils maintiennent envers les institutions, aller demander un droit représente pour eux souvent un parcours du combattant. Certains parlent même de leurs relations avec les travailleurs sociaux sur le mode de la guigne ou de la poisse. Ils ont l’impression de ne jamais pouvoir obtenir leurs droits. Rencontrer un travailleur social les renvoie à une position sociale de domination, d’où cette notion d’asymétrie de la relation. Cela se traduit, chez eux, par des attitudes allant de l’appréhension jusqu’à la violence, en passant par la peur. Dans le domaine du soin, les squatteurs, qui ont une tolérance aux problèmes de santé assez élevée, sont, là aussi, dans une quête d’autonomie. Mais pour les soignants, être autonome, c’est la capacité à prévenir les pathologies, à observer un traitement, à aller voir son médecin. Il y a donc un problème de compréhension mutuelle.

Cette question de l’autonomie apparaît centrale…

Les squats ouverts entretiennent un certain nombre d’interactions avec leur environnement mais, s’agissant des institutions sociales et médico-sociales, ils sont dans une recherche de distance qui se cristallise en effet autour de cette définition de l’autonomie. Les squatteurs sont à la recherche d’un mode de vie au sein d’un microcollectif singulier. Ce qui est difficile à entendre pour des institutions qui, elles, sont en relation avec les individus et non avec le collectif. Reste que l’autonomie n’est jamais totale. Les théories du care nous apprennent qu’elle s’appuie toujours sur l’interdépendance, même si c’est parfois masqué. Les squatteurs le savent, mais ont du mal à le concevoir en ce qui concerne le système d’aide sociale. Je pense à cette réflexion de l’un d’entre eux : « Comment vouloir être autonome et demander de l’aide ? ».

Quels enseignements les travailleurs sociaux peuvent-ils tirer de cette recherche-action ?

D’abord, qu’il faut prendre en compte les définitions des personnes. Qu’est-ce que la bonne santé ou l’autonomie ? Qu’est-ce qu’un projet de vie ? C’est relatif… Si l’on veut dialoguer avec ces personnes, il faut accepter de prendre en compte leurs propres conceptions des choses. L’enquête pose par ailleurs la question des formats d’intervention atypiques. Médecins du monde a développé une méthodologie spécifique avec, notamment, des personnes-relais et des bénévoles. L’objectif est de faire remonter les problématiques des squatteurs et de relayer le discours de prévention de l’association. Celle-ci organise des actions de prévention et de réduction des risques liés à l’usage des drogues, à la sexualité et, plus largement, à la vie dans des lieux non dédiés à l’habitat. Elle met aussi en place tout un travail d’accès aux soins et aux droits. Elle a l’avantage d’être perçue comme moins normative que les services sociaux. Elle repose beaucoup sur les individualités qui l’animent qui sont reconnues par les squatteurs et dont les interventions se distinguent des modalités habituelles du travail social. Enfin, il y a beaucoup de travail informel, de temps passé à construire une relation sur la durée. Tout cela permet de lever les freins que l’on rencontre trop souvent lorsqu’on cherche à aider des personnes vivant en marge à accéder à leurs droits sociaux ou aux soins.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

La sociologue Anne Petiau est chercheuse associée au Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (LISE) et chargée de recherche et formatrice à la Fondation Institut de travail social et de recherches sociales, au sein de l’IRTS Montrouge Neuilly-sur-Marne. Avec Lionel Pourtau, elle publie Vivre en squat. Une bohème populaire au XXIe siècle (CNRS Editions, 2014).

Notes

(1) Voir ASH n° 2605 du 17-04-09, p. 34.

(2) Cécile Péchu en a retracé l’historique dans Les squats (Ed. Presses de Science Po, 2007).

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