La prévention spécialisée traverse un « moment paradoxal » et ses représentants entendent le faire savoir publiquement. En effet, alerte le CNLAPS (Comité national de liaison des acteurs de la prévention spécialisée), « des baisses de financement sur une dizaine de départements coexistent avec la volonté chaque jour davantage affirmée d’impulser des actions de développement social, d’impliquer le travail social dans des actions collectives et communautaires qui renforcent le pouvoir d’agir des populations marginalisées, et de mettre en œuvre des réponses innovantes en matière de prévention », à l’heure même où se préparent les « états généraux du travail social ». Diminution pouvant aller jusqu’à 50 % des budgets, retrait des conseils généraux « au motif qu’une commune du département n’apporte plus sa contribution financière », voire disparition programmée des équipes… « L’argument officiel est surtout financier » et la méthode « souvent brutale », poursuit le CNLAPS, qui veut attirer l’attention des « financeurs de la prévention spécialisée sur la signification politique et les conséquences de leurs décisions sur les territoires et pour nos concitoyens sur la vie des cités et de leurs habitants ».
Si les menaces qui pèsent sur cette mission de protection de l’enfance ne datent pas d’hier, cette interpellation prend une force nouvelle au moment où le gouvernement veut, après les attentats de janvier dernier, prendre le pouls des acteurs sociaux pour lutter contre les phénomènes de radicalisation. Question qui, comme après les émeutes de 2005, a eu pour conséquence de replacer la cohésion sociale parmi les priorités politiques. En janvier dernier, le ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports a réuni à deux reprises plusieurs réseaux associatifs, dont le CNLAPS qui, dans la foulée, lui a adressé une contribution à laquelle il a associé la CNAPE (Convention nationale des associations de protection de l’enfant). « Même si nous pensons qu’il faut le temps de comprendre, nous voulons, dans le temps immédiat, dire que la prévention spécialisée s’engagera clairement dans une politique publique de prévention éducative et sociale de la radicalisation », écrivent les deux réseaux, tous deux engagés dans des démarches de formation sur la question(1). Mais leurs préoccupations vont bien au-delà : « A notre avis, les causes les plus profondes de la radicalisation sont les mêmes que celles de la délinquance et de toute marginalisation », explique leur document. Les motifs de rupture sont connus : « perte de sens de l’éducation, acculturation, désœuvrement, désespérance et frustration, absence de perspective d’un rôle et d’une utilité, modèles négatifs mais qui sont jugés positifs et qui peuvent attirer, perte du sens du réel et méconnaissance des conséquences du passage à l’acte ».
Outre leur propre introspection sur le sujet de la radicalisation de certains jeunes – « avons-nous suffisamment joué notre rôle d’alerte à l’échelon local mais aussi national ? » –, qui renvoie à la capacité du travail social à communiquer et à être entendu sur sa propre expérience, les deux réseaux formulent des propositions. La première : instaurer une « action sociale locale intégrée globale », organisée sous forme de plateformes territoriales. Celles-ci associeraient les acteurs locaux – de l’animation, de l’éducation, de la médiation, les services sociaux et spécialisés dans les actions de prévention de santé – et pourraient être coordonnées, en lien avec les pouvoirs publics et les habitants, par la prévention spécialisée. Cette dernière « a la spécificité d’avoir un pied dans le quartier mais de ne pas y être basée, c’est un acteur qui peut facilement mettre des partenaires autour de la table de façon neutre, qui se donne pour mission d’aider aux synergies locales, dans une vision systémique. Il peut ainsi s’agir de réunir les acteurs d’un territoire sur des questions particulières sans qu’il y ait injonction de la commande publique », argumente Eric Riederer, coordonnateur national du CNLAPS, selon qui ces plateformes pourraient être prévues par une convention nationale. Le document propose aussi de créer à l’échelon territorial une « instance de médiation » qui aurait pour objet de « résoudre les conflits entre acteurs, qui freinent souvent l’action sociale sur les quartiers ». Celle-ci pourrait, par exemple, être composée des partenaires de la plateforme. « Dans nos propositions, nous nous sommes permis d’aller sur des pistes audacieuses, ajoute Eric Riederer. Et il nous semble nécessaire d’arriver à dépasser certaines divergences, positions de leadership ou réticences qui empêchent l’action sociale locale de prendre sa pleine mesure et brouillent les messages auprès des habitants, afin d’optimiser les interventions. »
Le CNLAPS et la CNAPE promeuvent également le développement des approches pluridisciplinaires et du travail en réseau, notamment via la formation, afin de « prévenir l’isolement des jeunes et [leur] proposer des perspectives d’insertion sociale et professionnelle », ainsi que le travail avec les familles. Les deux organisations préconisent la mise en œuvre d’espaces de parole pour celles dont un enfant est inscrit dans un processus d’emprise. A leurs yeux, les réflexions sur la laïcité et la gestion du fait religieux devraient être portées à la fois par les professionnels de terrain et l’encadrement, « que ce soit dans la mise en œuvre d’actions de prévention et d’accompagnement en milieu ouvert en direction des jeunes et des familles ou bien concernant l’accueil en établissement ou en placement familial ».
Enfin, le document émet des recommandations pour « sécuriser » la prévention spécialisée. Selon les organisations, chaque territoire de la politique de la ville devrait disposer d’une équipe éducative, avec un éducateur pour 1 000 habitants au maximum, contre un pour 2 000 à 2 500 en moyenne actuellement. Sans pour autant « déshabiller » les autres territoires… « Nous sommes en train de relancer avec le ministère de la Ville la cartographie de la prévention spécialisée, dont la dernière remonte à 2002 », précise Eric Riederer. Pour le CNLAPS et la CNAPE, le secteur devrait aussi renforcer ses liens avec les autres politiques publiques : l’Education nationale, avec laquelle ils souhaiteraient « une convention cadre nationale », mais aussi avec le champ de l’insertion sociale et professionnelle, en particulier pour les jeunes majeurs issus de l’aide sociale à l’enfance. Autre demande : que la prévention spécialisée soit une compétence obligatoire des conseils généraux, « à financement obligatoire et non facultatif » comme aujourd’hui. « Quelles que soient l’issue de la réforme territoriale et la collectivité dont dépendrait la prévention spécialisée », celle-ci doit continuer de relever de la protection de l’enfance, plaident le CNLAPS et la CNAPE. Au-delà, les organisations souhaitent que la prévention spécialisée soit rattachée à une mission ou à une délégation interministérielle ad hoc. Selon Eric Riederer, une réflexion a été engagée avec les ministères de la Ville et des Affaires sociales sur la prévention spécialisée, au cours de laquelle il ne désespère pas de voir certaines de ces propositions étudiées. « Si le Conseil technique des clubs et équipes de prévention spécialisée a été supprimé, tout n’est pas perdu et nous espérons qu’un espace de réflexion, en lien avec l’Etat, puisse exister sous une autre forme », explique Eric Riederer.