Pierre Laroque était un haut fonctionnaire, un grand commis de l’Etat. Il est considéré comme le père de la sécurité sociale pour avoir rédigé, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les ordonnances fondatrices de notre système de protection sociale. Il a occupé ensuite différentes fonctions au Conseil d’Etat, où il finira sa carrière en 1980 en tant que président de la section sociale. En 1960, nous sommes en pleine période gaulliste, deux ans après l’avènement de la Ve République. Le gouvernement entend actualiser l’action publique en montrant que l’Etat se situe au-dessus des intérêts particuliers et des partis. Il veut inaugurer un certain nombre de grandes politiques marquant la distance entre le législatif et l’exécutif et soulignant la puissance de ce dernier.
Michel Debré, alors Premier ministre, lui a confié une mission de réflexion sur ce qu’il convenait de faire en faveur des personnes âgées, dans la continuité du déploiement de la sécurité sociale. Le vieillissement de la population était en effet déjà perceptible à l’époque, et il paraissait nécessaire de réactualiser cette grande politique. Pierre Laroque a alors proposé de créer une commission d’étude thématique disposant d’un temps relativement long pour mener à terme sa réflexion. Elle a été intitulée « commission d’étude des problèmes de la vieillesse ». Il s’agissait d’établir un rapport prospectif sur ce qu’il fallait faire, dans le domaine de la vieillesse, pour les vingt années à venir. Pierre Laroque voulait changer de vision en s’interrogeant sur la place de la vieillesse dans la société française et sur la politique à mettre en œuvre pour que cette place soit à égalité avec celle des autres catégories de la population. Dans son esprit, les vieux devaient être considérés comme des citoyens à part entière.
Pierre Laroque a toujours eu des liens assez forts avec les chercheurs et les universitaires. Pour cette commission, il s’est inspiré du système des commissions royales britanniques, qui l’avaient beaucoup impressionné lorsqu’il travaillait auprès de De Gaulle à Londres. Il a ainsi constitué une équipe de taille réduite, ne comptant que cinq universitaires de renom et quatre personnalités qualifiées. Douze rapporteurs, choisis au sein de la haute administration, complétaient le dispositif. Au cours de son travail, la commission a auditionné de nombreuses personnes, notamment des professionnels et des élus locaux développant des réponses nouvelles, comme les services à domicile. Elle est même allée voir – et c’était alors novateur – ce qui se faisait à l’étranger. Ce travail a duré deux ans, un temps suffisamment long pour pouvoir construire un diagnostic et poser les bases d’une politique de la vieillesse.
La généralisation de la retraite en 1945 avait été une grande innovation. Pour autant, elle ne parvenait que progressivement à sortir les vieux du dénuement. Pour les commerçants, les artisans ou les agriculteurs, le système tardait à se mettre en place. Il fallait donc répondre aux besoins de tous ces vieillards laissés-pour-compte par la Nation. Il faut se rappeler que, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les vieux représentaient la majorité des populations pauvres des pays industrialisés. Il était urgent de rehausser leur niveau de vie grâce aux retraites mais aussi, pour les plus nécessiteux, par des actions d’aide sociale. Toutefois, dans les années 1960, le paysage avait déjà bien évolué. Pour mémoire, les retraites complémentaires ont été généralisées avec la création de l’ARCCO en 1961. On voyait donc émerger une population de personnes âgées moins démunies, disposant de retraites plus substantielles et aspirant à d’autres choses qu’à des mesures d’assistance. Cette évolution a été au cœur de la réflexion du groupe de travail mené par Pierre Laroque.
La plus importante était qu’il fallait changer radicalement d’orientation. La question du niveau de vie n’apparaissait pas comme centrale, mais seulement comme un moyen d’atteindre l’objectif prioritaire de la politique de la vieillesse nouvellement forgée, à savoir maintenir les personnes âgées dans une vie la plus normale possible. C’est l’un des apports majeurs du rapport « Laroque », et il reste d’actualité. Adapter la société française au vieillissement, c’est aussi chercher à mieux travailler avec une population active en moyenne plus âgée en essayant de maintenir la compétitivité de ceux que l’on appelle les « seniors ». C’est aussi là que réside l’actualité de la réflexion de Pierre Laroque. Pour lui, il fallait traiter toutes les conséquences sociales, économiques et humaines du vieillissement démographique. Ce qui suppose autant une politique du travail et de l’emploi qu’une intervention sur le niveau et le mode de vie des personnes âgées. Pour cela, un ensemble d’actions menées à différents niveaux lui paraissait nécessaire.
Cette petite commission, située au-dessus des intérêts politiques et sociaux, a été très innovante. A l’époque, le rapport a été épuisé en quelques semaines. Ce qui prouve qu’il proposait une vision neuve et attendue. C’était la première fois que l’on réfléchissait à une politique spécifiquement destinée à la prise en charge de la vieillesse. Des professionnels se sont appropriés ses propositions. On a vu ainsi fleurir dans toute la France des clubs ouverts aux personnes âgées, leur donnant accès à toutes sortes de pratiques culturelles. Il a cependant fallu du temps pour que les premières mesures inspirées du rapport soient véritablement mises en œuvre, à partir de 1970, avec le programme consacré aux personnes âgées dans le VIe plan (1971 à 1975). La France sera longtemps pionnière dans le domaine du développement de services à domicile. Ceci découle directement du principe posé par le rapport selon lequel il est essentiel de maintenir les personnes âgées dans leur milieu de vie habituel. Le texte insistait sur l’importance de ne pas reléguer les personnes âgées et de rompre avec une vision déficitaire du vieillissement, malheureusement toujours prégnante. Par ailleurs, le rapport est à l’origine de la création des réseaux de gérontologie. Pierre Laroque a lui-même initié la Fondation nationale de gérontologie qui vient d’être liquidée[1]. En revanche, parmi les propositions du rapport, tout ce qui concerne le travail et l’emploi a été assez peu suivi d’effets.
Il nous oblige à réfléchir sur ce qu’est une politique globale de la vieillesse et sur la nature réelle du vieillissement démographique. La réponse n’est pas seulement la dépendance. La vieillesse doit être considérée comme un moment où l’on reste citoyen. C’est ce que voulait exprimer l’expression « troisième âge », qui dit bien qu’il y a un troisième temps de la vie, celui de la retraite, durant lequel on demeure inséré tout en conservant ses droits. La politique de la vieillesse définie dans le rapport « Laroque » concerne toutes les personnes âgées, et pas seulement les plus démunies. « Les personnes âgées sont des citoyens comme les autres. Elles contribuent à la prospérité du pays tant par leur place dans la production que comme consommateurs », écrivait Pierre Laroque. Nos responsables politiques actuels seraient bien avisés de relire ces lignes à l’heure où l’on ne s’intéresse aux personnes âgées que comme consommateurs pour tirer l’économie grise ou au travers du prisme de la dépendance. Certes, en 1960, on ne parlait pas encore de dépendance, mais le phénomène existait déjà. On a simplement déplacé les bornes de la dépendance, les personnes âgées restant en bonne santé plus longtemps. Et je suis désolée de l’état du débat sur la future autonomie, qui confond vieillesse et vieillissement. C’est une vision complètement fausse des choses.
La sociologue Anne-Marie Guillemard est professeure émérite des universités et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Elle préface la réédition du Rapport Laroque (Ed. L’Harmattan, 2014). Elle a par ailleurs publié Les défis du vieillissement. Âge, emploi, retraite : perspectives internationales (Ed. Armand Colin, 2010).