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Dépasser les peurs

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Des professionnels du secteur social ont élaboré une méthode de gestion des situations de violence qu’ils diffusent progressivement auprès des travailleurs sociaux. Objectif : maîtriser ses émotions et adopter un savoir-être permettant de mieux vivre les moments de crise. Reportage dans les Alpes-Maritimes.

Lucette Cauvet arrive à La Couronne d’or, un internat de Cannes, avec Kim, 14 ans, qui sort de garde à vue pour des violences commises dans un autre service du Foyer de l’enfance des Alpes-Maritimes. L’éducatrice doit présenter le jeune homme à la nouvelle équipe qui l’accueille. Mais après quelques instants, la scène tourne mal : Kim refuse de partager une chambre, exige son propre espace, et le ton monte. « J’reste pas ici, moi, si vous m’mettez avec quelqu’un, j’vais tout casser. Vas-y, appelle ton directeur ! », s’énerve-t-il en se levant pour mieux impressionner Issam Tebib, éducateur, assis de l’autre côté du bureau. Lucette Cauvet parvient à le calmer et à l’entraîner vers les chambres pour qu’il découvre les lieux, mais, dans l’escalier, l’adolescent se confronte de nouveau à l’éducateur… Sauf que le jeune en colère est en réalité un formateur d’une trentaine d’années. Dans ce service cannois du Foyer de l’enfance, une caméra filme cette scène où seuls les travailleurs sociaux jouent leur véritable rôle.

UNE MÉTHODE CONÇUE APRÈS UN FAIT DIVERS

Ces professionnels sont en formation à la méthode Gesivi (gestion des situations de violence)(1), développée depuis 2001 spécifiquement pour les travailleurs sociaux et médico-sociaux. A l’origine du projet, Didier Jaffiol, chef de service à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), associé à deux sapeurs-pompiers professionnels et à un spécialiste de la boxe française(2). En 2000, au cours d’une maraude qu’il effectuait à Marseille au nom de l’Association pour la réadaptation sociale (ARS), Didier Jaffiol a été blessé par arme à feu. « Nous avons croisé la route d’un malade psychiatrique en crise, qui a tiré sur notre véhicule sans savoir qui était dedans », raconte-t-il. Outre une blessure à l’épaule, le travailleur social a été profondément éprouvé. « Malgré ma pratique de la boxe, les entraînements réguliers et le close-combat, la stupeur, la surprise et la peur avaient changé la donne. J’ai réalisé que les techniques de défense apprises de manière théorique pouvaient se révéler totalement inutiles. »

Avec ses partenaires de savate – l’un des sports de combat qu’il pratique de longue date –, il réfléchit à l’élaboration d’une méthode qui associe des gestes et postures simples à des notions théoriques de gestion de la violence et de prévention des conflits. Pour cela, il s’appuie sur les compétences de policiers, de militaires et de psychologues. « Nous nous sommes engagés dans la recherche, afin de voir ce qui pouvait convenir aux travailleurs sociaux, en fonction des situations auxquelles ils sont confrontés, et d’adapter des réponses tentées ici ou ailleurs, résume-t-il. Et nous continuons depuis lors à expérimenter des techniques et à élaborer de nouveaux outils. »

Gesivi prend en compte toutes les phases du conflit, depuis sa prévention jusqu’au debriefing des équipes. « 80 % des crises majeures se règlent de manière verbale, ajoute Rany Aklit, formateur Gesivi. Les bons mots, la bonne formulation, l’attitude adaptée peuvent aider à ramener le calme ou à maintenir un climat rassurant et apaisant. » Essentiellement préventive, la méthode apprend à désamorcer une situation en amont grâce à une panoplie de techniques souples et variées, elle enseigne un savoir-être et un savoir-faire face aux situations de violence, et permet d’assimiler des procédés pour une meilleure posture lors des moments de crise. « Il y a des signes précurseurs de la violence, et le but est d’arriver à les percevoir et à les identifier pour anticiper et comprendre, résume Didier Jaffiol. Passée cette première étape, il faut agir en toute sécurité, évaluer le danger, trouver la stratégie ad hoc avant de choisir d’intervenir ou pas. » Le tout dans le respect de chacun et la protection de l’intégrité de tous, professionnels comme usagers. « Nous, nous voulons apprendre aux travailleurs sociaux ou sanitaires à se faire respecter, mais sans mettre de claques, poursuit Rany Aklit. Sinon, un jour, il y aura des conséquences dramatiques à déplorer. » Ce qui a parfois conduit l’équipe à refuser de former certains professionnels. « Nous avons eu des demandes de la part de services d’ordre ou de centres éducatifs fermés qui avaient des méthodes un peu trop fortes à notre goût », justifie Didier Jaffiol. La formation inclut également la connaissance du cadre légal, des notions de secourisme et la gestion des émotions : « Nous essayons d’apprendre à mieux connaître ces émotions qui nous paralysent, de manière à ce qu’elles ne nous dominent plus dans les moments de crise », explique le responsable PJJ.

D’ABORD LES CADRES, PUIS TOUS LES PERSONNELS

Dans les Alpes-Maritimes, depuis quatre ans, toutes les structures appartenant au Foyer de l’enfance, gérées par le conseil général, ont été formées. « Lorsque je suis arrivé à la direction générale du Foyer de l’enfance, je connaissais déjà Gesivi, dont j’avais rencontré les fondateurs durant mon poste précédent dans les Bouches-du-Rhône, se souvient Georges Prioreschi. Pour moi, il s’agissait d’une démarche extrêmement pragmatique permettant de prévenir des actes préjudiciables à notre organisation, bienveillante à l’égard du mineur et s’inscrivant dans une logique de professionnalisation et d’amélioration de la qualité. » Les chefs de service ont été les premiers impliqués par le biais de sessions de trois jours consécutifs. « Nous étions en demande car nous avions tous été confrontés, à un moment ou un autre, à des situations très violentes, résume Joëlle Galloni, chef de service du foyer La Couronne d’or. Nous voulions connaître des techniques et apprendre à nous positionner pour mieux apaiser certaines situations. » Enchantés, les cadres ont ensuite demandé que leurs éducateurs soient formés à leur tour. « Nous avions senti que nous étions avec des professionnels qui avaient compris les situations auxquelles nous étions confrontés », relate Rahlia Djerfi, chef de service éducatif au foyer La Palombière, au Cap-d’Antibes. La formation a alors été proposée à toutes les équipes sur le mode du volontariat. Quelques-uns se sont d’abord dévoués. « Au tout début, les gens n’étaient pas très nombreux à accepter de se former, à peine 25 % des professionnels ont fait la démarche, reconnaît Didier Jaffiol. Les syndicats étaient très méfiants. Puis, progressivement, ils ont recommandé la formation à tout le personnel et ont eux-mêmes demandé qu’on revienne pour compléter les sessions. »

Ce lundi, accompagné d’un formateur, Didier Jaffiol s’est déplacé depuis Nîmes afin d’intervenir une nouvelle fois auprès des équipes de plusieurs foyers du département. Il s’agit d’évaluer les acquis des sessions précédentes au moyen d’une mise en situation, et aussi de recueillir les perceptions et avis des professionnels formés. Au préalable, Rany Aklit annonce la couleur : « Je vais vous mettre en échec. Mais vous pousser dans vos retranchements, c’est un moyen pour que vous appreniez à mieux vous connaître vous-mêmes et à maîtriser vos réactions. » Pour la première fois, ils bénéficient d’une formation qui réunit toute l’équipe de La Couronne d’or, les sessions précédentes ayant mélangé les membres de différents services du Foyer de l’enfance. Ils planchent sur la mise en situation, qui sera filmée. Tous se réunissent pour scénariser le déroulement de l’accueil du jeune Kim : « Il faudrait lui demander s’il n’a pas faim ou s’il veut boire quelque chose », évoque ainsi un agent de service. « On sort pour l’accueillir, ou bien c’est Lucette qui le fait entrer ? », interroge un moniteur-éducateur. En effet, désormais, tous les employés sont formés, du veilleur de nuit au chef de service, en passant par les maîtresses de maison, les cuisiniers, les agents de service, les moniteurs-éducateurs, etc.

UN POINT FORT, LA MISE EN SITUATION

Une fois le scénario bouclé, la scène est jouée par trois participants autour de Rany, qui incarne l’adolescent. Didier Jaffiol filme avec une petite caméra. La vidéo est ensuite diffusée à toute l’équipe pour mettre en évidence les points forts à encourager et les erreurs à ne pas commettre. « On aurait pu le mettre plus à l’aise », suggère ainsi un moniteur-éducateur en observant la scène. « En effet, lui renvoie Rany. Lui proposer, par exemple, de retirer sa veste, car plus on a chaud, moins on est à l’aise et plus on risque de s’énerver facilement. » Un autre professionnel remarque que le verre d’eau qui avait été prévu dans le scénario a finalement été oublié. Interrompant régulièrement la diffusion, Didier Jaffiol précise à son tour qu’il faut rester attentif au langage paraverbal émis : « Regardez, un professionnel qui reste les bras croisés, cela ferme l’échange, et si vous avez en face de vous quelqu’un qui présente des troubles aigus du comportement, il y sera très sensible. » Rany remarque, lui, que Lucette a parfaitement su détourner l’attention de l’adolescent lorsqu’il a commencé à s’opposer à l’éducateur au sujet de la chambre double. « Il faut savoir différer l’objectif quand la situation commence à déraper », explique-t-il. En revanche, l’ultime confrontation dans l’escalier est l’exemple de situation qu’il faut éviter, compte tenu des risques que représente le lieu.

La demi-journée se terminera par la rédaction des objectifs d’accueil, qui aident à prévenir les situations difficiles. Puis chaque agent complète un formulaire d’évaluation sur son vécu de la formation. La mise en situation y apparaît comme un point fort de la méthode. « Cela bouleverse les stagiaires, mais c’est aussi ce qu’ils déclarent avoir le plus apprécié dans la formation, note le cofondateur de Gevisi. Parce qu’ils s’aperçoivent qu’ils sont capables de faire face, et qu’ils se surprennent eux-mêmes. » Il relève également les souffrance vécues par les professionnels : « Souvent, les gens expriment le regret de n’avoir pas été formés plus tôt. Ils s’inquiètent de ne pas avoir su gérer des situations et de n’avoir pas suffisamment compris les personnes qu’ils étaient censés accompagner. »

Durant cette matinée cannoise, certains sont pourtant restés un peu dans leur coin. En effet, des agents de service ne se reconnaissent pas dans le travail d’équipe proposé. « Moi, je stresse dès que j’ai passé le portail, confie l’un d’eux. Je trouve qu’on n’est jamais informés des dangers que représentent ces gamins et, quand il y a des altercations, quand ils nous insultent, on n’est pas soutenus par les éducateurs. Même si je dois reconnaître que je domine mieux mes émotions depuis la formation. » Joëlle Galloni, chef de service du foyer cannois, reconnaît que les rapports au sein de l’équipe peuvent être parfois tendus : « C’est un problème que nous reconnaissons, mais à présent, au moins, ils arrivent à le verbaliser, explique-t-elle. Il nous faudrait pouvoir bénéficier d’une médiation ou d’un travail de supervision de l’équipe. »

Ce manque de cohésion ne doit pas être pris à la légère. Quand une équipe est dépassée par des faits de violence, verbale ou physique, le problème peut s’en trouver accentué et se traduire par des conséquences délétères sur l’ambiance de travail. « Sans ce ciment, les agents sont victimes d’usure professionnelle, l’équipe s’étiole, et on peut observer des arrêts de travail à répétition, des conflits ouverts sur lesquels il faut mettre des mots en réunion d’équipe, confirme Didier Jaffiol. L’idée de notre méthode est d’intervenir avant ce stade, mais parfois nous arrivons trop tard. Certaines équipes sont brisées par ce qu’elles ont vécu. » Il a ainsi rencontré des équipes qui ont vu mourir des jeunes à la suite de règlements de comptes entre bandes. « Nous pouvons essayer de remettre du lien dans les équipes, mais dans ce genre de situation, la souffrance des agents est trop grande », note le formateur.

La situation n’est certes pas aussi dramatique à La Couronne d’or, , mais la satisfaction des éducateurs après la formation apparaît évidente, même si tous n’y ont pas puisé exactement les mêmes ressources. « Cette formation m’a permis de conforter certaines postures que j’utilisais dans les moments de crise, confie Sandrine Fernandez, éducatrice spécialisée. Comme ne pas aborder un jeune de dos, ou utiliser la “triangulation”[3] chaque fois que cela est possible. Mais l’humeur, la fatigue, les relations qu’on a avec nos collègues jouent toujours un rôle important dans la gestion des situations. » De son côté, Lucette Cauvet n’est pas sûre qu’elle saura utiliser les techniques apprises. « Pourtant, je suis rassurée de les connaître, avoue-t-elle. Savoir que je peux me protéger m’aide dans la gestion de mon stress. »

Au foyer La Palombière, toute l’équipe est également ravie. « Trois mois après la formation initiale avec Gesivi, nous avons vécu un “clash” important, se souvient Stéphane Gasiglia, moniteur-éducateur. Un de nos gamins s’est énervé et a défoncé une porte. Nous avons agi en équipe, en séparant le groupe de celui qui était agressif afin d’éviter l’escalade. Et ce que l’on avait appris m’a permis d’éviter de m’énerver et de canaliser ma propre violence verbale. Un simple regard de ma collègue m’a calmé. » Pour sa part, la maîtresse de maison confirme se sentir plus à l’aise au quotidien. « J’ai beaucoup moins peur, reconnaît-elle. Avant, quand il y avait des crises, je ne sortais pas de la cuisine. Maintenant, je sais que ma présence peut être utile, même en cas de violence verbale, pour éviter que la situation dégénère. »

DES PROFESSIONNELS PLUS À L’AISE AU QUOTIDIEN

Depuis sa création, la méthode Gevisi a été diffusée auprès d’équipes de la protection judiciaire de la jeunesse, de techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF), de soignants dans des services qui accueillent des traumatisés crâniens, d’enseignants spécialisés en instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques… Plus de 2 000 professionnels ont été formés. Les sessions se déroulent en général selon des cycles de trois ou quatre ans. « Il s’agit de former des équipes au complet, on ne peut donc pas extraire leurs membres de leur lieu de travail tous en même temps, détaille Didier Jaffiol. Puis nous revenons pour faire de l’analyse des pratiques en équipe, une fois par an. » Des interventions ont été tentées au sein des instituts de formation au travail social. « Mais c’est moins efficace, remarque le chef de service PJJ. Il faut que les professionnels aient vécu de réelles situations de violence pour bien appréhender l’intérêt des outils que nous leur transmettons au quotidien. » En outre, afin de dispenser gratuitement cette méthode auprès des femmes dans les quartiers sensibles du sud de la France, ses fondateurs ont créé en 2004 l’association Transfaq.

« Nous n’avons pas encore réalisé l’évaluation globale avec les personnels, note pour sa part Georges Prioreschi, directeur général du Foyer de l’enfance des Alpes-Maritimes. Ce que je peux dire, c’est que les événements de violence qui avaient tendance à augmenter dans nos établissements se sont stabilisés, et diminuent même depuis deux ans. Et nous avons moins de déclarations d’accidents du travail. » De son côté, Rahlia Djerfi, chef de service éducatif à La Palombière, ne déplore depuis plusieurs années aucun passage à l’acte de la part des jeunes sur des membres de l’équipe. « C’est aussi lié à la très bonne cohésion de cette équipe, explique-t-elle. Mais je vois bien que les professionnels se saisissent des outils transmis par la formation. »

Pour l’avenir, les fondateurs de Gesivi ont déposé leur méthode et sont constitués en entreprise, afin de poursuivre leur développement. « Nous avons de nombreux projets, explique Didier Jaffiol. Mais il nous faut recruter. Nous recherchons notamment des femmes travailleuses sociales qui puissent intégrer notre équipe. Car, selon moi, seul un travailleur social peut transmettre les bonnes techniques et attitudes à d’autres travailleurs sociaux. » Rany Aklit, qui s’est déplacé pour animer la formation dans les Alpes-Maritimes, n’est pourtant pas un travailleur social. « En général, je ne dis pas dès le début de la formation quelle est ma profession, explique-t-il, car je suis… policier. Cela attise un peu la curiosité des stagiaires, mais peut surtout générer certaines résistances. » « Ça fonctionne bien, parce que Rany est proche de nous, qu’il connaît parfaitement la méthode et qu’il y a une communauté de vues, mais nous avons vraiment besoin de travailleurs sociaux », conclut Didier Jaffiol.

Notes

(1) Gesivi Système : 30100 Alès – Tél. 06 10 91 06 77 ou 06 64 55 52 99 – http://gesivi.fr.

(2) Les trois autres fondateurs de Gesivi sont Christian Aït, professeur de savate-boxe française, Laurent Joseph, lieutenant-colonel des sapeurs-pompiers, et Pierre-Jacques Boulet, capitaine des sapeurs-pompiers.

(3) Une méthode d’intervention où deux professionnels coordonnent leur action auprès d’une personne en crise.

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