« En mai 2007, en prenant mes fonctions de président du Conseil technique de la prévention spécialisée (CTPS)(1), j’ai fait le constat qu’après les émeutes de novembre 2005 aucune analyse en profondeur de ces événements n’avait été vraiment menée par le secteur social afin d’en tirer quelques conclusions et préconisations(2). Considérant alors que la prévention spécialisée intervenait le plus souvent dans des quartiers où la fracture sociale pouvait se confondre assez largement avec une fracture ethnique, culturelle, et religieuse, j’ai estimé qu’elle devait avoir des choses intéressantes à dire sur ce sujet. En conséquence, j’ai proposé la création, au sein du CTPS, d’une commission spécifique sur le thème de la diversité culturelle dont j’ai assuré directement l’animation, en m’appuyant sur l’expérience que j’avais acquise, quelques années auparavant, en tant que secrétaire général du Haut Conseil à l’intégration (HCI)(3).
Son rapport, intitulé “La prévention spécialisée à l’heure de la diversité culturelle : état des lieux, questionnements, initiatives, projets innovants en matière de développement social communautaire”, a été publié en septembre 2009(4). Sachant que les questions liées à la diversité culturelle pouvaient susciter de vifs débats à tous les niveaux de la société, j’avais proposé aux membres du CTPS de bien vouloir considérer que le corps de ce document constituait plus un support pour des réflexions à poursuivre au sein des équipes qu’un ensemble d’analyses unanimement partagées. Cependant, les propositions présentées en conclusion, qui ne reprenaient d’ailleurs pas toutes les pistes explorées au fil des différents chapitres, ont été approuvées explicitement par l’assemblée plénière du conseil technique. Elles visaient principalement à permettre à ce secteur particulier de la protection de l’enfance de jouer un rôle accru dans les territoires où vivent de nombreuses familles en difficulté, issues de l’immigration.
Toutefois, cinq ans après la publication de ce rapport, et malgré les efforts méritoires déployés par le Comité national de liaison des acteurs de la prévention spécialisée (CNLAPS), à travers notamment ses journées nationales d’études et ses programmes de formation, pour populariser plusieurs de ses préconisations, force est de constater que la prévention spécialisée n’a pas pris toute la place qu’elle aurait dû sur ce sujet de société. Au contraire, on a pu observer, ces dernières années, que la pertinence de ses interventions avait été mise en question dans plusieurs départements, et qu’elle peinait à être prise en considération au plan national.
Toutefois, notre pays venant d’être victime d’attentats terroristes, commis par plusieurs de nos jeunes compatriotes “issus de la diversité”, endoctrinés par un islamisme radical et criminel, il faut que le gouvernement se donne l’ambition de construire un volet éducatif et social adapté à cette situation nouvelle, au-delà des premières annonces, surtout sécuritaires, qui viennent d’être rendues publiques. En effet, ces mesures, adoptées dans l’urgence, ne pourront pas répondre, à elles seules, au défi sociétal auquel nous devons faire face. On ne peut d’ailleurs que s’inquiéter des sanctions, extrêmement sévères, qui ont été prises à l’encontre de certains jeunes de banlieue ayant manifesté, à leur façon habituelle, leur refus du slogan “Je suis Charlie”.
En effet, le challenge sans précédent auquel nous sommes confrontés est de faire société avec nos jeunes compatriotes issus de notre immigration postcoloniale en sachant que cette immigration est un phénomène durable appelé à se poursuivre. Pour François Héran, ancien directeur de l’Institut national d’études démographiques, celle-ci continuera suivant des hypothèses allant de “l’infusion durable” à “l’intrusion massive”. Dans son ouvrage Le temps des immigrés(5), il insiste sur le fait que l’insertion de ces migrants, et de leurs descendants, dans notre société est un défi majeur à relever, au même titre que celui du vieillissement général de la population. Des évolutions aussi importantes qui modifient l’identité d’une société doivent être accompagnées socialement en faisant preuve de beaucoup de pédagogie.
Sur ces questions délicates et sensibles, les équipes de prévention spécialisée disposent d’une expérience singulière acquise, au quotidien, auprès des familles précarisées et des jeunes en mal-être identitaire, souffrant de carences affectives et éducatives. Elles peuvent mettre en œuvre, localement, des réponses, modestes mais originales, leur permettant de travailler efficacement avec des parents issus de l’immigration, trop souvent stigmatisés pour leur incapacité à empêcher les dérives délinquantes de leurs enfants. Les responsables de ces équipes peuvent aussi construire, avec les autres acteurs locaux (élus, enseignants, intervenants sociaux, médiateurs, animateurs, etc.), des démarches partenariales adaptées aux problématiques de ces populations en manque de reconnaissance.
Toutefois, pour répondre efficacement, dans son domaine, aux défis sociaux d’aujourd’hui, la prévention spécialisée doit faire évoluer ses méthodes et ses outils d’intervention. Il faut rappeler que les travaux de l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée, pris en considération pour la préparation de la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance, ont montré que les quatre cinquièmes des signalements d’enfants en danger concernaient des familles qui ne parvenaient plus à assurer leur fonction éducative pour des raisons qui n’étaient qu’assez rarement économiques à titre principal. La prévention spécialisée, sans chercher à imposer un “modèle familial” particulier, doit donc s’attacher à renforcer ce que la philosophe américaine martha Nussbaum appelle la “capabilité” des familles, démarche qui a permis au Québec de diminuer de 50 %, en vingt ans, le nombre de placements d’enfants en danger.
Au niveau des différents territoires, les comités de pilotage de la prévention spécialisée, qui réunissent les élus, les partenaires, et les responsables des équipes, doivent réinterroger la place respective à réserver à chacune de ces quatre modalités traditionnelles d’intervention : le travail de rue, les actions collectives, les actions sur le milieu, et les actions éducatives individuelles. Dans un contexte de massification des problèmes et de multiplication du nombre d’intervenants sur le terrain, il apparaît indispensable que les actions sur le milieu, qui font appel aux ressources des usagers, soient réhabilitées et développées dans une approche de développement social local. Le travail de rue, qui fait la spécificité de la prévention spécialisée, devant rester, bien évidemment, la clé de voûte de ses interventions.
Largement ignorées en France, mais développées dans le monde anglo-saxon et dans des pays émergents, les “interventions sociales communautaires” partent du principe que les hommes vivent au sein de “communautés” multiples (famille, quartier, église, associations, collectifs de travail, etc.) au sein desquelles ils se réalisent en tant qu’individus. Une utilisation plus systématique de ce lien “communautaire” par les équipes de prévention spécialisée, y compris quand il s’exprime au plan ethnique, culturel, ou religieux, pourrait aider beaucoup d’adultes, actuellement dévalorisés, à reconquérir l’autorité que les jeunes leur ont confisquée dans les quartiers ghettoïsés et à retrouver ainsi une place de citoyen. Ce serait aussi un moyen efficace de contrer le développement du fondamentalisme islamique aujourd’hui à l’œuvre dans beaucoup de cités.
Il faut rappeler qu’une recherche-action, tout à fait intéressante, conduite il y a quelques années par le CNLAPS Grand-Est(6), a montré qu’il était possible de mieux travailler, dans les quartiers, avec les populations issues de l’immigration. Elle avait été engagée à l’issue d’un voyage humanitaire en Algérie, qui avait été l’occasion de beaucoup de questionnements réciproques entre jeunes, parents, et éducateurs, presque tous d’origine algérienne. Ces questionnements, en touchant à l’intime, avaient rendu visible, pour l’équipe éducative, la complexité des liens qui pouvaient exister, chez ces jeunes, entre construction identitaire, transmission intergénérationnelle et intégration sociale.
Dans le cadre de cette recherche-action, des débats ont pu être organisés, au cœur même des quartiers, sur les questions qui fâchent (importance du religieux, violences intrafamiliales, mariages forcés, répudiations, certificats de virginité, etc.). Ces rencontres, auxquelles avaient été invités tous les autres acteurs du quartier, ont contribué à faire évoluer les pratiques professionnelles de tous. »
Contact :
(1) Le CTPS a été supprimé, de fait, au 1er janvier 2015 – Voir ASH n° 2893 du 16-01-15, p. 40.
(3) Voir notamment le rapport du HCI « L’islam dans la République » – Novembre 2000 – Disponible sur
(4) Voir ASH n° 2627 du 9-10-09, p. 22. Une recherche-action sur les interventions sociales communautaires (2013-2015) a également été lancée par le réseau SPISC (Séminaire pour la promotion de l’intervention sociale communautaire) – Voir ASH n° 2886 du 5-12-14, p. 29.
(5) Le temps des immigrés : essai sur le destin de la population française – Ed. du Seuil – Coll. La république des idées, 2007.