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« Dans le secteur social et médico-social, la parole n’est pas libérée »

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Y a-t-il un malaise dans les institutions sociales et médico-sociales ? Pour Jean-Louis Deshaies, consultant et ancien directeur d’établissement, c’est une évidence. Un malaise nourri, explique-t-il dans son livre « Briser l’omerta ! », des non-dits sur les micromaltraitances qui émaillent le quotidien des institutions. Pour briser cette loi du silence, il appelle à oser le dialogue.
Que recouvre cette loi du silence que vous dénoncez ?

Le titre est fort, mais c’est la réalité. Dans beaucoup d’institutions, il existe trop de non-dits et d’évitements sur des micromaltraitances au quotidien. J’entends par-là des brimades, des petites négligences, de l’autoritarisme, des plaisanteries douteuses. Je pense à ce médecin qui avait fait preuve d’un humour déplacé à l’encontre d’une résidente d’une MAS [maison d’accueil spécialisée]. Il avait dit, sur le ton de la plaisanterie, qu’il ne pouvait pas faire sa mammographie parce qu’il ne pouvait pas en faire le tour… Sous couvert d’humour, il s’agissait bien de maltraitance. Ces petits événements qui paraissent sans gravité sont en réalité les pires car ils génèrent trop souvent des pactes de non-agression au sein des structures. Ceux qui pourraient dire les choses ne le font pas parce qu’eux-mêmes ne se sentent pas tout à fait irréprochables. Dans les établissements du secteur, beaucoup de choses fonctionnent bien, mais elles ne doivent pas masquer ces dysfonctionnements qui peuvent être graves.

Ces micromaltraitances sont-elles inévitables ?

Non, à condition que l’on soit en situation de se dire les choses. On devrait pouvoir s’autoriser à interpeller un directeur ou un chef de service sans que celui-ci se sente attaqué dans ses qualités managériales. Il n’y a pas de noblesse de fonction. Pourquoi une secrétaire ne pourrait-elle pas reprendre un soignant ou un travailleur social dont elle pense qu’il a eu une attitude inadaptée face à un résident ? Cela ne signifie pas qu’elle soit autorisée à porter un jugement ou à stigmatiser le professionnel. Simplement, elle pourrait mettre des mots sur ce qu’elle a ressenti. Les professionnels sociaux et médico-sociaux ont affaire à des publics difficiles et vulnérables. Ce n’est pas un travail facile et ils peuvent avoir parfois des réactions inadaptées. Trop souvent, on en parle dans les couloirs, pas là où il faudrait. La principale difficulté au sein des institutions est de ne pas savoir habiter les espaces où l’on devrait pouvoir se parler en toute sérénité. Il faut que les bons sujets soient traités au bon endroit, au bon moment et avec les bonnes personnes.

Le secteur multiplie pourtant les réunions d’équipe…

Les réunions existantes devraient en effet suffire, mais ce n’est pas le cas. Je suis toujours un peu étonné quand, dans certaines institutions, on attend la réunion obligatoire sur le droit d’expression pour dire les choses. Ce droit d’expression a été créé pour des secteurs d’activité où les lieux de dialogue sont quasi inexistants. Mais dans le secteur social et médico-social, les moments où il est possible de s’exprimer sont quand même nombreux. Cette parole n’est pas libérée, l’animation reste souvent très directive et les gens ne s’autorisent pas à dire ce qu’ils pensent. Pourtant, plus on peut dire les choses, mieux l’institution fonctionne. Le fléau, ce sont ces non-dits plus ou moins conscients. Souvent, lorsque je démarre une évaluation, le directeur de la structure me dit : « Surtout, pas de vagues ! » Mais le but de l’évaluation consiste justement à mettre tout à plat. Malheureusement, les évaluations ont tendance à être normatives. On s’en tient au respect des formes et des procédures, mais derrière ces belles vitrines où tout est bien en ordre, les choses fonctionnent parfois très différemment.

Des usagers aux directions en passant par les professionnels, tous sont responsables ?

Au départ, je pensais que lorsque les choses dysfonctionnaient dans une institution, c’était de la seule responsabilité du management. Mais force est de constater que toutes les catégories ont leur part dans cette loi du silence. Il existe des micromaltraitances à tous les niveaux, même du côté des autorités de contrôle. Celles-ci sont en effet trop souvent dans une approche réglementaire, alors que leurs priorités devraient être le conseil, le soutien, l’aide à la réflexion sur les projets, avant la démarche de contrôle proprement dite. Les organismes gestionnaires ont eux aussi un rôle à jouer. Ils doivent recruter des directeurs capables de faire bouger les choses, d’impulser un fonctionnement dans lequel la dynamique institutionnelle va être privilégiée. Or c’est loin d’être toujours le cas. De même, les cadres ont une grande part de responsabilité. Un professionnel bien traité est un professionnel bien traitant. Ce devrait être une règle de base du management. Les cadres dans les établissements sociaux et médico-sociaux doivent donc avoir le souci concomitant du bien-être des usagers et des professionnels. Il ne peut pas y avoir de qualité de service si les professionnels n’exercent pas leur métier dans de bonnes conditions. J’utilise souvent cette formule : chacun a sa place, mais chacun à sa place, qu’il s’agisse des usagers, des familles et des professionnels… Cela concerne aussi les représentants du personnel. Dans certaines structures, ils ont clairement pris le pouvoir. Les instances représentatives du personnel sont indispensables à la mise en oeuvre du dialogue social, mais elles ne dirigent pas les institutions.

Qu’est-ce que la règle des trois P ?

Elle est issue d’un ouvrage écrit par des entrepreneurs, qui m’a beaucoup marqué. Le premier P, c’est la protection. Pour que les usagers et les professionnels soient protégés, il est nécessaire qu’il existe une règle du jeu bien posée avec des projets écrits. Il faut aussi qu’un certain nombre de valeurs soient partagées. Le deuxième P, c’est la permission. Les gens doivent se sentir autorisés et même encouragés à prendre la parole, y compris pour manifester un désaccord vis-à-vis d’un collègue ou d’un responsable. Tout le monde a des choses à se reprocher. Il faut donc être dans une logique de remise en cause réciproque en apprenant à balayer devant sa porte. Quant au troisième P, c’est le pouvoir. Cela signifie qu’il faut accorder aux professionnels une marge de manœuvre suffisante dans l’exercice de leur métier. Avec un système centralisé, les gens se sentent comme des exécutants et les risques de dysfonctionnements augmentent.

Comment améliorer cette situation ?

Je suis un farouche défenseur des recommandations de l’ANESM [Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux] en matière de bonnes pratiques professionnelles. Je prône également l’analyse des pratiques, à condition que celle-ci ne se transforme pas en exutoire pour casser du chef ou de l’institutionnel. Il faut aussi se pencher sur la question de la formation continue, qui me paraît essentielle. Par exemple, les EHPAD [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes] accueillent de plus en plus de personnes désorientées, souffrant des maladies d’Alzheimer ou de Parkinson. Accompagner ces personnes âgées perturbées, parfois agressives, n’est pas facile. Si les aides-soignants et les AMP [aides médico-psychologiques] ne bénéficient pas de formations complémentaires, ils vont être en difficulté. Malheureusement, il existe dans le secteur une forme de culpabilisation sur la formation. On a tendance à considérer que lorsqu’on est en réunion ou en formation, on n’est pas productif. Mais ce qui compte, c’est la qualité de la présence et pas la quantité. Si un AMP travaille 30 heures dans la semaine auprès des usagers mais qu’il est sans cesse parasité parce qu’il n’a pas les bonnes informations ou qu’il est déstabilisé par le comportement des usagers, ces 30 heures ne seront pas de grande qualité. Il est donc essentiel de conserver des temps pour réfléchir aux postures éducatives et soignantes, à l’organisation, et se former.

Peut-on briser cette omerta sans être soi-même pointé du doigt ?

Ce ne peut pas être un acte individuel, même animé des meilleures intentions du monde. Il faut une volonté collective avec un diagnostic partagé afin que les uns et les autres prennent conscience de ce qui ne va pas et qui peut être amélioré. Il faut avoir le courage de se dire les choses. Ce diagnostic partagé doit permettre à chacun de s’exprimer en toute liberté. Il est donc préférable qu’il soit réalisé par un tiers. Je pense à cet établissement dans lequel des professionnels épiaient les cadres pour vérifier s’ils s’étaient bien lavé les mains en sortant des toilettes… Véridique ! Lors du diagnostic partagé, cela a été dit, et ceux qui étaient concernés ont reconnu qu’ils avaient vraiment dépassé les bornes. Au final, je reste optimiste, on peut toujours améliorer les choses, à condition, encore une fois, que l’on puisse s’exprimer.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Jean-Louis Deshaies est consultant-formateur sur le management, la mise en œuvre de projets et l’optimisation du fonctionnement des organisations. Educateur spécialisé et ancien directeur d’établissement, il a créé le cabinet Efficio. Il publie Briser l’omerta ! (Ed. Presses de l’EHESP, 2014).

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