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Transition vers la vie sociale

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Au centre Mogador, à Paris, une équipe de médecins, de psychologues et de formateurs accompagne des personnes souffrant de troubles psychiques sur le chemin de l’insertion sociale et professionnelle. Un parcours qui mêle soins de réadaptation et apprentissages.

Dans le hall d’entrée où se dresse un sapin de Noël, une dizaine de personnes discutent devant la machine à café. En cette fin de matinée, le groupe profite de la pause pour se détendre, avant de rejoindre la petite salle située juste en face. Le cours d’anglais reprend, sous l’œil bienveillant de James Keppie. Le responsable de la formation distribue des photocopies où apparaissent des personnes célèbres. L’occasion pour les « élèves » de revoir les verbes irréguliers et d’échanger des bribes de conversation avec le formateur. Au même moment, dans une autre pièce de ce grand appartement haussmannien situé à deux pas des grands magasins parisiens, trois personnes suivent une formation en bureautique. Anne L. se familiarise avec un traitement de texte et se fait expliquer par la formatrice comment retrouver facilement un élément dans le document volumineux qu’elle a sous les yeux.

PAS D’INFIRMIERS, NI DE MÉDICAMENTS

L’ambiance feutrée et studieuse pourrait être celle d’un centre de formation comme il en existe beaucoup. Mais le centre Mogador(1) n’est rien de cela. Anne L. est arrivée ici en septembre dernier, l’Association pour l’insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées (ADAPT) de l’Essonne lui ayant conseillé un suivi en hôpital de jour. « Ils estimaient que je n’étais pas encore prête à travailler. Je souffre d’anxiété sociale, m’a expliqué mon psychiatre. J’ai toujours craint le regard des autres, le jugement », explique Anne L.

Comme elle, une cinquantaine de personnes souffrant de troubles psychiques(2) sont accueillies dans ce dispositif de réadaptation sociale et professionnelle proposé par l’équipe(3) du centre Mogador. Créé en 1976 au sein de la Société parisienne d’aide à la santé mentale (SPASM), cet hôpital de jour se veut un espace de transition vers l’univers du travail et la vie sociale. Un hôpital qui ressemble à un grand appartement, sans infirmiers ni médicaments. « Le choix de ce lieu illustre clairement la volonté des fondateurs qu’il ne soit pas désigné comme un lieu de soins psychiatriques. Il s’agit, à travers un espace comme celui-ci, d’aider les patients à aller de l’intrapsychique, de l’intime, vers une relation avec l’extérieur, le champ social », souligne le docteur Philippe Ichou, chef de service du centre Mogador.

Ceux qui frappent à la porte de cet endroit sont parisiens ou franciliens, âgés obligatoirement de plus de 23 ans et doivent y être orientés par leur psychiatre, lequel reste le référent en matière de soins. Leur demande est alors examinée par un des quatre psychologues conseillers à la vie sociale et professionnelle, puis, dans un deuxième temps, un entretien avec le chef de service est organisé pour confirmer l’entrée dans le dispositif. Dernière marche avant l’inscription dans le champ social et professionnel, l’accompagnement mis en place au sein du centre Mogador n’est pas adapté à toutes les personnes souffrant de troubles psychiques. Certains médecins référents méconnaissent en effet le fonctionnement de ce suivi bien spécifique et le confondent parfois avec celui d’un hôpital de jour classique. « La demande pour venir ici est parfois confuse. Ainsi, la semaine dernière, on nous a adressé un patient qui se réveille tous les jours à 18 heures. Lors de l’évaluation d’une demande, on examine donc des choses très concrètes. On regarde, par exemple, si la personne a encore des crises, si elle est capable de se lever le matin pour aller à un rendez-vous, si elle prend son traitement avec suffisamment de régularité, etc. Surtout, il est indispensable que le patient soit sorti de l’hôpital depuis assez longtemps et qu’il soit passé par des étapes préalables avant de suivre ce parcours chez nous – notamment par des soins ambulatoires réguliers et des activités thérapeutiques », explique Philippe Ichou.

MÊLER APPRENTISSAGES ET SOINS DE RÉADAPTATION

L’entrée effective dans ce parcours d’une durée maximale de deux ans n’intervient qu’après une période de six semaines, durant laquelle les patients suivent un tronc commun, constitué d’un atelier quotidien de sociothérapie et de plusieurs heures d’apprentissage par semaine au sein des ateliers de bureautique et d’anglais. Les deux pôles de la démarche mise en place par l’équipe – d’une part, les apprentissages, d’autre part, les soins de réadaptation – sont ainsi présents dès le début du parcours. Anne L. est ainsi heureuse de pouvoir se remettre devant un ordinateur pour manier les logiciels de bureautique. Une nouvelle chance pour cette femme, qui souligne à quel point l’accès à un emploi est important pour lui permettre de retrouver confiance en elle et de faire des projets avec son mari. « J’ai réussi plusieurs concours administratifs, mais je n’arrive pas à rester dans les postes que l’on me propose, confie la jeune femme. On m’a toujours dit que j’étais lente et je manque d’assurance. Je suis très contente de participer à cet atelier bureautique, parce que c’est un domaine que je connais à peu près et dans lequel je veux progresser pour pouvoir enfin m’intégrer dans un travail. » La participation au groupe de sociothérapie lors de cette première phase de l’accompagnement est également primordiale pour des personnes que la maladie a coupées du monde extérieur et plongées dans une forme d’isolement.

Cet après-midi, ils sont une vingtaine à faire cercle dans la plus grande salle du centre. Certains regardent par terre, d’autres remuent nerveusement les pieds. « Qui est allé au déjeuner de Noël ? », lance Martine Delaplace, la psychologue et sociothérapeute qui encadre cet atelier, pour essayer de briser le silence qui s’installe. La discussion s’engage doucement, d’abord entrecoupée de longs silences, puis de manière plus animée.

MIEUX COMPRENDRE LA DIFFICULTÉ RELATIONNELLE

Nadège S. reste en retrait. Il lui faudra du temps avant de pouvoir se jeter à l’eau et prendre la parole. Titulaire d’un doctorat en sociologie, cette femme de 35 ans prépare aujourd’hui un concours pour pouvoir travailler dans le domaine qu’elle a choisi. Elle étudie seule, chez elle, saute les réunions de laboratoire et se rend le moins souvent possible à la fac. Accompagnée depuis plus d’un an et demi par l’équipe du centre Mogador, elle a déjà derrière elle une longue série d’hospitalisations et se montre très consciente des difficultés liées à ses troubles psychiques. « Dans le groupe de sociothérapie, je suis confrontée à la relation aux autres, et c’est la chose la plus difficile pour moi. J’ai peu de patience quand des points de vue me dérangent et j’ai tendance à rester dans mon coin. Avant, je ne prenais jamais la parole en sociothérapie. Aujourd’hui, j’arrive à le faire lorsque les groupes ne sont pas trop importants », raconte-t-elle d’une voix légèrement tremblante.

Au bout des six semaines d’évaluation, les psychologues référents élaborent, en concertation avec les patients et en lien avec leur psychiatre traitant, un programme adapté aux besoins de chacun. A l’instar de la sociothérapie, toutes les autres activités de soins proposées reposent sur le travail en groupe, en particulier pour essayer de mieux comprendre ce qui rend difficile la relation aux autres. Il s’agit notamment, comme l’explique le projet d’établissement, de s’attaquer à « la tentative d’autosuffisance ou de toute-puissance identitaire que l’on peut rencontrer dans certaines formes de psychose ».

Ce travail effectué en référence à l’autre est réalisé, entre autres, dans le groupe de jeu psychodramatique auquel participe Nadège S. En dehors de son traitement, cette dernière n’a pas de prise en charge thérapeutique à l’extérieur et dit préférer le mode participatif du jeu psychodramatique à la relation duelle avec un thérapeute : « Dans un travail où je serais assise et parlerais avec un psy, j’aurais tendance à intellectualiser, tandis que le groupe sur le jeu psychodramatique me permet de poser mon sac et de prendre de la distance avec les choses. »

Psychologue et psychodramatiste de formation, Marie-Laurence Dellac anime ce groupe tous les mardis avec deux cothérapeutes. Ce matin, des questions comme la place du père ou la peur d’aller mal, en lien avec l’image de la mère, ont pu être mises en jeu avec les trois participants, et des sentiments tels que la haine, la colère ou l’angoisse ont trouvé à s’exprimer, note la psychologue conseillère à la vie sociale et professionnelle. Loin d’une psychothérapie classique, l’adaptation du psychodrame qu’elle a mis en place se veut une sensibilisation au fonctionnement psychique du patient. « Lorsque, en entretien individuel, je suis face à une personne très fermée, dans le déni de ses troubles, je lui propose de participer à ce groupe pour lui permettre de mettre du “jeu” dans son fonctionnement. En faisant jouer une situation qui pose problème, avec des visions différentes, on va essayer de représenter un conflit intérieur », note-t-elle.

Cette question de la relation à l’autre est également abordée lors de l’activité hebdomadaire dédiée à la dynamique de groupe. S’il s’agit toujours d’effectuer un travail sur les blocages qui rendent impossible toute relation sereine avec autrui, cela se fait à travers le prisme du groupe, et non plus de manière individuelle. Après avoir remarqué les difficultés de patients au contact d’une assemblée nombreuse, l’équipe a décidé de constituer un groupe plus réduit et d’aborder différemment les problématiques relationnelles. « Certaines personnes qui arrivent au centre Mogador sont très angoissées lorsqu’elles se trouvent en présence de beaucoup de gens. Cela peut provoquer un sentiment d’échec et une grande fragilité », souligne Thierry Sevignon, psychologue conseiller à la vie sociale et professionnelle. Cette activité de dynamique de groupe invite les participants à mettre en scène les expériences qu’ils ont vécues dans des groupes depuis leur enfance jusqu’à ce jour, et à voir ce qui se joue à un niveau plus inconscient. En outre, le partage des expériences aide à atténuer le sentiment d’isolement et à recréer du lien. A l’initiative de cette activité, Nicole Robberechts, psychologue conseillère à la vie sociale et professionnelle, insiste sur l’importance de la dynamique de groupe pour avancer sur le chemin de l’insertion sociale : « L’idée est d’essayer de faire en sorte qu’au cours des quinze séances prévues pour cette activité thérapeutique, les personnes prennent conscience que le groupe n’est pas cette entité horrible qu’elles imaginent et qui va leur faire beaucoup de mal, mais un lieu de partage de choses positives. Dès lors, elles peuvent s’appuyer sur ce travail qui leur a permis de vivre au moins une fois des relations non persécutrices au sein d’un groupe, pour aller vers l’insertion. »

LE MONDE DU TRAVAIL, EFFRAYANT ET IDÉALISÉ

Les activités en groupe sont aussi un moyen d’aider les patients dans leur relation au travail. Il s’agit, là encore, de combattre les représentations souvent très ambivalentes liées au monde du travail. Dans le groupe de sociothérapie, certains évoquent la dureté de cet univers, la difficulté de s’adapter aux changements, aux missions qui nécessitent des déplacements. D’autres parlent de la violence liée à la pression du résultat en milieu ordinaire, et des injonctions d’une hiérarchie qui sont vécues sur un mode très menaçant. Mais, pour beaucoup, le travail constitue en même temps un univers idéalisé, synonyme de guérison et de normalité. Depuis quatre ans, deux psychologues de l’équipe tentent, au sein du groupe « En jeu et en réalité », de changer les regards, d’atténuer les peurs et de relativiser les enjeux du travail. « Torture », « agression », « fatigue »… Dans un premier temps, toutes les perceptions liées au travail sont livrées par les participants et listées sur un tableau, avant d’être retravaillées sous forme de courtes scènes. « Lorsqu’on fait une scène, bien souvent on se rend compte que les patients portent toute l’histoire du travail de leurs parents. Des parents qui n’ont vécu que par le travail, qui étaient conditionnés pour réussir, d’autres qui ont souffert du chômage… L’intérêt, c’est de voir ce qui se joue pour soi à travers les autres et de se sentir moins stigmatisé », précise Nadia Tighremt, psychologue conseillère à la vie sociale et professionnelle.

Pour certains patients, enfin, il est nécessaire de s’appuyer sur un travail en groupe pour aborder toutes les questions relatives à la maladie, en particulier l’impact des troubles psychiques sur la vie quotidienne. Interne en psychiatrie et coanimateur du groupe de « Psychoéducation », Thomas Bendicente commence souvent cette réunion hebdomadaire par des questions très concrètes : les informations livrées par le médecin sur la maladie, sur les effets indésirables des traitements… Rapidement, les propos se font plus intimes et les participants évoquent, parfois pour la première fois, certains à-côtés douloureux de leur maladie. « Beaucoup d’échanges tournent autour de l’absence de reconnaissance des troubles par la famille ou l’entourage proche. A force d’entendre des remarques comme “tu devrais faire des efforts” ou “sois plus dynamique”? ils finissent par se demander si tout cela n’est pas de leur faute », observe Thomas Bendicente. Certains parlent de ce qu’a représenté pour eux une hospitalisation sous contrainte, de la honte qu’ils ont pu ressentir en croisant le regard d’autres personnes. Ce travail autour de la maladie est souvent poursuivi en entretien individuel, afin de développer l’autonomie des patients à travers une meilleure connaissance de leur pathologie et de ses signaux d’alerte, et de les aider ainsi à anticiper une éventuelle prise en charge médicale.

Si, pour certains patients, l’objectif d’une réadaptation sociale ou professionnelle se révèle prématuré, d’autres parviennent à construire un projet au terme de ce parcours multidimensionnel. Chargée de gestion des ressources humaines à la Cité de la musique, Julie Heyraud met en avant l’importance d’une concertation étroite avec les équipes du centre : « Nous avons eu deux personnes en stage chez nous. Nous faisons attention à ne pas les mettre dans des services où il y a beaucoup de pression et nous privilégions les postes administratifs ou qui présentent une technicité. Mais nous devons avoir certaines in for – mations en amont sur la personne, savoir par exemple si elle n’est pas à l’aise au téléphone, ou si elle est effrayée dès qu’il y a un peu de monde. » Près de 20 % des usagers sortis du centre Mogador en 2013 ont pu intégrer un circuit pro – fessionnel, par le biais d’un emploi en milieu ordinaire ou protégé ou en entreprenant une formation. D’autres ont profité de cet accompagnement pour démarrer des études, s’engager dans des actions de bénévolat ou s’investir dans des activités de loisir. « Notre objectif, au-delà des projets précis que les patients construisent avec leurs psychologues référents, c’est qu’ils changent dans leur façon d’être présents au monde », rappelle Philippe Ichou.

Les deux heures de sociothérapie touchent à leur fin. Martine Delaplace parle de cet après, de ces patients qui ont réussi un concours ou de ceux qui, au contraire, ont renoncé à une activité professionnelle à la suite d’un stage. Nadège S. met en avant les aménagements qu’elle a obtenus sur un poste de travail en entreprise et les apports de ce suivi en termes de qualité de vie. En face d’elle, Xavier B. intervient pour témoigner de l’isolement dans lequel il vivait auparavant, et dire à quel point il se sent mieux aujourd’hui. « C’est fatigant et contraignant de prendre le métro le matin pour venir et être à l’heure, mais quand on a fait ses six heures à Mogador, c’est une victoire. Et je comprends que je peux aller mieux en voyant les autres », souffle le jeune homme.

Notes

(1) Centre Mogador : 30, rue Mogador – 75009 Paris – Tél . 0142851370 – mogador@spasm.fr.

(2) Près de 80 % des personnes suivies en 2013 présentaient des troubles schizophréniques, schizo-affectifs ou de la personnalité.

(3) La structure reçoit 800000 € de l’agence régionale de santé. Cette somme permet le financement de 8,7 équivalents temps plein, dont le médecin chef, les cinq psychologues et les deux formateurs.

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