« La fusion annoncée des métiers de niveau III (assistant de service social, éducateur spécialisé, éducateur technique spécialisé, conseiller en économie sociale et familiale, éducateur de jeunes enfants) dans le cadre de la réforme des diplômes(1), signifie leur disparition au profit d’une sorte de “travailleur social générique à options”. Pour les éducateurs de jeunes enfants (EJE), elle renvoie à une question fondamentale : sont-ils solubles dans le travail social ? N’ont-ils pas plutôt une spécificité reconnue tant au sein des établissements d’accueil du jeune enfant que des nouveaux lieux d’exercice où on fait appel à eux depuis quinze ans (maisons d’enfants à caractère social, centres maternels, etc.) ? Lorsque l’Unaforis a pris la décision de supprimer les commissions par métier en leur substituant des commissions par niveau de diplôme, c’est le sentiment partagé d’une disparition programmée du métier d’EJE qui a d’ailleurs été à l’origine de la constitution le 23 mars 2012 de l’Aformeje (Association pour la formation au métier d’éducateur de jeunes enfants), dans le cadre de laquelle cet article a été écrit(2).
Pour éclairer le débat, partons de quelques éléments simples.
1. Le rattachement des EJE au travail social se fait par la voie de la question sociale : tout travail avec les familles et leurs enfants doit prendre en compte les enjeux sociaux, éducatifs et culturels, sans oublier la responsabilité professionnelle liée à un “regard orienté“ (contrôle social). Mais l’approche “métier” de l’EJE est généraliste et non ciblée sur des problèmes sociaux des usagers. Si des contenus de formation portent sur les “situations à besoins particuliers”, c’est l’enfant, en tant que personne, et la famille, comme lieu “naturel” de sa croissance, qui sont au cœur du dispositif. L’éveil des compétences de l’enfant est un projet – et non un problème – partagé avec les parents.
2. Le travail social répond à des problèmes sociaux identifiés, à la vulnérabilité, à des manques ou déficits constatés. Soit les gens ont une demande qui les amène pour une raison ou une autre, à faire appel aux aides et services sociaux (assistance, réparation), soit ils sont l’objet d’interventions sociales (protection, dépistage). Les problèmes et les catégories sont au fondement des interventions d’action sociale, qui visent la restauration. L’EJE, quant à lui, y participe à sa manière : il est avant tout un acteur de l’éducation “aux côtés des parents” et son positionnement relève d’une intervention en amont des problèmes. C’est un travail d’éducation partagé avec les familles. Ce que vise l’EJE, c’est la création, la promotion et le maintien des conditions propres au bon développement de l’enfant.
3. La fonction éducative propre au métier d’EJE et la filière “petite enfance” que nous réclamons relèvent du service rendu aux familles, qui s’inscrit dans le cadre d’une politique nationale de prestations et d’accueils collectifs et individuels de l’enfant. Le rôle de l’EJE est, au sein d’un collectif, de créer des conditions favorables d’accueil des 0-7 ans dans une démarche de pédagogie active, en appui sur le travail d’équipe et les complémentarités des métiers.
4. Les EJE exercent massivement dans les modes d’accueil du jeune enfant : ils sont les interlocuteurs des parents dans la mission d’éducation qu’ils exercent depuis 1973. Ces modes de “garde”, d’accueil, de socialisation et d’éveil constituent (à plus de 80 %) le terrain d’emploi de nos étudiants et sont au cœur de l’identité et des pratiques psychopédagogiques fondatrices des EJE (même s’il semble qu’ils évoluent de plus en plus rapidement vers la direction). Dans ce contexte, l’activité des professionnels ne concourt que pour partie au travail social car les lieux d’accueil sont des services publics, parapublics, non lucratifs ou lucratifs, des structures de droit commun s’adressant de ce fait à tous les parents. Et la mission explicite des EJE est bien de contribuer “à la conciliation de la vie familiale et professionnelle”. La garde d’enfants, si elle n’est pas encore un droit opposable, vise à permettre aux parents (aux mères surtout) d’accéder au marché du travail ou à promouvoir un objectif d’éducation-socialisation, mais non à “faire une place” aux familles “à problèmes” afin de justifier la place des EJE dans le travail social !
5. Rappelons qu’être parent et demander à faire “garder” son enfant est une situation légitime, banale et commune. C’est dans le cadre ordinaire de cette demande que les EJE s’investissent dans l’accueil de tous, cherchent à faciliter l’intégration des enfants et de toutes les diversités. Mais ce n’est pas tant du travail social que la moindre des choses, même si cette formulation paraît paradoxale ! Ou alors il faut inscrire aussi le système scolaire et l’Education nationale dans le travail social !
Les établissements d’accueil s’inscrivent dans une réponse politique de la société, articulée aux autres besoins sociaux des habitants sur les territoires, dans le cadre d’un investissement public, au même titre que l’école ou l’hôpital. Les EJE participent à cet accueil non spécifique sans revendiquer expressément dans ce cadre une perspective préventive de dépistage ou de protection, qui est explicitement celle du travail social ; même s’ils peuvent y être conduits, ce n’est pas l’essence de leur mission. C’est le contexte qui va déterminer cette activation.
6. Par ailleurs, nous savons tous combien l’accueil des jeunes enfants est déficitaire. Alors, à quand un “service public de la petite enfance” ? La résorption du déficit de l’offre n’est-elle pas le premier pas de l’inclusion de tous, au nom de cette “cohésion sociale” tant réclamée ? Ne faisons donc pas d’un besoin légitime un problème propre aux familles en difficulté. L’accès aux structures d’accueil est certes inégal, mais on ne peut faire jouer les uns contre les autres ; tous les besoins et projets sont légitimes et doivent trouver réponse en tant que question sociale et non en tant que problème ou axe de prévention d’une difficulté sociale. Accueillir les parents en difficulté ne nous inscrit pas pour autant dans le travail social, il faut d’abord reconnaître avant tout l’exercice d’un droit commun dans le cadre de services communs !
7. Parce qu’il ne s’adresse pas, a priori, à des personnes en difficulté, le métier d’EJE ne peut être assimilé au seul travail social – il n’y appartient que pour partie ! Certes, du fait même de sa fonction de prévention primaire – qu’il partage avec d’autres – et de son expertise sur le petit enfant, le professionnel garde une proximité avec différents partenaires du secteur de l’intervention sanitaire, sociale, médico-sociale ou de la protection de l’enfance, mais il se retrouve tout autant dans le champ du développement social local ou de l’économie solidaire avec, par exemple, les crèches parentales.
Quels sont alors les enjeux en matière de formation ? A la différence des autres formations de niveau III que l’on agglomère dans la perspective d’un “travailleur social unique et polyvalent”, celle d’EJE est entièrement spécialisée sur un public a priori non déficitaire : le jeune enfant et sa famille. D’une durée de trois ans, la formation est centrée sur l’accueil et le développement de l’enfant ainsi que sur le soutien aux fonctions parentales. En outre, un tiers du temps (500 heures), à travers les domaines de compétences (DC) 3 et 4(3), est partagé avec les autres formations de niveau III.
La nouvelle architecture des diplômes qui est proposée inverse complètement le processus constitutif de l’identité du métier d’EJE. Elle vise à définir un parcours “générique” par niveau de qualification autour d’un socle commun de compétences et à proposer, à la fin, des spécialités par type de public. Or, pour les EJE, la connaissance du public est première et ne peut être finale ou “optionnelle”. En passant du général au particulier, le nouveau schéma de formation diminue par deux le temps réel de formation dédié au public et au secteur ! Le sens et la finalité du métier sont renvoyés à la fin du cursus, en complet décalage avec la demande des étudiants et des employeurs. Bien plus qu’une recomposition des professions, les propositions présentées vont entraîner la disparition pure et simple d’une formation spécifique, éducative et sociale, centrée sur le jeune enfant.
Telle qu’elle existe aujourd’hui, la formation d’EJE a permis de faire émerger, au sein du secteur de la petite enfance, un spécialiste de haut niveau dans le champ éducatif, pédagogique et social. Or la reconnaissance à terme du “travailleur social générique à spécialités” au niveau II (bac + 3, niveau licence dans le système européen) amène à s’interroger : qui, au final, occupera les fonctions éducatives AUPRÈS des enfants ? Si le niveau II apparaît comme une valorisation des professionnels, ces derniers seront-ils encore en lien avec les enfants ? Les employeurs et modes d’accueil auront-ils besoin de ce travailleur social new look dans une équipe ? Ou bien ce dernier sera-t-il dans un poste de direction ? Et quelle sera alors la qualification éducative requise pour être auprès des enfants ? Celle d’auxiliaire de puériculture avec mention éducative acquise au terme d’une année complémentaire ? Et à quel prix, à quel coût ces formations ? Ce qui est sûr, c’est qu’une formation spécifique de haute qualité d’EJE en trois ans de niveau III sera derrière nous. Les professionnels encore en poste, pourront alors pleurer et écrire “le travail social m’a tuer”. »
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(2) Ce texte ne constitue pas un point de vue officiel de l’association, même si certains éléments de celui-ci ont été coécrits lors de la dernière réunion du 16 janvier. Il n’engage que son auteur.
(3) Le DC 3 est dédié à la « communication » et le DC 4 au « partenariat institutionnel ».