On voit en tout cas surgir régulièrement des controverses et des polémiques sur leur traitement médiatique. Cela a été particulièrement vrai lors de l’élection présidentielle de 2002, durant laquelle les faits divers en banlieues ont été surmédiatisés. A la suite de ces débats, certains médias se sont engagés à parler différemment des quartiers populaires. C’est d’ailleurs ce que demandent le Conseil supérieur de l’audiovisuel et la loi sur l’égalité des chances. Mais ces promesses se révèlent en contradiction avec la priorité que de nombreux médias donnent aux faits divers. L’exemple du quartier de la Villeneuve, à Grenoble, l’a montré récemment. Il a fait l’objet d’un reportage diffusé en septembre 2013 dans l’émission Envoyé spécial. Les habitants ont été excédés par ce reportage qui, estimaient-ils, caricaturait leur quartier. Ils ont demandé un droit de réponse, qu’ils n’ont pas obtenu. Ils ont donc porté plainte, mais ont été déboutés en juin dernier.
Il ne s’agit pas d’une entreprise de disqualification délibérée de la banlieue par les grands médias nationaux. Lorsqu’on discute avec des journalistes, on se rend compte qu’ils sont sensibilisés aux discriminations et aux stigmatisations dont peuvent être porteurs les contenus médiatiques. Ils ne méconnaissent pas l’importance que leurs articles et leurs reportages peuvent avoir sur la vie des gens. Pourtant, lorsqu’on les observe travailler, on s’aperçoit que les raccourcis et les discours réducteurs qu’ils savent identifier chez leurs collègues, ils les utilisent et les défendent pour leur propre pratique. Mon hypothèse était donc que, pour comprendre cette situation, il fallait s’intéresser non à d’éventuels partis pris idéologiques ou politiques de la part des journalistes, mais plutôt au fonctionnement de leur univers professionnel. Mon hypothèse était que l’usage des stéréotypes sur les banlieues dans les médias répond à une certaine rationalité professionnelle. Pour la vérifier, j’ai enquêté durant sept ans au sein de rédactions de médias grand public, notamment au sein de la rédaction de France 2, à Paris.
Il faut d’abord rappeler que les rédactions, en particulier à la télévision, tendent à relayer le discours dominant dans le débat politique, comme la lutte contre l’insécurité, et s’organisent pour produire des reportages sur ce sujet. Mais cette organisation est aussi porteuse de sens par elle-même. Par exemple, voilà quelques années, à France 2, les services « Faits divers » et « Etranger » ont fusionné au sein d’un important service « Enquêtes et reportages ». On signifiait de cette façon aux reporters que les faits divers devenaient des sujets plus nobles. Les responsables de la rédaction font ainsi passer des normes éthiques et techniques, autrement dit ce qui est, pour eux, l’excellence professionnelle. David Pujadas, par exemple, a bâti sa carrière sur la médiatisation des déviances dans les « cités » – notamment autour de l’islamisme – et ses anciens succès l’inspirent pour diriger le journal télévisé. Ainsi, lorsque son équipe a pris des responsabilités à France 2 en 2001, il y a eu une remise en question des formes de traitement antérieures des sujets « banlieue », considérées comme « angéliques ». Mais l’organisation du travail pèse aussi sur la définition des sujets de reportages. Dans les conférences de rédaction, on ne trouve quasiment que des responsables de service, des rédacteurs en chef et des présentateurs. C’est-à-dire des personnes coupées du terrain. Or ce sont elles qui décident du contenu du journal. Les reporters proposent parfois des sujets, mais ceux-ci sont reformulés sous une forme souvent très différente de ce qu’ils avaient proposé au départ. La définition des sujets dépend en réalité bien plus des déclarations des sources dominantes – en particulier les pouvoirs publics – que de ce qui se passe réellement sur le terrain. Dans les discussions entre responsables, les stéréotypes servent alors de références communes faciles à manier, pour bâtir un sommaire de journal. Il faut compter aussi avec le poids de la concurrence. Les responsables anticipent en permanence les sujets que les autres chaînes risquent de traiter. A cela s’ajoute une concurrence au sein même des rédactions, car les chefs de service rivalisent entre eux pour « vendre » leur sujet. Ils essaient aussi d’anticiper les sujets qui pourront être retenus et tendent ainsi à se focaliser sur les mêmes thématiques.
Ces jeunes professionnels peuvent être choqués par la représentation des banlieues contenue dans les commandes qui leur sont confiées, mais, à long terme, ils finissent souvent par intégrer ces pratiques réductrices, car elles apparaissent comme la seule solution compatible avec les conditions de travail. Si les stéréotypes se reproduisent, c’est parce qu’ils sont aussi une ressource sur le terrain. Les contraintes de production sont telles qu’un reporter envoyé le matin dans un quartier n’aura pas la possibilité de découvrir le lieu dans toute sa complexité. S’il essaie de mener une enquête poussée et de comprendre les logiques sociales à l’œuvre, il ne pourra rendre son sujet à temps le soir. L’information est l’un des rares secteurs d’activité qui confectionnent chaque jour un produit nouveau. Les professionnels doivent donc s’appuyer sur des routines, des façons de faire, des techniques qui ont déjà fait leur preuve… De ce point de vue, les stéréotypes constituent un filtre qui permet de baliser le travail journalistique en sélectionnant les interlocuteurs et les paysages urbains qui collent le plus à la commande définie en amont. Par ailleurs, les jeunes journalistes issus des quartiers populaires qui parviennent à intégrer une grande rédaction y arrivent au terme d’un long processus de sélection scolaire. Au cours de cette ascension sociale par les études, ils tendent aussi à intérioriser les normes des groupes dominants. A force de traiter des déviances et d’être exposés à l’hostilité des habitants, ils finissent aussi parfois par adhérer aux discours qu’ils produisent.
Certains peuvent être tentés de se spécialiser sur les quartiers populaires en espérant pouvoir peser davantage sur les sujets. Mais la plupart du temps, les journalistes évitent de trop se spécialiser pour ne pas être cantonnés indéfiniment à la même rubrique. La spécialisation peut être un piège, en particulier dans les domaines considérés comme ingrats. Parcourir les quartiers populaires et être confronté à des habitants souvent hostiles, ce n’est pas très gratifiant. Et puis être spécialiste de la banlieue revient surtout à disposer d’un carnet d’adresses permettant d’honorer les commandes de la rédaction. Bien souvent, l’expertise du terrain n’est pas valorisée. Les jeunes journalistes issus des quartiers populaires finissent généralement par se rendre compte que la division du travail au sein des rédactions ne leur permet pas de faire valoir un autre point de vue. Leurs marges de manœuvre se limitent à un bras de fer pour changer un mot ou une image. Et pour faire accepter leurs sujets, ils sont contraints de puiser à leur tour dans les autres médias. Au bout du compte, on observe trois postures différentes. Soit le journaliste s’aligne sur ce que lui demande sa hiérarchie, estimant que les sujets « banlieue » ne valent pas la peine qu’il sacrifie sa carrière ; soit il endosse une posture critique, au risque se trouver relégué dans une niche comme les « sujets positifs » que les chaînes ont l’obligation de réaliser ; soit il finit par quitter la rédaction.
On pourrait évidemment améliorer la formation initiale et continue des professionnels, car ceux-ci sont souvent de bonne volonté. Mais une fois de retour dans leur rédaction, les routines de travail et les prescriptions des hiérarchies font qu’il est extrêmement difficile de faire évoluer le traitement de ces sujets. Il faudrait que les journalistes convaincus des effets discriminants de ces discours puissent construire un rapport de forces plus équilibré avec leur hiérarchie, surtout dans l’audiovisuel public financé par la redevance. Mais avec les problèmes économiques des chaînes, les syndicats semblent davantage engagés dans la défense des emplois et des conditions de travail que dans une discussion sur la ligne éditoriale.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Le sociologue Jérôme Berthaut est maître de conférences à l’université de Bourgogne, membre de Ciméos, son laboratoire en sciences de l’information et de la communication, et chercheur associé au laboratoire Migrations et société (URMIS-CNRS). Il a publié La banlieue du « 20 heures ». Ethnographie de la production d’un lieu commun journalistique (Ed. Agone, 2013).