L’affaire Baby-Loup reste quand même exceptionnelle de par l’ampleur politico-médiatique qu’elle a prise(1). Il n’empêche, alors que le sujet était quasi inexistant en 1992, 80 % des EJE nous ont dit lors de notre enquête (voir encadré ci-dessous) avoir été exposés à des questions religieuses émanant des usagers et parfois de leurs collègues. Ce qui s’explique aussi par le fait que près de la moitié d’entre eux occupent aujourd’hui des postes d’encadrement et que c’est à eux de répondre aux demandes spécifiques.
Les intervenants de la petite enfance, tout comme les éducateurs de prévention spécialisée ou les assistants de service social, sont confrontés à la réémergence du religieux dans le travail social. Ce qu’ils ne comprennent pas forcément bien, étant eux-mêmes passés du religieux et du caritatif à la dimension professionnelle et laïque. Certains EJE, notamment ceux qui sont issus des générations ayant milité pour l’émancipation des femmes et la professionnalisation des métiers de la petite enfance, voient d’un mauvais œil cette crispation autour du religieux, qui s’accompagne à leurs yeux, notamment pour l’islam et parfois pour le judaïsme, d’une régression de la condition des femmes et d’une remise en cause des valeurs qu’ils défendent – une large majorité d’EJE vote à gauche et appartient aux courants progressistes de la société.
Le plus souvent à travers les interdits alimentaires. Les familles réclament que leur enfant ne mange pas de porc ou ait une nourriture hallal ou cacher. Même si elles peuvent parfois entraîner des tensions, ces demandes sont prises en compte dans la majorité des cas. Beaucoup d’établissements adaptent les repas et proposent une alternative alimentaire. De nombreux EJE pratiquent spontanément des formes de négociation avec les familles, ce que j’appelle des « aménagements raisonnables » pour les distinguer des « accommodements raisonnables » du droit canadien qui, eux, sont des dispositions juridiques visant à assouplir la règle de droit quand elle risque d’être discriminante. Ils passent en quelque sorte sur ces demandes en faisant valoir la prééminence de l’accueil des familles et du bien-être des enfants. Ces aménagements trouvent toutefois leurs limites quand les revendications « religieuses » mettent en danger l’intégrité physique ou morale de l’enfant. La directrice de la crèche Baby-Loup s’était ainsi opposée à la demande de certains parents pieux de réveiller les enfants pour la prière du matin, estimant qu’elle pouvait être décalée un peu plus tard.
Ce pragmatisme rejoint d’ailleurs celui des entreprises privées pour lesquelles une enquête de l’Observatoire du fait religieux, en mai 2013, a montré que, dans la majorité des cas, les situations sont résolues par le dialogue et l’argumentation. Et il faut se féliciter que le président de la République, conseillé par Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité(2), ait décidé de ne pas légiférer dans la précipitation après l’affaire Baby-Loup comme le réclamaient des membres de l’opposition et la frange la plus radicale d’une laïcité intransigeante.
Alors que les questions religieuses se résolvent assez bien avec les usagers, elles sont plus conflictuelles lorsqu’elles émanent d’autres professionnels et introduisent une forme d’inégalité de traitement des agents. Par exemple, quand certains, en raison de leur appartenance confessionnelle, refusent de partager le repas avec leurs collègues, demandent des temps de pause pour respecter les heures de prière, exigent des jours de congé, refusent de serrer la main d’une personne du sexe opposé… On atteint là les limites des aménagements raisonnables tolérables pour les EJE qui estiment que les convictions religieuses viennent contredire les valeurs professionnelles.
Non ! Et c’est bien dommage, car dans le contexte où nous nous trouvons, on voit bien que les formations doivent absolument s’emparer de cette dimension pour ne laisser le champ libre ni aux intégristes de tout poil, ni à ceux qui ont tendance à dévoyer la laïcité pour en faire une arme contre l’expression religieuse. La frontière est en effet ténue entre le souhait légitime de suivre les préceptes de sa religion et l’entrisme prosélyte qui consiste, par exemple, à convertir une salle de cours ou une buanderie de crèche en salle de prière. Par conséquent, il est important que les formations de travail social rappellent non seulement les principes élémentaires de la laïcité, mais aussi le processus historique qui nous a amenés à les instituer(3).
C’est effectivement très spectaculaire. Entre 1992 et 2012, on constate un glissement significatif de la fonction d’accompagnement du jeune enfant, d’abord vers une fonction de soutien à la parentalité des familles, puis vers le management. De plus en plus d’EJE sont directeurs adjoints ou directeurs de structures d’accueil. Ce glissement s’explique par l’accès désormais légitime des EJE justifiant de trois ans d’expérience à la direction des structures d’accueil de moins de quarante enfants [décret n° 2000-762 du 1er août 2000] et de plus de quarante enfants s’ils sont titulaires d’un diplôme de niveau II [décret n° 2007-230 du 20 février 2007].
Néanmoins, si cette évolution était souhaitée par les représentants de la profession qui s’étaient battus pour se voir reconnaître une mission d’encadrement et un déroulement de carrière, beaucoup redoutent un dévoiement vers des fonctions de direction qui fassent imploser les fondements du métier. Il n’est pas rare en effet que, dès la sortie de l’école, des jeunes professionnels accèdent directement à la direction d’établissement ! Il y a une telle tension sur le marché de l’emploi que les collectivités territoriales ne s’embarrassent pas forcément de la réglementation qui exige que les EJE aient une expérience de trois ans.
On voit se dessiner tout un mouvement de déprofessionnalisation dans les crèches : les titulaires du CAP « petite enfance » s’occupent directement des enfants, les auxiliaires de puériculture prennent peu à peu la place des EJE, qui eux vont accéder directement aux fonctions de direction. Le risque, c’est d’avoir à la tête des structures des EJE sans aucune expérience, ni de la petite enfance ni du management.
Si les valeurs religieuses, syndicales ou associatives portées par les familles des EJE jouent bien un rôle dans le choix de leur métier, la dimension politique s’est, de fait, émoussée. Dans les années 1970, les EJE avaient soif de changements structurels et trouvaient dans la petite enfance un nouveau terrain à défricher. Ils voulaient transformer le monde à travers l’éducation des jeunes enfants.
Une autre génération émerge au début des années 1980 et tente d’opposer aux grands modèles idéologiques ses compétences et de garantir, par sa formation et son expérience, une qualité de service d’accueil des jeunes enfants. Les EJE s’affirment alors monteurs de projets, développeurs, coordonnateurs de la petite enfance et se lancent dans des programmes « innovants » jugeant les structures d’accueil trop traditionnelles.
Aujourd’hui, une nouvelle génération est peut-être en train d’émerger issue du glissement progressif d’une fonction d’exécutant à une fonction de chef de service ou de directeur, voire – même si cela reste marginal – de chef d’entreprise. Est-elle une avant-garde durable de la profession ou un dévoiement de celle-ci ?
Alors qu’elles ne représentaient que 3 % du parc des crèches en 2010, les entreprises de crèches – qui ont été autorisées par la Conférence de la famille en 2003 – connaissent un essor relatif et régulier. Si une majorité d’EJE résistent aux sirènes du privé et dénoncent la marchandisation des services d’accueil du jeune enfant, d’autres s’y lancent avec enthousiasme. Ils prouvent en tout cas que des entreprises à but lucratif peuvent réussir aussi bien que des structures publiques sous réserve qu’elles recrutent des personnels formés et se préoccupent autant de pédagogie que de rentabilité. Une des professionnelles que j’ai rencontrées, qui dirige le service de la petite enfance au sein d’un grand groupe commercial, considère ainsi que, bien loin d’avoir perdu son âme, elle peut garantir de l’intérieur une certaine qualité d’accueil.
L’enquête redouble tous les travaux récents sur le travail social et sur les métiers du care en général. Les EJE sont à 98 % des femmes et la profession peine à attirer les hommes. Ceux qui s’y risquent font parfois l’expérience de la discrimination et prennent souvent la décision de quitter le métier ou d’intégrer rapidement des fonctions de responsabilité. Certains rapportent avoir subi dans les crèches les mêmes assignations de genre que leurs collègues femmes mais inversées quand, par exemple, on leur demande systématiquement de changer les ampoules cassées…
La dominante féminine des métiers de la petite enfance a des conséquences sur les représentations et les pratiques. L’inspection générales des affaires sociales a montré, en décembre 2013(4), combien les professionnels de la petite enfance avaient tendance à reproduire les stéréotypes de genre, à travers les jeux, les livres, la manière même de parler aux enfants. Par exemple, la façon qu’ils ont de tolérer l’agressivité d’un garçon et pas celle d’une fille ou de valoriser la motricité chez le premier et l’apparence physique chez la seconde.
Il semble qu’ils se soient très peu saisis de cette question, et la plupart des EJE que nous avons interrogés n’ont pas été sensibilisés à une éducation non sexiste. Les formateurs, qui ont plus une approche psychologique et/ou psychanalytique, sont peu mobilisés sur la question du genre, qui relève davantage de la sociologie. Et, dans les centres de formation, on se préoccupe beaucoup plus de dénoncer les atteintes à la psychologie de l’enfant que les inégalités qui le frappent. Pourtant, compte tenu de ses missions préventives, le métier d’EJE est probablement le mieux placé pour porter la question du genre et transmettre dans les équipes les orientations nécessaires à la lutte contre le sexisme, mais aussi contre le racisme.
Ce programme a été mis en place depuis 2005 dans les structures de la petite enfance de Grenoble à l’initiative de Michel Zorman, médecin de santé publique et chercheur associé à un laboratoire (Cogni–Sciences) de l’université Pierre-Mendès-France et a essaimé dans d’autres villes(5). Il vise à améliorer la compétence linguistique des plus jeunes enfants, des travaux ayant montré que ceux des milieux populaires arrivent dès l’école maternelle avec un retard dans la maîtrise du langage, et s’inscrit dans la lutte contre les inégalités. Ce que je regrette, c’est que la majorité des EJE et des centres de formation y a vu aussitôt une tentative de sur-stimulation et de conditionnement des jeunes enfants.
De fait, le programme « Parler bambin » est assez volontariste, puisqu’il implique pour les professionnels d’enrichir le vocabulaire des jeunes enfants et même le leur. Je ne tranche pas dans la controverse, je regrette seulement la faible ouverture de la profession aux travaux venus d’outre-Atlantique ou même des autres pays européens pourtant fort dynamiques dans la petite enfance. C’est absurde : plutôt que de rester sur des postures de principe, testons, évaluons les expériences et critiquons après…
Comme tous les métiers du soin à autrui ou du souci de l’autre, le métier d’EJE souffre d’un manque de reconnaissance sociale. Parce que l’EJE prend soin du corps de l’enfant – changer les couches, bercer, habiller… –, il est rejeté dans les métiers indignes, qui ne nécessitent pas de formation longue ou de diplôme prestigieux. L’idée que les femmes – qui sont encore très majoritaires chez les EJE – auraient une compétence naturelle à s’acquitter des fonctions de maternage est encore très présente. Pourtant, ce que montrent, avec beaucoup d’acuité, les théoriciennes américaines du care est que cette compétence n’est pas un don inné, mais un savoir-faire que les femmes se sont transmis au cours des siècles.
Les EJE portent un « certain regard » sur l’enfant qui leur permet d’affirmer un socle commun de valeurs, de pratiques, de gestes techniques. Le souci de l’autre – le care – est au cœur de leur métier, qui ne renvoie pas aux qualités « admirables » des femmes, mais est le produit d’un processus social d’acquisition de compétences. Dans mon ouvrage, j’ai essayé de rendre visible l’intelligence individuelle et collective mobilisée par les professionnels dans l’exercice de leur métier. Lorqu’un EJE change la couche d’un enfant, non seulement, il prend soin du bébé, mais il lui transmet aussi, par sa manière de le toucher, de lui parler, de le regarder, en bref par sa présence sociale, une somme d’interactions qui contribuent à son développement et à sa sécurisation. Nombre d’anecdotes que je rapporte montrent combien ce métier recèle de gestes et de paroles essentiels au bien-être du jeune enfant, qui suppose un apprentissage aussi complexe que celui de l’ingénieur ou du professeur.
Je dirais ambivalent plus qu’ambigu. Alors même que les représentants de la profession ont bataillé pour faire rentrer les EJE dans la grande famille des travailleurs sociaux, le métier souffre des effets d’une triple inflexion : celle des EJE eux-mêmes qui, au carrefour du pédagogique et du social, ne se reconnaissent pas toujours comme travailleurs sociaux malgré leur appartenance aux instances législatives et administratives de ce champ, celle des centres de formation qui souffrent d’un positionnement faiblement légitime au sein de l’appareil de formation et celle des chercheurs et des experts qui ignorent la plupart du temps ces professionnels lorsqu’ils analysent le travail social. Cette hésitation à s’inscrire pleinement dans le travail social et dans la lutte contre les inégalités (voir ce numéro, page 32) est aussi perceptible chez les étudiants EJE qui ont eu du mal à trouver une place légitime aux côtés de leurs collègues éducateurs spécialisés et assistants sociaux.
C’est en tout cas la crainte des responsables de formation face à ce projet qui vise à mutualiser un large tronc commun entre les professions sociales « canoniques »(6). Et c’est vrai que, s’il aurait comme avantage de renforcer la dimension sociale du métier d’EJE, il pourrait aussi faire passer au second plan sa dimension psychopédagogique, qui en fait son originalité.
Je défends l’idée d’un grand service public de la petite enfance qui associerait étroitement les établissements d’accueil de la petite enfance et les écoles maternelles, afin de lutter contre la dégradation de notre système scolaire et les inégalités qui nuisent à la réussite des jeunes enfants. Je milite pour que la scolarisation des jeunes enfants commencent non plus à 3 mais à 6 ans et que la période de la petite enfance soit consacrée à des préapprentissages plus ludiques. Au lieu d’essayer de conditionner les tout-petits à l’ordre scolaire, qui impose l’immobilité et l’entassement dans des classes, on s’appuierait sur leurs formidables potentialités et on les laisserait se développer à leur rythme. Les professionnels de la petite enfance seraient là pour les accompagner et leur assurer une intégration progressive et apaisée à l’école. La plupart des pays qui ont significativement réformé leur système éducatif évitent une scolarisation trop précoce qui a tendance à casser les dynamiques de la petite enfance.
L’ouvrage(7) s’appuie sur une investigation menée pendant trois ans (de 2011 à 2014). 559 éducateurs de jeunes enfants (EJE) ont répondu à un questionnaire de 72 questions tandis que des entretiens ont été réalisés auprès d’EJE, de formateurs, de directeurs de centres de formation et d’experts de la petite enfance. Il s’agit donc d’une version entièrement réactualisée du texte qui était paru pour la première fois en 1993 (et réédité régulièrement) et qui s’appuyait sur une enquête réalisée en 1992.
Né en 1952, Daniel Verba est sociologue à l’université Paris-XIII et chercheur à l’IRIS (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux). Il a codirigé le Centre d’études et de recherches pour la petite enfance (CERPE) avant d’intégrer en 1988 l’université Paris-XIII. Affecté depuis 1999 à l’IUT de Bobigny qu’il a dirigé de 2003 à 2013, il enseigne la sociologie et l’anthropologie au département « carrières sociales ». Ses travaux portent principalement sur les politiques socio-éducatives et les professions sociales.
Dernières parutions : Interventions sociales et faits religieux – Avec Faïza Guelamine (dir.) – Presses de l’EHESP, 2014 – 25 € ; « Les éducateurs de jeunes enfants à l’épreuve de la question religieuse » – Revue française des affaires sociales n° 1-2, 2014.
(1) La crèche associative Baby-Loup avait licencié pour faute grave, pour non-respect du règlement intérieur, une éducatrice de jeunes enfants exerçant les fonctions de directrice adjointe qui refusait d’ôter son voile dans l’exercice de ses fonctions. Après une saga judiciaire qui a duré cinq ans, la Cour de cassation a considéré que le licenciement – que l’éducatrice contestait – était bel et bien justifié – Voir ASH n° 2867 du 4-07-14, p. 53.
(2) Dans un avis sur la définition et l’encadrement du fait religieux dans les structures assurant une mission d’accueil des enfants, l’observatoire a en effet recommandé de ne pas légiférer (voir ASH n° 2829 du 18-10-13, p. 14). Il a par ailleurs édité un guide pratique sur le thème « Laïcité et gestion du fait religieux dans les structures socio-éducatives » – Disponible sur
(3) Voir la tribune libre de Daniel Verba et Faïza Guélamine, ASH n° 2893 du 16-01-15, p. 30.
(4) « Rapport sur l’égalité entre les filles et les garçons dans les modes d’accueil de la petite enfance » –
(7) Le métier d’éducateur de jeunes enfants, un certain regard sur l’enfant – Ed. La Découverte, 2014 – 23 €.