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Le travail social à l’épreuve des « identités meurtrières »

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Après le vaste mouvement populaire du 11 janvier consécutif à la vague d’attentats terroristes contre Charlie Hebdo, des policiers et un supermarché cacher à Paris, il reste tout un travail à mener auprès des travailleurs sociaux afin qu’ils contribuent, par une meilleure connaissance des principes de la laïcité, à réduire les crispations identitaires et à lutter ainsi contre le fanatisme et les « identités meurtrières », défendent les sociologues Faïza Guélamine et Daniel Verba(1).

« Le 28 novembre 2005, à la suite des “émeutes de banlieue”, Le Figaro publiait un article du philosophe Robert Redeker(2) dans lequel celui-ci écrivait : “Les travailleurs sociaux ne cessent, dans les banlieues, d’incriminer la France, au nom de l’anti-colonialisme, de l’antiesclavagisme, et son histoire. Ils ne cessent de rendre la France non désirable. Comment s’étonner de la non-intégration, alors que ces jeunes se sentent justifiés dans ce qu’ils sont, autorisés à refuser les règles de la citoyenneté puisque tout est légitimé ? Dans ce cadre, il devient impossible de poser des idéaux régulateurs : un modèle idéal de l’homme, un modèle idéal du citoyen. Les définitions de l’homme et du citoyen entrent, du fait du pluralisme culturel, en concurrence aux dépens des jeunes de banlieue, qui ne savent plus à quoi il faut essayer de ressembler puisqu’on leur a enseigné que tout se vaut. Le nihilisme est la situation d’égalisation des cultures dans laquelle le travail social enferme depuis trop longtemps les populations des banlieues.”

Les événements dramatiques qui ont provoqué la mort de vingt personnes dont celles des trois criminels, mais aussi les accusations proférées par certains commentateurs comme Robert Redeker ou Eric Zemmour à l’encontre du travail social, nous invitent à nous questionner sur le sens que nous donnons aujourd’hui à nos engagements et à la place que les travailleurs sociaux peuvent prendre dans la lutte contre toutes les formes de fanatisme. Sans ajouter au déferlement de paroles et d’analyses qui ont envahi la scène publique, nous souhaiterions ici mettre l’accent sur les tensions qui traversent aussi les acteurs du travail social confrontés aux faits religieux à travers les pratiques et les usages des personnes vulnérables qu’ils accompagnent quotidiennement, mais aussi à travers leurs propres positions dans les équipes, interrogeant et/ou contre-disant parfois les principes de la laïcité.

L’enjeu de l’éducation

Ce que nous observons en effet dans les travaux que nous menons depuis plusieurs années(3), c’est le déplacement progressif de la question culturelle, dominante dans les années 1980, vers la question cultuelle. On a vu surgir, dans les crispations identitaires des populations les plus malmenées, de nouvelles expressions religieuses visibles dans l’espace public alors que, concomitamment, on pouvait observer un durcissement des positions des tenants d’une laïcité intransigeante, souvent issus de catégories plus favorisées, et parfois ignorantes de ses principes mêmes(4). Or il ne faudrait pas que l’immense mouvement populaire qui s’est légitimement exprimé pour Charlie Hebdo et la défense de la liberté d’expression et contre l’antisémitisme isole encore plus des groupes désignés et/ou s’autodéfinissant eux-mêmes exclusivement comme “musulmans”, assignation identitaire qui, on le sait, entraîne le risque d’enfermer et de s’enfermer dans une “identité” restreinte excluant d’autres composantes, alors que c’est bien la pluralité de nos appartenances qui définit chacun d’entre nous. Le risque est grand en effet que les musulmans de France et d’Europe se sentent vilipendés et disqualifiés devant tant d’indignation unanime.

Des enseignants exerçant dans des quartiers populaires ont rapporté combien, dans certaines classes, les positions des enfants sur le bien-fondé de l’action vengeresse des criminels pouvaient être clivées et dépendre d’une sympathie confessionnelle ou culturelle que la mise en scène médiatique des meurtres et leur résolution, proche d’un film de fiction dramatique, ne peut qu’amplifier(5). Ce qui montre bien le travail immense qu’il nous reste à mettre en œuvre pour parvenir à convaincre une fraction non négligeable d’enfants, d’adolescents et de familles du bien-fondé des valeurs que le travail social républicain cherche à promouvoir et de la nécessité vitale dans nos sociétés d’une éducation à la hauteur des enjeux. Or cette mission ne pourra être menée à bien que lorsque tous les enfants de France auront la conviction d’être traités équitablement. Car si le sentiment d’injustice ne fabrique pas la délinquance et le crime et ne peut en aucun cas le justifier, il peut cependant en partie l’expliquer. Les seuls récits des sinistres parcours de Mohamed Merah, Medhi Nemmouche(6), Amedy Coulibaly et des frères Kouachi permettent à n’importe quel observateur de constater les nombreuses récurrences biographiques que ceux-ci comportent.

A côté des tensions inhérentes aux pratiques religieuses entre travailleurs sociaux et usagers, notamment lorsque ces pratiques font obstacle à l’accompagnement social des personnes vulnérables, c’est aussi dans les interactions entre professionnels eux-mêmes qu’émergent des crispations qui reproduisent les fractures que l’on peut identifier dans notre société. Assistantes sociales, éducateurs de prévention, éducateurs de jeunes enfants(7), animateurs, sages-femmes, et notamment ceux qui exercent dans les quartiers populaires, sont quotidiennement exposés à l’expression d’un sentiment religieux qui peut être lue comme un phénomène culturel légitime mais qui apparaît aussi – à tort ou à raison – comme une forme de revendication “politique”. De même, certains métiers du social comme ceux d’assistante maternelle, d’animateur (BAFA) ou d’auxiliaire de vie sociale se sont fortement ethnicisés. Ces processus, sous l’effet de mécanismes sociaux qui tendent à fragmenter le champ des professions sociales, comme d’autres segments du monde du travail, conduisent aujourd’hui des femmes, de milieux populaires notamment, à occuper en nombre ces postes peu qualifiés. De fait, l’exercice professionnel de ces femmes devient religieusement connoté – même si aucune action volontariste ne l’entretient – provoquant des réactions hostiles de la part de l’encadrement, des collègues, mais aussi des usagers eux-mêmes.

Déconstruire les faits religieux

Pour éviter d’entretenir ces tensions et contribuer à apaiser les “identités meurtrières” qu’a si bien su décrire Amin Maalouf(8), nous proposons :

1. Que tous les centres de formation de travailleurs sociaux consacrent des modules de formation à la laïcité et au fait religieux. Il est important que, dans tous les lieux d’enseignement, nous puissions parler des religions, pour les replacer dans leurs contextes historiques, politiques et anthropologiques, pour les reconnaître comme le produit d’une activité humaine que l’on peut décrire, commenter et analyser. Il faut, pour cela, pouvoir déconstruire les faits religieux, comme nous le faisons pour les autres phénomènes sociaux, dans le respect de leur histoire et sans renoncer à mettre en scène les controverses qui les traversent. Les religions, faut-il le rappeler, sont des constructions sociales variables et ’bricolées“ par les générations successives de fidèles dont aucun ne peut prétendre détenir l’unique clé d’interprétation, même si certains le revendiquent(9) ;

2. Qu’une lutte fondée et volontariste soit menée contre toutes les formes de prosélytisme (“laïcard” ou “religieux”) émanant des professionnels eux-mêmes en restituant les principes de la laïcité et en encourageant échanges et débats ;

3. Que les cadres hiérarchiques de l’action sociale, et plus largement leurs institutions, proposent aux professionnels de terrain des orientations claires fondées sur des textes de lois et des règlements intérieurs conformes. Il règne parfois dans les collectivités territoriales et les associations une grande confusion et/ou une méconnaissance de la signification de la laïcité française ;

4. Qu’aucun usager ou professionnel ne soit assigné à sa supposée religion en raison de son patronyme ou de ses signes extérieurs d’appartenance. Une femme “voilée” ou un homme “barbu portant la djellaba” ne sont pas pour autant des personnes qui se réclament et se comportent comme des “intégristes”. Porter une croix ne signifie pas mécaniquement une appartenance “exclusive” à la foi chrétienne. De nombreuses enquêtes de sciences sociales montrent bien au contraire la polysémie des signes extérieurs d’appartenance religieuse et notre fréquentation quotidienne d’étudiantes voilées réserve souvent bien des surprises quant à la signification que celles-ci donnent à leur choix vestimentaire.

C’est à ces quelques conditions probablement non exhaustives que les travailleurs sociaux, en conformité avec le souci de tous ceux qu’ils accompagnent, mais aussi en cohérence avec les mutations de leurs métiers et du contexte dans lequel ils l’exercent, pourront, à leur manière, contribuer à ce que les identités meurtrières et atomisées ne se substituent pas à l’universalité de la condition humaine. »

Notes

(1) Respectivement responsable de formation à l’Andesi (Association nationale des cadres du social) et chercheur à l’IRIS-UP 13 (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux contemporains).

(2) Article intitulé « Le nihilisme culturel imprègne les émeutes de banlieue ».

(3) Interventions sociales et faits religieux – Daniel Verba et Faïza Guélamine (dir.) – Presses de l’EHESP, 2014 et Faits religieux et laïcité : le travail social à l’épreuve – Faïza Guélamine – ESF éditeur, 2014 – Voir ce numéro, p. 32.

(4) Ces principes, loin d’être hostiles aux religions, protègent bien au contraire leur espace d’expression – Voir Histoire de la laïcité en France – Jean Baubérot – Que sais-je ? n° 3571, 2003.

(5) Les jeunes élevés au biberon d’Internet et des films d’action manichéens peuvent au fond trouver séduisants ces « martyrs » isolés qui affrontent des centaines de policiers armés jusqu’aux dents et se sacrifient au nom d’un « idéal ».

(6) Le premier est l’auteur des attentats de Montauban et de Toulouse en mars 2012, le second, de celui de Bruxelles en mai dernier.

(7) Voir l’affaire Baby-Loup, ASH n° 2867 du 4-07-14 p. 53.

(8) Les identités meurtrières désignent ce processus d’assignation qui tend soit à s’auto-désigner, soit à être désigné selon une seule et irréductible identité, musulmane, noire, serbe, etc. Elles sont meurtrières dans la mesure où elles tendent à nier, dénier ou renier les multiples dimensions qui composent l’identité de chacun et à enfermer soi et les autres dans des représentations mortifères – Les identités meurtrières – Amin Maalouf – Essai Poche, 2001.

(9) C’est d’ailleurs en partie grâce à leurs ressources interprétatives et à leur adaptation aux différents contextes historiques que les religions ont pu se maintenir vivantes et c’est aussi cette capacité-là qui permettra à l’islam de France de se faire reconnaître.

Contacts : f.guelamine@andesi.asso.fr ; daniel.verba@univ-paris13.fr

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