Parce que les leçons de la crise n’ont pas été tirées. Les politiques suivies depuis 2009 restent inspirées par le libéralisme. On continue à privilégier les politiques de l’offre visant à réduire les déficits publics et l’endettement. Il s’agit, avec ce nouveau manifeste, de faire émerger d’autres propositions que celles qui sont véhiculées trop souvent dans les médias. Nous voulons montrer que certains économistes pensent autrement. En 2010, nous étions plutôt dans la critique. Avec cet ouvrage, nous avons voulu être plus positifs, en proposant 15 grands chantiers qui nous semblent importants. Nous n’apportons pas de solutions à toutes ces questions. Il s’agit simplement de mettre nos idées en débat.
Depuis 1970, on a accepté que l’économie tourne avec un important volant de chômeurs. Et les politiques de baisse du coût du travail menées depuis des années n’ont pas permis de réduire le nombre des demandeurs d’emploi. Le plein emploi apparaît comme un objectif sans doute difficile à atteindre, mais les politiques économiques doivent y tendre. Cela passe en particulier par le développement des gisements d’emplois dont on parle depuis tant d’années et qui sont nombreux dans les domaines de la dépendance, de l’éducation ou de la petite enfance. La demande existe alors que de nombreuses personnes demeurent inactives. Il devrait être possible de solvabiliser ces emplois de l’aide et du soin pour satisfaire tous ces besoins sociaux. Il nous faut réfléchir collectivement à ce que nous souhaitons valoriser dans notre société.
La réindustrialisation peut accompagner la transition écologique – dont les besoins immenses pourraient permettre de redynamiser l’industrie française dans des domaines comme les énergies alternatives ou la construction respectueuse de l’environnement – et la relocalisation de certaines activités. Par exemple, il va falloir adapter les bâtiments neufs et anciens en termes d’isolation et de consommation énergétique. Le chantier est immense, et il pourrait être mené dans le cadre d’un grand plan d’investissement européen, car c’est là que l’on trouvera les ressorts de croissance dont nos pays ont besoin.
On peut déjà préserver la retraite à 60 ans, au moins à 40 années de cotisations. Ce qui permettrait de réduire la durée du temps de travail sur l’ensemble d’une carrière. L’employabilité des seniors est très faible aujourd’hui et le taux de chômage des plus de 55 ans, extrêmement élevé. On voit donc que, pour toute une partie de la population, il n’est absolument pas réaliste d’obliger les gens à travailler plus longtemps. Mais les politiques libérales martèlent qu’il faut réduire les déficits publics. Ce qui implique de réduire le coût de la protection sociale, donc de diminuer les deux postes les plus importants que sont la retraite et la santé.
Un certain nombre de dépenses sont vouées à augmenter, en particulier les retraites pour des raisons démographiques et la santé à cause du prix croissant des traitements. On essaie avant tout d’en réduire les coûts. Mais peut-être faudrait-il se demander comment les financer autrement. Cela relève d’un choix démocratique sur lequel les citoyens n’ont jamais été réellement consultés. Dans le domaine de la santé, par exemple, on transfère le financement public vers les ménages, via un recours accru à l’assurance privée. On risque ainsi d’aboutir à un système mixte, avec l’assurance maladie obligatoire qui couvrira les pathologies lourdes et les assurances privées qui prendront en charge les risques plus faibles. Et le coût sera supporté par les ménages, car la gestion privée n’est pas nécessairement plus efficace. Plusieurs études ont en effet montré que les coûts de structure du secteur privé sont nettement plus élevés que ceux de l’assurance maladie.
La dépense publique n’est pas seulement un coût, une ponction sur la sphère privée, c’est aussi un gisement d’emplois extrêmement important. La preuve en est que quand l’Etat diminue ses subventions aux collectivités locales, les entreprises du bâtiment et des travaux publics se plaignent. C’est bien la démonstration que la dépense publique est génératrice d’activités économiques et d’emplois. De même, les prestations sociales ne sont pas épargnées mais dépensées par les ménages, ce qui favorise l’activité.
Sans revenir sur tout ce qui a été dit, notamment sur la complexité du système fiscal, nous proposons d’aller, là aussi, vers une fiscalité favorisant la transition écologique, aussi bien pour les entreprises que pour les ménages. D’une façon générale, la fiscalité doit redevenir plus juste, plus égalitaire. Or, aujourd’hui, elle repose essentiellement sur la TVA, qui est un impôt plus inégalitaire que l’impôt sur le revenu. On sait que le poids général de l’impôt pour les ménages modestes est plus élevé, en pourcentage de leurs revenus, que pour les ménages riches. Un ménage au SMIC dépense la totalité de son revenu pour sa consommation, alors qu’un ménage aisé pourra en épargner une partie et ne sera donc pas soumis à la TVA. Par ailleurs, il faut aussi revenir sur un certain nombre d’allégements fiscaux accordés aux entreprises pour lesquelles il n’y aura clairement aucune contrepartie en termes de création d’emplois.
La question est souvent mal posée. En réalité, la dette n’est pas un stock, mais un flux. L’Etat français emprunte et rembourse dans le même temps. Nous ne plaidons pas pour un accroissement de la dette de manière infinie. Mais chercher l’équilibre absolu entre les recettes et les dépenses n’est pas une solution et ne l’a jamais été. D’ailleurs, on voit bien quels sont les résultats pour les pays qui cherchent à se désendetter en période de crise. Les politiques d’austérité ne réduisent ni la dette ni le déficit public. Si l’on réduit l’activité, on diminue aussi les recettes de l’Etat. Nous proposons donc de revenir sur la règle d’or de l’équilibre budgétaire, qui n’a pas de sens.
Au sein des Economistes atterrés, nous nous retrouvons sur un même constat. Nous sommes aujourd’hui dans l’impasse. L’euro, ou plutôt l’union économique et monétaire, devait être une zone de coopération entre pays. Or, depuis sa création, nos pays se font concurrence en attirant les entreprises grâce à des taux d’imposition plus faibles ou en s’arrangeant pour avoir un coût du travail le plus faible possible. Évidemment, ça ne peut pas fonctionner à long terme. Nous souhaitons tous que l’euro soit préservé, mais avec des politiques de coopération permettant de réduire les écarts de compétitivité entre les pays pour enfin sortir de la crise. Si ça ne se fait pas, certains pensent qu’il faut sortir de l’euro, tandis que d’autres estiment que le coût d’une sortie serait trop élevé.
Une réforme importante est en cours pour éviter que les États ne soient mis à contribution en cas de nouvelle crise financière. En revanche, la séparation entre les activités de marché – les plus risquées – et les activités bancaires traditionnelles reste insuffisante. Il faut aussi empêcher ce qu’on appelle le « shadow banking », c’est-à-dire toutes les activités hautement spéculatives que les banques mènent hors bilan et qui ne sont donc pas contrôlées. Quelques mesures assez simples et techniques permettraient d’assainir le système. Malheureusement, il existe une forme de collusion au plus haut niveau entre le monde de la finance et celui de la politique. Il est tout de même malheureux de constater que la France fait le maximum pour que la taxe sur les transactions financières soit la plus faible possible. Le système financier doit soutenir l’activité économique, et non l’inverse. Il faut dont lui redonner toute sa place, mais rien que sa place.
Nathalie Coutinet est économiste à l’université de Paris-13 et chercheuse au Centre d’économie de Paris Nord (CEPN). Spécialisée en économie industrielle, ses travaux portent également sur l’analyse des politiques de santé. Elle fait partie du collectif signataire du « Nouveau manifeste des économistes atterrés » (Ed. Les liens qui libèrent, parution le 21 janvier 2015).