Historiquement, c’était souvent le cas aux origines du travail social, avec une présence très forte des mouvements ouvriers, notamment féminins, aussi bien en France qu’en Belgique. Aujourd’hui, c’est sans doute beaucoup moins vrai. Tous ne se définissent pas comme militants. Un militant, c’est quelqu’un qui s’engage durablement pour essayer de transformer les problèmes individuels rencontrés sur le terrain en problèmes collectifs. Il essaie pour cela de mobiliser au premier chef les responsables politiques. Mais un certain nombre de travailleurs sociaux estiment que cette action politique ne relève pas de leur compétence.
Il y a tout d’abord ceux que j’appelle les travailleurs sociaux « cliniques ». Ils sont centrés sur l’individu, avec une lecture assez psychologisante des problèmes sociaux. Leur objectif est en priorité d’apaiser la souffrance des gens par un travail d’écoute individuelle, souvent inspiré de la psychanalyse. Cette approche clinique permet d’abaisser le niveau de souffrance des usagers en grande difficulté, mais n’est au fond qu’un palliatif. On trouve ensuite les travailleurs sociaux « normatifs », qui constituent le groupe le plus important. Pour eux, l’insertion des usagers passe par le respect des lois, l’intégration des normes. Le travail politique n’est pas leur affaire. Ils n’entendent pas changer le monde. Ils ont une vision technicienne, ancrée dans le droit, qui existait dès les débuts du travail social. Et il y a les travailleurs sociaux « militants ».
Ils ont une lecture politico-militante du monde. Il s’agit, pour eux, de donner aux usagers des outils pour comprendre leurs difficultés, afin qu’ils puissent se mobiliser pour les causes qui les concernent. Ce sont un peu plus souvent des hommes que des femmes, comparativement à un corps professionnel où les femmes sont largement majoritaires. Ces militants sont aussi un peu plus âgés que la moyenne des travailleurs sociaux. Leur trajectoire a généralement été marquée par la rencontre avec des collectifs : associations, syndicats, partis, mais aussi avec des individus eux-mêmes engagés. Leur engagement passe par un attachement à ces groupes et à ces personnes, avant la cause elle-même. Dans un certain nombre de cas, c’est lié à leur histoire familiale, que ce soit dans le sens d’une adhésion ou d’un rejet. Je pense à cette femme dont la mère et la grand-mère étaient très versées dans le caritatif et qui avait voulu rompre avec cette forme de mobilisation en s’engageant aux côtés d’organisations luttant plus politiquement contre la pauvreté. Mais le lien entre famille et militantisme n’est pas systématique. Les derniers travaux sur les parents engagés en 1968 montrent d’ailleurs que leurs enfants ne reproduisent pas nécessairement ce souci militant.
Par des engagements associatifs, syndicaux, politiques… parfois dans des collectifs professionnels. Certains rejettent toute forme d’adhésion à une organisation. Ce qui compte, c’est la pérennité de l’engagement. On peut participer ponctuellement à une mobilisation, mais ce n’est pas ce que les sociologues appellent du militantisme. On peut ainsi se demander si les collectifs professionnels, qui ont tendance à se développer rapidement mais à disparaître également assez vite, relèvent d’un véritable militantisme. Par ailleurs, il est extrêmement rare qu’un militant ait un seul engagement. Il cumule bien souvent la participation à plusieurs organisations tout en menant de front ses vies professionnelle et familiale. Ces militants sont multi-positionnés. Leur engagement connaît aussi une évolution dans le temps. Un étudiant en travail social participant à un collectif au sein de son centre de formation s’investira ailleurs une fois lancé dans la vie professionnelle. Mais on peut toujours distinguer une sorte de ligne de force, une colonne vertébrale, dans la vie de ces professionnels militants.
A la fois pour une meilleure prise en charge des usagers, pour un changement politique global et pour une meilleure reconnaissance professionnelle. Ce qui compte, pour eux, c’est l’articulation entre les différentes causes. Selon les préoccupations sociales et médiatiques du moment, ils insistent plus ou moins sur telle ou telle question. Les revendications catégorielles sont la plupart du temps rattachées à des causes présentées comme plus nobles et plus globales. L’évolution du statut professionnel peut ainsi être considérée comme secondaire par rapport à l’amélioration de la condition des usagers ou à un grand problème de justice sociale. Mais améliorer le statut des travailleurs sociaux, c’est aussi faire progresser la prise en charge des usagers.
Le travail social offre beaucoup de causes pour lesquelles se mobiliser : la prison, le handicap, les sans-abri, les enfants en danger… Il est certain qu’être confronté en permanence à des personnes en grande difficulté pousse à s’interroger sur la justice sociale. Et dans la mesure où les rémunérations dans ce secteur ne sont pas très élevées, il faut bien trouver des compensations avec ce que l’on appelle le « salaire symbolique ». Le militantisme est constitué de gains et de pertes. Il demande des sacrifices dans la vie de famille et dans son métier. A l’inverse, il existe des bénéfices secondaires, comme le fait de travailler à un certain idéal, de se créer des ré seaux d’amitié, de bénéficier d’une certaine reconnaissance…
Ils bénéficient en général d’une certaine crédibilité, même s’ils sont vus, aussi, comme des enquiquineurs. Le fait que leur hiérarchie s’oppose à eux leur confère une certaine énergie, une raison d’être. A leurs yeux, cela prouve que leur cause est juste et qu’ils avancent. Quant à leurs collègues, s’ils font preuve d’un certain respect pour leur combat, les relations avec eux peuvent être très tendues. Non seulement ils essaient de les convaincre du bien-fondé de leur action, mais ils sont difficiles à supporter car ils sont exigeants dans leur travail et sont moins disponibles. Mais leurs collègues sont bien contents qu’ils les défendent et prennent parfois des coups à leur place.
Évidemment, ce n’est pas en tenant des discours politiques aux personnes dont ils s’occupent que les travailleurs sociaux vont parvenir à les mobiliser. On sait que la pauvreté ne prédispose ni à la révolte ni à l’engagement. Il faut donc mener avec les personnes en difficulté un travail d’intégration des prérequis d’une politisation. C’est tout le sens de l’éducation populaire menée par certaines associations sur le terrain : lire, écrire, comprendre ses droits… L’objectif est d’essayer d’aider les gens à prendre conscience que leurs difficultés font partie d’un problème plus large. Cela peut passer par différents médias tels que le théâtre-action, des ateliers d’écriture, etc. Mais c’est sans doute le combat le plus difficile pour ces travailleurs sociaux, car ce que les gens veulent avant tout, c’est une solution directe et rapide à leurs problèmes individuels.
On observe des phases d’intensité différente. Être militant, c’est aussi recevoir des claques, avoir des coups durs… On peut comprendre qu’ils expriment de la fatigue et de l’usure. Certains peuvent aussi être déçus de ne pas avoir réussi à grimper dans l’organigramme de leur structure. On croit moins dans la cause, on se fatigue, on s’isole. Mais, bien souvent, les militants rebondissent vers autre chose. Un désinvestissement dans une sphère peut être compensé par un investissement dans une autre. Certains montent dans la hiérarchie car les compétences acquises dans leurs activités militantes sont des atouts dans leur métier. La plupart du temps, devenus cadres, ils restent fidèles à leurs engagements et impulsent des changements dans les organisations qu’ils dirigent. Occuper un poste haut placé n’implique pas de cesser de militer.
sociologue belge, a été travailleur social avant d’enseigner dans un master en ingénierie et action sociales. Il est actuellement maître assistant dans la Haute Ecole Louvain-en-Hainaut (HELHa) et dans celle de Namur-Liège-Luxembourg (Henallux). Il est l’auteur de Tenir ! « Les raisons d’être des travailleurs sociaux (Ed. La Découverte, 2012)(1).
(1) Voir ASH n° 2784 du 23-11-12, p. 32.