C’est une colère qui a débordé, comme le lait sur le feu. Le Collectif des travailleurs sociaux du conseil général du Nord est le fruit d’un constat indigné : une moins bonne rémunération de la filière sociale, majoritairement féminine, par rapport à la filière technique, moins diplômée mais plus masculine. Il a réussi à obtenir une prime supplémentaire. Un petit pas vers l’égalité, arraché après une bagarre de deux ans.
Le collectif résume sa position dans un slogan ravageur (« Pas de couilles, pas de primes ! ») qui lui a valu un article jusque dans le Canard enchaîné. Un ton politiquement incorrect clairement assumé : Véronique Pinelle, l’une de ses fondatrices, assistante sociale dans l’unité territoriale du quartier populaire de Lille-Sud, reconnaît une forme d’admiration pour les Femen, ces féministes qui ne craignent pas la provocation et la médiatisent pour attirer l’attention sur leurs revendications. Voilà qui rompt avec les habitudes syndicales du conseil général, où le ton est généralement plus policé.
Les prémices du collectif datent de l’été 2012. Assistante sociale syndiquée à SUD, Bénédicte Bâcle a en main, par le biais de son syndicat, le tableau des primes des différentes filières au conseil général du Nord. Elle se rend alors compte que les techniciens, bac + 2 avec un BTS, touchent le double de primes que les sociaux, bac + 3. Une décision propre au conseil général. A cela s’ajoute une vieille revendication, nationale celle-ci : le grade d’assistant socio-éducatif – où se retrouvent les assistants sociaux, les éducateurs spécialisés et les conseillers en économie sociale et familiale (CESF) – est en catégorie B dans l’administration, alors qu’avec leur qualification, les métiers concernés pourraient être en catégorie A – celle des cadres, où le niveau des salaires est supérieur.
Son sang ne fait qu’un tour, et Bénédicte Bâcle montre le fameux document à ses collègues, dont Véronique Pinelle, avec qui elle travaille depuis plus de vingt ans à l’unité territoriale de Lille-Sud. Une équipe soudée, qui s’entend bien professionnellement. L’indignation monte. Les assistantes sociales décident alors de lancer une pétition pour protester contre ce qu’elles ressentent comme une discrimination. « Nous l’avons envoyée au réseau que nous connaissions, par mail, et nous l’avons aussi faxée à toutes les unités territoriales du conseil général », se souviennent-elles.
C’est le tout premier stade de la protestation, et le collectif n’est pas encore formé : le courrier est signé de leurs noms, sans autre identification. « Nous voulions juste partager notre ras-le-bol, mais nous ne pensions pas que cela irait aussi loin », complète Marie-Laurence Dutat, une autre assistante sociale de l’unité territoriale. Ce bricolage contestataire obtient un succès inattendu : la pétition rassemble 400 signatures, sur les 1 000 salariés de la filière sociale du conseil général du Nord. En fait, cette filière se sent « dénigrée », observe Marie-Laurence Dutat. L’évolution de carrière y rencontre certains obstacles que ne connaît pas, par exemple, la filière administrative. Ainsi, pour passer le concours de conseiller socio-éducatif, il est demandé aux travailleurs sociaux de passer d’abord le Caferuis. Un diplôme qu’ils doivent financer sur leurs propres deniers : « Le conseil général du Nord ne finance plus les formations longues, et cela, c’est un choix politique », insiste Bénédicte Bâcle.
La pétition est remise officiellement en octobre 2012 au directeur général des services, Patrick Reix. « Les syndicats ont alors commencé à nous prendre au sérieux », précise Bénédicte Bâcle. « C’était énorme, 400 signatures, presque la moitié de l’effectif », se souvient Véronique Pinelle. « Naïvement, nous pensions qu’à la direction, ils allaient bouger. » Elles ne reçoivent aucune réponse, ce qui ne les désarme pas. Dès qu’elles en ont l’occasion, elles mettent le pied dans la porte : interpellation des conseillers généraux lors de la journée des luttes des femmes, le 8 mars 2013, remise des revendications à Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes, venue à Lille pour la signature d’un pacte régional sur l’égalité professionnelle. Le petit groupe motivé commence à signer ses courriels du nom de « Collectif des travailleurs sociaux du Nord ». « C’était pour nous donner une identité. Beaucoup de gens nous appelaient et nous demandaient : “C’est un syndicat ? Non ? Tant mieux” », rappelle Véronique Pinelle. Elles comptent cependant dans leurs rangs des syndiqués à SUD et à la CFDT, et elles n’hésitent pas à s’appuyer sur eux.
C’est ainsi que leur premier préavis de grève est déposé par la CFDT et par SUD, pour le 12 novembre 2013. C’est la limite de l’organisation en collectif : n’étant pas représentatif, il ne peut déposer lui-même ce préavis. « Dans le secteur public, les relations entre employeurs et syndicats sont très organisées », note Marie Fabre, vice-présidente (PS) du conseil général déléguée aux ressources humaines. Ainsi, après le dépôt d’un préavis de grève, il est obligatoire que les deux parties se rencontrent pour éviter le conflit. « Elles ont refusé la réunion », note, amusée, Marie Fabre. « On s’est retrouvés seuls face à la CFDT, alors que celle-ci n’avait pas provoqué cette grève. » Léger sentiment de porte-à-faux : le collectif, avec le recul, reconnaît l’erreur et plaide l’ignorance. Mais critique également cette codification : « C’est un dialogue social bien poli, bien lissé, qui entre dans les cases prévues. Du coup, il y a une adaptation de la hiérarchie au discours militant », explique Véronique Pinelle. « Nous, nous échappons à tout cela, car nous ne connaissons pas les règles, et nous déstabilisons nos in ter – locuteurs. » En écho, Marie Fabre confirme : « Elles sont très claires dans ce qu’elles veulent. Leur franchise rend leur discours plus clair, mais aussi plus brutal. Mais pour moi, il faut entendre toute expression, même nouvelle. »
Lors de cette première grève, le collectif voit fondre ses effectifs – seulement une cinquantaine de présents, la radio et la presse écrite régionale. Il apprend les limites de la mobilisation : perdre une journée de salaire, ce n’est pas la même chose que de signer une pétition. Marie Fabre reçoit les professionnelles mobilisées, sans leur donner d’espoir. La marge budgétaire, explique l’élue, est inexistante. Alors elles décident d’organiser une assemblée générale en février 2014, pour se compter et décider de l’avenir du collectif. Et là, nouvelle surprise, 80 personnes y participent, venues de tout le département, preuve que le mouvement s’étend et n’est plus cantonné à son foyer initial, l’unité territoriale de Lille-Sud. Le score est honorable, et les troupes engagées.
Une deuxième grève est décidée, pour avril. Cette fois-ci, c’est un franc succès, 200 assistantes sociales, éducateurs spécialisés et CESF du département défilent dans les rues de Lille. Le spectacle est rare, les médias présents, Marie Fabre promet de recevoir une délégation le 23 septembre. « La veille au soir, nous recevons un mail annulant le rendez-vous », s’agace Bénédicte Bâcle. « Nous sommes quand même allées dans son bureau ! » Finalement, la rencontre a lieu le 13 octobre au matin. « C’est au collectif que j’ai donné la priorité de ma réponse sur le régime indemnitaire », insiste Marie Fabre. Le geste financier est là, même si les premières concernées le trouvent peu important : 300 € bruts de prime annuelle, avec la promesse d’une revalorisation progressive au fil des années. La mobilisation ne faiblit pas pour autant, avec une assemblée générale à la fin novembre, qui a compté une soixantaine de participants motivés. L’objectif à atteindre s’est rapproché, mais n’a pas bougé : avoir les mêmes primes que les techniciens.
Voilà un résultat qui laisse sur la défensive Pierrette Catenne, secrétaire de la section CFDT au conseil général, elle-même assistante sociale. Le syndicat y a conservé sa position majoritaire aux dernières élections professionnelles. « Cette revendication salariale, nous la portons depuis 2001, et nous y revenons régulièrement », affirme-t-elle. Elle reconnaît cependant au collectif d’avoir redonné une actualité à cette demande. « La création de ce collectif interroge nos pratiques, ajoute-t-elle. Surtout qu’il y a un large choix syndical au conseil général : s’il n’y avait qu’un seul syndicat, on pourrait comprendre que les gens aillent voir ailleurs si l’herbe est plus verte. » Elle y voit un problème de communication, avec une base peu au courant des actions menées. « Il y a deux hypothèses, analyse de son côté Marie Fabre. Soit il y a un déficit de représentativité des organisations syndicales, soit il peut s’agir d’une stratégie d’un syndicat pour faire passer ses revendications. »
Véronique Pinelle, non syndiquée, réfute la seconde hypothèse. « Ce qui nous rassemble, c’est notre identité de travailleur social, notre vision du métier. On n’est pas dans l’idéologie politique ou syndicale, c’est la richesse du collectif. » D’ailleurs, Marie Fabre reconnaît que le collectif a réagi vivement à la moindre tentative de captation de la parole par un syndicat. Assistante sociale à Seclin, CFDT et membre du collectif, Nicole Soullier sourit à cette inquiétude de manipulation : « Les syndicats défendent l’ensemble du personnel ; le collectif défend les sociaux, une filière qui se sent méprisée et abandonnée. » C’est là, pour elle, la raison de son succès, une réaction de corps face à un sentiment de discrimination. « Généralement, la filière sociale revendique des moyens, toujours dans l’idée de donner un meilleur service à l’autre, souligne-t-elle. Là, elle demande pour elle-même un meilleur traitement, et n’en a pas honte. »
Ce positionnement est une vraie nouveauté, qui fédère les personnels, et que les syndicats n’ont pas vu venir. Surtout à travers l’angle d’attaque de l’égalité entre hommes et femmes. « Historiquement, ce n’est pas un hasard si cette filière gagne moins, remarque Nicole Soullier. Le salaire d’une femme est encore considéré comme un appoint, et nous revenons de loin, avec, à l’origine de notre métier, le bénévolat. Désormais, nous sommes des professionnelles, avec une expertise. » Et cela a un prix.
« Je ne veux pas rentrer dans un système, et le syndicat en est un, avec des règles et une idéologie, assène véronique Pinelle. Je ne m’y retrouve pas. » dans une posture de défiance à l’égard de l’action syndicale, l’assistante sociale s’est pourtant investie à 100 % dans le collectif des travailleurs sociaux. « Sa force, c’est sa liberté », affirme-t-elle. Avec un côté « brut de décoffrage », elle n’hésite pas, quand elle n’est pas d’accord, à quitter le bureau de marie Fabre en pleine discussion. Ce qu’elle défend, c’est son métier, qu’elle a appris à aimer pour l’ouverture d’esprit qu’il donne. « Défendre nos droits et notre éthique, c’est le seul engagement valable. »
« Le syndicat se sent coupable de demander de l’argent pour des gens qui ne sont pas en catégorie C », lâche bénédicte bâcle, précise et acide. Pour cette militante au sein de SUD, qu’elle a contribué à créer au conseil général du nord, encartée auparavant à la CFDT, le combat pour les droits des travailleurs est une seconde nature. Elle ne voit « aucune contradiction » entre son engagement syndical et son engagement dans le collectif, qu’elle conçoit comme complémentaire. Elle ne cache pas son étiquette, mais respecte les positions du collectif, même si elles ne cadrent pas avec la ligne de SUD. « Toutes les bagarres, si elles sont justes, sont à mener », sourit-elle.
Nicole Soullier en est à son troisième mandat à la commission administrative paritaire, pour la CFDT. Ce qui ne l’a pas empêchée de signer immédiatement la pétition du collectif dans son unité territoriale, à Seclin. Puis à faire partie des délégations chargées de rencontrer la vice-présidente du conseil général déléguée aux ressources humaines, en raison de son expérience. Elle explique les règles du jeu aux plus novices, la nécessité de passer par les syndicats pour obtenir une salle ou des heures de délégation afin de tenir une réunion pendant le temps de travail. « Dans le collectif, nous nous retrouvons avec les mêmes revendications, nous ne parlons que de nous », apprécie-t-elle. Un mode de fonctionnement efficace car catégoriel. Au point qu’elle envisage déjà de faire pression au niveau national sur le passage en catégorie A des assistants socio-éducatifs, « peut-être avec les autres collectifs qui se battent sur le même sujet ailleurs en France ».