Observateurs sociaux, réparateurs du lien social, mais aussi passeurs de valeurs… Les travailleurs sociaux se sentent en première ligne de la prévention du radicalisme, impératif qui a violemment surgi dans la conscience collective après les attaques terroristes qui ont fait 17 morts entre le 7 et le 9 janvier. Sitôt après les assassinats perpétrés à Charlie Hebdo, et avant la vaste mobilisation citoyenne du 11 janvier, plusieurs réseaux associatifs ont été reçus au ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports. « Lequel a fait un aveu d’échec et appelé à agir collectivement », rapporte Eric Riederer, coordinateur national du Comité national des acteurs de la prévention spécialisée (CNLAPS). Après le temps de l’émotion, les réseaux souhaitent en tout cas que suive celui de la réflexion. « La prévention spécialisée doit se mettre en lien avec les autres acteurs sociaux sur les territoires, défend Eric Riederer. Ce qui s’est passé dépasse l’entendement, mais doit nous mettre debout, sans pour autant voir un terroriste à chaque coin de rue : que fait déjà la prévention spécialisée et que doit-elle renforcer ? Elle intervient au plus près des habitants et des jeunes, mais doit avoir le soutien de la puissance publique. »
Si la montée du radicalisme est difficilement évaluable par les acteurs sociaux, ce sentiment est assez significatif pour avoir justifié, pour certains d’entre eux, la mise en place d’actions spécifiques. « Sur la base de remontées locales, nous avons décidé en avril dernier d’élaborer une formation sur le thème “radicalisme, mythe, réalité et travail éducatif” », explique Eric Riederer. « Nous n’abordons pas le sujet sous l’angle de la religion et de l’islam radical, mais, sans l’évacuer, dans une approche plus globale des signes de désocialisation et de déstructuration. Face à ces situations, les professionnels ont besoin de ne pas se sentir impuissants et d’être aidés. » Déjà, par mission, attentifs aux fragilités sociales et éducatives, les éducateurs doivent aussi s’approprier d’autres terrains, les réseaux sociaux étant clairement devenus des lieux d’endoctrinement. « Nous devons être attentifs aux risques de basculement, en lien avec les conseils généraux, mais nous serons aussi très vigilants sur les risques d’amalgames, de réactions politiciennes et de haine dont pourraient faire l’objet les jeunes que nous accompagnons chaque jour », tient par ailleurs à souligner Eric Riederer.
Président de l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés, Jean-Marie Vauchez attire, quant à lui, l’attention sur les inquiétudes entourant certains jeunes pris en charge en institut médicoéducatif, maison d’enfants à caractère social ou institut thérapeutique, éducatif et pédagogique. « Tant que le jeune est pris en charge, on peut agir sur les causes qui le feraient un jour basculer. Mais il m’a été fait état des risques de la fin de la prise en charge à la majorité, où certains peuvent être tentés de retrouver un cadre ailleurs… » Juste après les attentats, le travail éducatif s’est, par ailleurs, trouvé confronté aux « réactions inappropriées » de certains jeunes qui ont manifesté des comportements d’adhésion aux massacres. « La responsabilité, la capacité à comprendre un événement, ses enjeux, l’empathie, est quelque chose qui se construit, fait valoir Jean-Marie Vauchez. Lorsqu’ils ne sont pas confrontés à un discours d’adulte pour permettre cette évolution, il n’est pas étonnant que certains puissent avoir cette attitude provocatrice. Mais cela ne veut pas dire qu’ils vont devenir des djihadistes ! »
Pour Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux(1) et fondatrice, en mars 2014, du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI)(2), les travailleurs sociaux manquent en premier lieu de formation « pour distinguer ce qui relève de la liberté de conscience de la conscience capturée ». Il y a un an, l’ancienne éducatrice de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) a monté, à la demande de Profession Banlieue, une formation action qui a concerné trois territoires. « Il s’agissait de mener une réflexion sur les postures professionnelles, explique-t-elle. Comment ne pas avoir une approche discriminatoire du fait religieux et en même temps identifier ce qui relève de l’endoctrinement ? » Peu après sa création, le ministère de l’Intérieur a mandaté le CPDSI pour contribuer au volet « prévention, accompagnement des familles » du plan « anti-djihad » piloté par le Comité interministériel de prévention de la délinquance(3). Selon ses informations, un millier d’appels a été reçu en cinq mois au numéro vert mis en place pour empêcher les départs en Syrie et assurer un suivi des personnes et des familles. A l’instar de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant(4) sur les thèmes de l’enfance en danger, le centre intervient dans la formation des agents de l’Etat impliqués dans le dispositif. « La phase de diagnostic menée au sein des préfectures fonctionne bien, et les familles qui souffraient énormément parce qu’elles faisaient face à un discours de banalisation ont enfin le sentiment d’être entendues », constate Dounia Bouzar. Le CPDSI intervient aussi en appui des équipes locales composant les « cellules de suivi » mises en place par les préfectures. Le centre, par ailleurs en lien avec la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, travaille spécifiquement sur la « remobilisation » du jeune et l’emprise mentale liée à l’islam radical, dont il explique les processus dans un passionnant rapport qu’il vient de mettre en ligne sur son site Internet(5). Le document, assorti d’un clip de prévention, décrypte la théorie du complot sousjacente de l’endoctrinement, les étapes de rupture, d’effacement de l’identité, de déshumanisation de l’autre, d’obéissance aveugle à une autorité. « Le discours djihadiste a affiné ses techniques d’embrigadement et élargi sa cible, ajoute Dounia Bouzar. Les jeunes en désespoir social, “sans pairs ni repères”, ne sont plus les seuls à être endoctrinés ». Face à ces dérives sectaires liées à l’islam radical, l’erreur serait, selon elle, de vouloir brandir la laïcité comme un rempart. « Si la laïcité est une dimension très importante à promouvoir, penser qu’elle peut agir contre la radicalisation serait méconnaître les processus d’embrigadement. Il ne faut pas tomber dans le piège de la chasse à la visibilité religieuse, qui en outre ferait le jeu des radicaux. »
Les acteurs sociaux invitent aussi à réinterroger les facteurs d’exclusion. L’Association des maires Ville et banlieue de France place ainsi ses attentes sur le terrain politique. Estimant que les « banlieues sont en première ligne », théâtres de « nos fractures, de nos impuissances, contradictions et faiblesses », elle demande à participer « officiellement et de plein droit aux discussions et aux politiques nouvelles qui doivent s’élaborer ». Les élus de banlieue savent « où sont les enjeux du possible », argue l’association, jugeant urgent d’agir pour favoriser la cohésion sociale en soutenant les services publics et sociaux, en développant la participation citoyenne ou encore en « amplifiant la tâche jamais terminée de l’éducation, avec l’Education nationale et avec les familles », tout en combattant les obscurantismes et les fanatismes. Il faut « se donner les moyens d’une politique d’éducation et d’intégration », résume aussi Pierre Henry, directeur général de France terre d’asile.
Dans ce sens, beaucoup était attendu du discours, par ailleurs ovationné, de Manuel Valls le 14 janvier à l’Assemblée nationale. Le Premier ministre a notamment annoncé des mesures pour renforcer les services du renseignement intérieur et de la juridiction antiterroriste, la création d’un fichier des personnes condamnées pour terrorisme ou « membres de groupes de combat ». Les quartiers spécifiques pour les détenus « considérés comme radicalisés » devraient être généralisés d’ici à la fin 2015, comme celui qui existe déjà à Fresnes. Une mesure à laquelle le collectif CGT insertion probation dit être défavorable. « On les isole des autres, mais concrètement, que faiton pour leur prise en charge ? », interroge Delphine Colin, l’une de ses secrétaires nationales. Selon le ministère de la Justice, « un travail est lancé au sein de l’administration pénitentiaire, en partenariat avec des chercheurs et des associations, pour améliorer les critères de détection des personnes détenues radicalisées violentes et pour élaborer des programmes de prise en charge de ces personnes ». Cette recherche-action devrait être mise en œuvre prochainement dans deux établissements d’Ile-de-France. Se pose aussi la question des moyens disponibles pour cibler un tel public. Toujours selon le ministère, 283 personnes détenues sont actuellement écrouées pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme, dont 152 sont des islamistes radicaux.
Autres mesures annoncées : la mise en place d’une formation de « haut niveau » pour les personnels de la protection judiciaire de la jeunesse, mais aussi la création d’une unité de renseignement au sein de la PJJ. Cette dernière annonce fait grincer des dents. Le Syndicat national des personnels de l’éducation et du social-PJJFSU dénonce « un dévoiement des missions éducatives de la PJJ et s’oppose fermement à de tels projets qui se substitueraient une fois de plus aux véritables solutions ». Celles-ci doivent passer par l’éducation, « porteuse de transmission, d’apprentissage de l’altérité », demande le syndicat, alors que le contexte de crise économique et sociale expose « un certain nombre d’adolescents en manque profond de repères aux dérives sectaires ». De la même façon, la CGT-PJJ fustige une « analyse erronée de la situation » et appelle plutôt à « écouter les professionnels du terrain ». La réponse « n’est pas dans le tout sécuritaire », réagit l’organisation, selon laquelle « les auteurs des actes de terrorisme ou de crimes à connotation raciste ou antisémite de ces dernières années ont, pour beaucoup, été connus de l’aide sociale à l’enfance ou des services de la PJJ avant même la prison ». En tant que « travailleurs sociaux nous devons nous interroger sur les liens éventuels entre les histoires de vie et ces passages à l’acte barbares », estime l’organisation.
(1) Auteur de Désamorcer l’islam radical.
Ces dérives sectaires qui défigurent l’islam – Les éditions de l’Atelier – Janvier 2014.
(5) « La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes » – Dounia Bouzar, Christophe Caupenne, Sulayman Valsan – Disponible sur